Veille M3 / Thomas Zimmermann, du Lyon Street Food Festival : « Ça fonctionne, ce melting pot et ce prétexte de la table pour réunir »
Interview de Thomas Zimmermann
Co-fondateur du Lyon Street Food Festival
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Article
Dans un ouvrage collectif paru en 2019 et intitulé Lost in Perfection, les sociologues Vera King, Benigna Gerisch et Hartmut Rosa abordaient la place prépondérante occupée dans nos sociétés occidentales par les logiques d’optimisation, et leurs conséquences dans toutes sortes de domaines. Ils examinaient ainsi la place croissante de critères de performance, dans l’organisation et la réalisation des activités professionnelles, dans la sphère domestique, ou dans le rapport au corps et à la santé. Des pans entiers du quotidien sont ainsi progressivement transformés à l’aune de paramètres tels que le gain de temps ou l’individualisation des usages. Ce faisant, les auteurs décrivaient une quête constante de perfection, passant par la maximisation héritée de la logique comptable ou encore par l’objectif de rationalisation de multiples activités du quotidien organisées pour devenir plus efficientes.
Si ces auteurs n’abordent pas le thème de la gastronomie, et ne traitent qu’à la marge celui de l’alimentation, cette analyse du poids croissant de l’optimisation est pertinente pour saisir en quoi ces domaines sont bousculés par celle-ci, en particulier par l’entremise de médias numériques dont l’usage s’est massivement diffusé depuis une vingtaine d’années. Ceux-ci relèvent d’un ensemble fréquemment dénommé « food tech » par les acteurs et observateurs d’un secteur formant un ensemble disparate, constitué à la fois de services (livraison de biens, évaluation de leur qualité), mais aussi d’applis spécifiquement dédiées à l’élaboration et la dégustation de repas.
Ces applications semblent a priori éloignées des composantes du repas gastronomique : démarche artisanale de confection des repas, au moyen de produits du terroir, gestes spécifiques de dégustation, esthétisation de la table ou encore recherche de convivialité. Mais elles viennent peu à peu empiéter sur toutes ces dimensions en encourageant certains comportements. Passons ici en revue quelques cas saillants pour en comprendre les implications.
Parmi la multitude de services qui rentrent dans la nébuleuse food tech, les applications de livraisons forment la partie la plus visible : distribution de plats préparés dans des restaurants (UberEat, Just Eat, Deliveroo), commande de repas « faits maisons par un chef » confectionnés dans des cantines décentralisées (Frichti, Nestor, Freshly, Les Petites Casseroles, Foodchéri), acheminement de « repas en kits » à préparer soi-même (Plated, Chef’D, Blue Apron), approvisionnement de produits frais depuis des fermes locales (Farmigo, Good Eggs, Farmdrop), livraison de courses (Instacart, Amazon Fresh), etc. Le recours croissant à ces différents services correspond à un phénomène classiquement décrit à propos de l’intrusion des technologies de l’information et de la communication, celui dit du « dégroupage » d’activités antérieurement constituées en un tout : se préparer un repas, manger dans un restaurant.
Si tous ces services ne s’appliquent pas stricto sensu à la haute cuisine, ils concernent en partie la gastronomie, puisque les ingrédients commandés peuvent servir à réaliser des recettes plus élaborées que celles du quotidien, que certains plats peuvent effectivement se révéler aussi sophistiqués que succulents, et surtout que pour l’observateur hors de France, ils relèvent de manières de faire à la Française. Vue de pays voisins, l’offre de repas « faits maisons par un chef » avec apéritif, entrée, plat et dessert apparaît en effet comme une spécificité et un ordonnancement typiques.
Ces applications illustrent la tension à l’œuvre actuellement entre optimisation et gastronomie. L’examen rapide des interfaces des apps de livraison de repas témoigne par exemple de critères mis en avant pour fluidifier la commande, guider l’utilisateur dans ses choix (organisation par genres de cuisine, catégorisation de type « baguettes ou fourchettes »), parfois à partir de l’expertise du « chef », en ne proposant qu’un ou deux plats. De même, la sélection des produits et les tournées pour acheminer les commandes sont réalisées au moyen d’un calcul d’optimisation inhérent au modèle économique des entreprises fournissant ces services. Le cas des repas « à la carte » exprime à merveille cet enjeu, puisque ceux-ci sont préparés dans une cuisine centrale qui conçoit et réalise les mets, afin de maîtriser les marges, notamment en diminuant le coût des matières premières.
Si cette logique économique n’a rien d’original, elle vient néanmoins bousculer l’héritage artisanal de la gastronomie, en valorisant des facteurs d’efficacité ou d’optimisation pas toujours compatibles avec celui-ci : introduction d’une logique d’échelle, réduction de l’élaboration d’un repas à la commande ou à l’assemblage d’un kit, minimisation des efforts, etc. Les conséquences sur les lieux gastronomiques sont tangibles, comme en témoignent les controverses récentes à propos des « dark kitchens », ces « cuisines sans salles », qui ne travaillent que pour des livraisons à domicile. Celles-ci prennent parfois la place de lieux de restauration traditionnels dans les grandes métropoles et suscitent un nouveau type de nuisances pour le voisinage liées au flux de livreurs.
Outre ces services de livraison, le poids croissant des technologies numériques dans l’élaboration des repas facilite également la découverte et la réalisation de recettes de cuisine, ou l’évaluation de la qualité des restaurants, des mets, ou des ingrédients. TripAdvisor ou Yelp, qui classent les lieux de restauration, Yuka qui permet de tester la qualité des produits en scannant leur code-barre, des plateformes de partage de recettes comme Marmiton, ou des assistants culinaires de type Foodle : ces apps répondent à des besoins plus strictement informationnels. Cette dimension s’étend même à ces services de conseils personnalisés en nutrition basés sur l’analyse du génome individuel tels que Nutrigenomix.
Cette composante informationnelle, qui transpose l’activité culinaire en partie dans les nuages (cloud), n’est d’ailleurs pas exclusivement le fait des commensaux. Les restaurateurs et les boutiques qui proposent ces ingrédients ou ces mets ont également recours à des applications de ce type. Pensons par exemple aux logiciels « tableaux de bord », qui permettent de suivre au jour le jour l’état de stocks, mais aussi de découvrir quel plat (ou version d’un plat) rencontre le plus de succès. C’est notamment ce que certaines pâtisseries emploient pour comparer des chiffres de ventes, et parfois les retours de clients, concernant deux versions différentes d’un même produit, comme des cupcakes ou des baguettes. On retrouve là une logique éprouvée issue des techniques de développement web pour évaluer différentes versions d’une interface.
À l’instar des services de livraison, on retrouve en effet dans ces services de fourniture d’information ou d’avis une logique d’optimisation inhérente aux technologies numériques. La formidable accumulation de recettes sur des plateformes comme Marmiton implique par exemple la mise à disposition d’un moteur de recherche, et donc l’établissement de critères techniques précis pour catégoriser, classer et présenter les options à l’utilisateur. Ainsi, le fait de devoir lister les ingrédients disponibles dans le réfrigérateur nécessite une structuration des données interprétables par la machine pour lui permettre de formuler des propositions pertinentes, à condition que les utilisateurs consentent à transmettre ce type de données privées.
De même, les apps d’évaluation de restaurants ou d’ingrédients requièrent pour leurs concepteurs la définition de critères de qualité, en lien avec des enjeux d’hygiène, de santé, mais aussi de goût, en phase avec les priorités des clients qui émettent un jugement. On retrouve ici encore l’imposition d’une logique venant du développement informatique au domaine de l’alimentation et de la gastronomie. Si ces problématiques informationnelles existaient auparavant, par exemple dans la classification des recettes dans les livres de cuisine ou dans les guides de restaurants, le fait de les compiler et de les mettre à disposition de manière interactive, voire prédictive, transforme considérablement les choses.
Partage d’informations plus ou moins personnalisées et liées aux plats ou aux recettes, et mise en relation de fournisseurs et de clients commensaux sont les deux facettes de la diffusion du numérique dans l’alimentation, et in fine dans la gastronomie, au sens le plus large d’un terme renvoyant aux finalités sociales et culturelles de nos pratiques alimentaires. Elles renvoient au fond à cet autre vocable de « technologies de l’information et la communication », qui décrit bien la source des changements à l’œuvre : une optimisation induite par les choix proposés aux utilisateurs par ces services. Ceux-ci n’ont en effet rien de neutre, comme l’a montré la sociologie des techniques depuis plusieurs décennies, puisqu’ils fonctionnent suivant des décisions effectuées par leurs concepteurs, et implémentés dans les programmes et les interfaces de ces applications. Ces choix mobilisent bien souvent des modèles d’optimisation statistique restreignant potentiellement les décisions de leurs utilisateurs, en échange de la simplicité de leur usage.
Les exemples décrits plus hauts illustrent en cela comment ces choix privilégient les dimensions présentées comme fondamentales dans la critique de l’optimisation décrites dans l’ouvrage de King, Gerisch et Rosa : recherche d’efficacité et de gain de temps héritée d’une logique comptable pour soi et les entreprises qui proposent ces applications, rationalisation de pratiques culturelles (recettes de cuisine, accord mets/vins), quête de la perfection ou de l’efficience individuelle en fonction de critères hygiénistes (allergies, désaccords sur les goûts) ou de santé (mise à distance du gras, du sucre ou des ingrédients d’origine animale). Creuset des tensions de l’époque et des rythmes de vie en pleine accélération, les technologies numériques viennent par conséquent exacerber cette logique par le biais de la rationalité calculatoire inhérente à son fonctionnement. L’élaboration d’un repas se voit ainsi découpée en une série d’étapes ou de composantes « procéduralisées » via le recours à de multiples services, ce qui amène sans aucun doute à une simplification de cet art complexe et bigarré de la bonne chère.
Si l’immixtion de cette logique d’optimisation dans tous les pans de notre quotidien vient bousculer la gastronomie, il faut néanmoins rappeler que cette tendance concerne prioritairement l’alimentation de tous les jours, et que les commensaux sont des individus pluriels, qui peuvent apprécier par moment de sortir des sentiers battus, et retrouver un art de la table beaucoup moins stéréotypé que cette « mise en app » ne le propose. La place croissante occupée par celle-ci entraîne cependant la création d’habitudes, de repères, voire d’attentes qui pourraient influencer la haute cuisine du futur.
À quoi s’attendre à l’avenir ? Faut-il tabler sur un scénario renforçant la diffusion de cette logique ? Ou au contraire, peut-on compter sur une prise de conscience quant aux limites de ce modèle ? Cette manière d’interroger le poids des technologies est sans aucun doute caricaturale, puisqu’en fonction des moments de la semaine, la sociologie des collectifs considérés et la situation de chacun, la nature du recours à ces applis peut grandement varier. Néanmoins, la simplification qu’elles offrent, ainsi que leur rationalité économique, peut laisser penser qu’une éventuelle distance critique avec ces pratiques émergentes pourrait être conditionnée par les mode et niveau de vie de chaque consommateur.
Si la critique de cette plateformisation de l’alimentation importe, il serait également intéressant de questionner les choix réalisés par les entreprises qui la poussent, et d’imaginer des services qui suivent d’autres logiques ou critères. Par exemple, la structuration de circuits courts, une meilleure gestion des invendus, la (re)découverte de la saisonnalité des aliments, ou encore une éducation permettant l’ouverture des néophytes à de nouvelles saveurs, pourraient constituer autant de « brouillages » des catégories, et ainsi laisser l’espace de liberté nécessaire à une cuisine toujours plus créative et conviviale, sans avoir à l’opposer frontalement aux influences et aux préconisations d’algorithmes toujours plus présents.
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