Veille M3 / Thomas Zimmermann, du Lyon Street Food Festival : « Ça fonctionne, ce melting pot et ce prétexte de la table pour réunir »
Interview de Thomas Zimmermann
Co-fondateur du Lyon Street Food Festival
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La gastronomie ne se réduit pas à l’alimentation. La gastronomie, c’est la « connaissance de tout ce qui se rapporte à la cuisine, à l'ordonnancement des repas, à l'art de déguster et d'apprécier les mets » (Larousse). Pour l’anthropologue nigérienne Salamatou Sow, « manger est l’acte le plus solennel de partage et de mémoire “du ciel et de la terre”. La cuisine même gastronomique est certainement née avec le plaisir d’offrir et de partager plutôt que de celui de manger » (p. 168). Les fouilles archéologiques révèlent que les Gaulois affectionnaient déjà les banquets copieux et arrosés pour marquer les temps forts de la vie sociale ou familiale (voir vidéo ci-dessous). Si partout dans le monde, ces rituels festifs soudent les communautés à l’échelle des foyers, des villages ou des nations, cette convivialité gauloise, bien croquée par Uderzo, permet de donner au « repas gastronomique des Français » une profondeur historique toute particulière.
Reconnu patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2010, cette pratique sociale, cet « art de la bonne chère », continue de célébrer les moments clés de la vie familiale, professionnelle, religieuse ou encore civique. La Mission Française du Patrimoine & des Cultures Alimentaires qui a porté le projet, le définit comme « un repas festif dont les convives pratiquent, pour cette occasion, l’art du "bien manger" et du "bien boire" ».
Avec sa dimension quasi scénographique, le repas gastronomique met l’accent sur la convivialité, l’humanisme de la table et le bien-être ensemble. Il inclut différents critères : la recherche de produits de terroirs, des recettes codifiées, des savoir-faire traditionnels, une esthétisation de la table que l’on dresse comme un décor, un ordre à respecter dans les entrées et sorties digne d’une mise en scène théâtrale (apéritif, entrée, plat, fromage, dessert, digestif), une touche presque musicale dans les accords mets/vins, et un éventail de de gestes spécifiques (humer, goûter, saucer), tous révélateurs de caractéristiques sociales. Bref, des rites bien ancrés dans une gastronomie forgée au fil des siècles et à l’aune des banquets royaux, amenant les Français à se définir comme de fins gourmets, et à élever leur gastronomie au rang d’art, de « grande cuisine ».
À l’instar de la danse classique, des cuisiniers et des pâtissiers se sont attelés, dès le 17e , à codifier et léguer leurs savoir-faire, y compris l’organisation des cuisines, en inventant un langage qui se perpétue et ne souffre pas de traductions. Fouettés, entrechats, plié-relevé et rond de jambe répondent à julienne, duxelle, béchamel, foie gras et vol-au-vent… Du Moyen-Âge à nos jours, Guillaume Tirel, dit Taillevent, François Pierre (de) La Varenne, Marie-Antoine Carême, Auguste Escoffier, Paul Bocuse, etc. se sont attachés à transmettre leur vision de la gastronomie en partageant à chaque fois la même ambition : faire advenir une « nouvelle cuisine » en quête de l’essence même des produits, qui « sublime » sans dénaturer. Une cuisine qui se démarque d’un héritage jugé, à chaque époque, trop lourd.
Comme le soulignent les sociologues Estelle Bonnet et Daniel Villavicencio, tout l’enjeu réside donc dans un savant compromis entre préservation des éléments du passé qui font identité, « mémoire collective », et dynamique de création, voire d’innovation, pour conserver à ce patrimoine socio-culturel sa dimension vivante et actuelle.
Les deux sociologues soulignent la complexité d’une « dynamique identitaire portée par des institutions (telles que les associations professionnelles, les écoles de formation…) et des acteurs variés du monde culinaire tels que les professionnels de la cuisine, les guides et critiques gastronomiques, les clients et consommateurs ou encore les fournisseurs de produits, qui concourent diversement à sa définition et son évolution » (p. 11).
De ce côté-là, l’écosystème de la gastronomie française, internationalement reconnue comme parée des signes de l’excellence et du raffinement, a pu sembler, en cette fin 20ème/début 21ème siècles, enfermé dans un autre temps, stérilement attaché à ses classements, étoiles, toques et autres macarons, ses concours d’excellence (MOF, MAF…), bousculé, voire dépassé, par l’émergence de nouvelles manières de s’alimenter (fast-food, street food, véganisme...), de nouvelles saveurs (cuisines fusion californienne, péruvienne), de nouveaux modes de faire (cuisine moléculaire), des envies d’authenticité (bistronomie), de « goût de l’époque » (fooding), bref de démocratisation (Phamily First, Slow Food...).
Comme le notent E. Bonnet et D. Villavicencio, l’impulsion de dynamiques professionnelles, les contraintes de marché ou encore les attentes d’une clientèle constituent les principales dynamiques de changement. Face à la concurrence, mais forte de son classement à l’Unesco, la gastronomie française peut désormais compter sur le soutien des pouvoirs publics tenus de prendre des mesures de « sauvegarde » du patrimoine : préservation, mise en valeur, transmission par l’éducation formelle ou informelle (ex. dans les cantines)...
« La nourriture est bien une affaire d’État » a affirmé le Président Emmanuel Macron lors des Bocuse d’Or 2017, car la gastronomie est bel et bien un levier à la fois géopolitique, économique et touristique. Les pouvoirs publics ne ménagent pas leurs efforts et investissements : création d’un réseau des Cités de la Gastronomie (2013), évènement Goût de France/Good France (2015), création d’une fonction « d’ambassadeur des acteurs et réseaux de la gastronomie et de l’alimentation » assurée par Guillaume Gomez, ancien chef des cuisines de l’Élysée (2021), projet d’un « Clairefontaine » de la gastronomie à Lyon, centre de formation et d’excellence dédié à l’ensemble des métiers de la gastronomie, soutien financier aux équipes françaises engagées dans des compétitions culinaires, labellisation de 2022 comme « Année de la Gastronomie » assortie d’un appel à projets national pour soutenir des initiatives de valorisation. Organisé de façon saisonnière, cet appel à projet est un bon indicateur des tendances dans lesquelles le gouvernement souhaite inscrire l’évolution de ce patrimoine : l’hiver a été engagé et responsable, le printemps inclusif et bienveillant, l’été célèbrera le partage et le vivre-ensemble et l’automne les producteurs et sans aucun doute leurs terroirs.
Avant d’être un patrimoine culturel, la gastronomie d’un peuple s’enracine dans un patrimoine naturel (qualité des sols, de l’eau, climat…) qu’il « socialise » dans une chaîne production/transformation/partage (Salamatou Sow). Les éleveurs peuls habitant les terres désertiques du Sahel, se définissent comme un peuple de la vache, et donc du lait. Cette identité est tellement forte que le dialecte des Wo’daa’be, nomades du Niger, n’a pas de verbe pour le fait de manger autre que l’équivalent de « boire » (p. 160).
De par sa géographie, la France est souvent perçue comme une « terre bénite », un lieu « unique au monde » prérequis à l’émergence de son patrimoine culinaire. La notion de terroir, spécificité française, témoigne de ces relations singulières entre un milieu physique et biologique et une communauté humaine ayant construit un savoir-faire collectif de production. Les différents acteurs d’un territoire, des chefs aux citoyens en passant par les collectivités locales, peuvent ainsi se mobiliser face au risque de disparition d’un produit du terroir comme ce fut le cas avec les asperges d’Argenteuil, des initiatives comme l’Arche du Goût, les Plateformes paysannes ou les paniers en circuit court.
Du fait de l’appétence française pour la codification, le terroir a donné naissance aux appellations d’origine (AOC), reprise par l’Europe (AOP). En la matière, la France semble peiner à valoriser ses patrimoines ultra-marins. Aucune AOP n’est enregistrée par l’INAO et seul le melon de Guadeloupe fait l’objet d’une indication géographique protégée. Pourtant, le travail de la doctorante en histoire Jeanne-Rose Jacky l’identité culinaires de la Martinique souligne la richesse du patrimoine créole (héritage amérindien, colonisation, migrations). Elle pointe la méconnaissance des apprentis cuisiniers martiniquais, due notamment à « des référentiels de formation ne tenant pas compte du particularisme culturel des Dom, Tom et Com », et rendant même difficile la conciliation des deux univers (p. 90).
À cette diversité culinaire des régions, s’ajoutent les apports culturels éventuels de nouveaux entrants dans la carrière qui, ouverts au monde, issus de l’immigration et/ou marqués par leurs voyages, peuvent ainsi rallonger la liste des ingrédients et techniques disponibles, démultipliant ainsi la palette des saveurs d’une cuisine « à la française », à la fois unique et métissée.
La formation est une des clés du « soft power » de la gastronomie française. Une grande partie des chefs étrangers ont été formés dans des écoles françaises, dans l’Hexagone ou à l’étranger, et/ou par des chefs formés aux techniques françaises. L’ethnologue Chia-Ling Hsu a étudié le rôle de ces écoles culinaires sur ses compatriotes taiwanais : « Grâce [aux étudiants], la notion française de la gastronomie, incluant les produits, les relations entre l’humain et la nature, l’art de manger, etc., agit et inspire les points de vue sur l’alimentation dans d’autres pays, notamment l’intégration entre le savoir-faire français et les produits locaux. Pour cette raison, les écoles françaises de cuisine ne transmettent pas seulement un savoir-faire, elles préservent également la notion de repas gastronomique des Français dans ce processus ». C’est aussi des habitudes prises de consommation de produits français qui gonflent ensuite les exportations. Au-delà, le soutien de Guillaume Gomez à la création d’écoles culinaires à Madagascar ou sur l’Île Maurice, ainsi que le don d’ouvrages, participent aussi de ce jeu d’influence.
Plus près de nous, l’intérêt croissant pour le bien-manger révèle aussi indirectement une forme de réponse conviviale à un mode de vie chaque jour plus dématérialisé. Manger ensemble, c’est avant tout partager l’ici et maintenant, échanger quant à ses impressions, ses préférences, dans un contexte d’hospitalité, que l’on soit chez soi ou au restaurant. La multiplication des programmes culinaires et des titres de presse consacrés aux arts de la table soulignent d’ailleurs à quel point le « chef » n’est plus perçu comme un virtuose inégalable, mais comme un modèle sur le chemin du savoir-faire et du savoir-vivre.
S’appuyant sur des filières professionnelles jouissant d’une nouvelle aura médiatique auprès des plus jeunes, quel que soit leur milieu d’origine, la gastronomie pourrait bien devenir la vitrine d’une institution républicaine assise sur la méritocratie et l’égalité des chances. Les cuisiniers, ces « graisseux » d’antan, sont ainsi désormais plutôt des symboles de réussite et d’ascension sociale pour qui met du cœur à l’ouvrage. La gastronomie semble aussi prendre à cœur les enjeux contemporains, et tenter une voie de conciliation entre patrimoine et modernité, entre traditions et nécessaire transition. Enfin, la commensalité et le faire ensemble au cœur du repas gastronomique rappellent leur potentiel de lien social autour de ce cri de ralliement, « à table ! ». Être Français n’est pas être amateur de grenouilles ou de foie gras, mais être celui qui prend le temps long de préparer, manger et discuter avec l’Autre.
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