L’art urbain dans la fabrique de la ville, entre convergences et divergences
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Comment l’art s’intègre-t-il dans la fabrique de la ville ?
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L’intégration de l’art dans les projets urbains n’est pas un phénomène nouveau. Depuis des décennies, acteurs publics et privés mobilisent les artistes, dans l’espace public, dans un parc résidentiel, dans un centre commercial ou les couloirs d’un métro. Cette intégration d'œuvres d’art s’inscrit dans un cadre bien plus large qui connaît, depuis le milieu des années 2000, d’intenses mutations. La montée en puissance des acteurs privés dans la « fabrique de la ville » transforme en profondeur la gouvernance des projets et donc, par effet collatéral, celle des œuvres d’art dans l’espace urbain. Un jeu d’acteurs complexe se met en place, mobilisant tout à la fois les collectivités et les aménageurs publics, les promoteurs immobiliers et les bailleurs sociaux, les artistes et parfois les structures de médiation culturelle, sans oublier, bien évidemment, le public : usagers, habitants, passants, etc.
Cet écosystème n’est pas sans engendrer de nouveaux rapports inter-structurels autour du projet artistique, sur lequel chaque acteur pose un regard et des attentes variables. Ce sont ces rapports de force qui seront questionnés dans cet article. Au prisme d’une étude de cas observée dans l’agglomération bordelaise, les lignes qui suivent seront l’occasion de s’interroger sur les enjeux de la commande artistique dans le cadre d’une fabrique urbaine qui se réinvente. Et plus généralement, de questionner la place de l’art dans les projets urbanistiques et les leviers qui peuvent exister pour en faciliter la mise en œuvre.
Le soutien à la commande publique artistique s’inscrit dans une histoire déjà ancienne, notamment par l’État. En 1951, le ministère de la Culture français mettait en place le fameux « 1% artistique », une procédure de commande d'œuvres à des artistes imposée aux établissements publics de l’État et aux collectivités territoriales. En revanche, la commande d'œuvres d’art par les promoteurs immobiliers, dans le cadre de projets privés, n’est pas aussi systématique. En grossissant le trait, on pourrait même considérer que tout oppose ces deux mondes : d’un côté, des entreprises telles que les promoteurs immobiliers, mues par une logique de rentabilité financière, et de l’autre des artistes parfois méfiants - voire défiants - à l’égard du secteur marchand. Si la réalité est évidemment plus nuancée, il en résulte une certaine difficulté à construire des liens et des synergies artistiques, et plus généralement à construire un langage commun quant à la place de l’art dans un projet urbain.
Certains outils existent pour y pallier, là encore historiquement bien ancrés. C’est par exemple le cas du mécénat et des fonds de dotation, qui s’inscrivent dans les démarches de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Cette tendance tend à s’accélérer. La montée en puissance de la promotion immobilière dans la fabrique de la ville amène à développer de nouveaux outils, dans le sillage du 1% artistique. En 2015 est née la charte « 1 immeuble, 1 œuvre », sous l’impulsion du Ministère de la Culture, conçue spécifiquement pour renforcer le déploiement de la création artistique au sein des projets immobiliers privés. Signée à l’origine par 13 membres fondateurs, la charte rassemble aujourd’hui 52 acteurs de l’immobilier - promoteurs, foncières, bailleurs sociaux. Près de 350 œuvres ont depuis été installées, et les parties prenantes sont réunies au sein d’une association organisant événements et partages de bonnes pratiques.
Ce type d’outils est-il en mesure de renforcer la place de l’art dans la fabrique urbaine, en dehors du 1% artistique bien cloisonné ? Encore trop jeune et surtout non-coercitif, il reste difficile d’en évaluer précisément la portée. En revanche, il est possible d’ausculter la manière dont les parties prenantes abordent cette question protéiforme. Pour le Ministère de la Culture, par exemple, « la question de l’art et de la culture dans l’espace public est “un enjeu démocratique essentiel”, touchant notamment à “l’apprentissage de la citoyenneté” et à “la rencontre avec la mixité sociale”». Une manière de rappeler que l’art dans l’espace public charrie avec lui de nombreuses ambitions qui le dépassent. Du côté des promoteurs immobiliers signataires de la Charte tels qu’Esprimm, Emerige ou le groupe Lamotte, les intentions affichées au fil des communiqués de presse varient, évoquant ci la recherche d’une touche de « poésie » dans le quotidien urbain, là une volonté de distinction esthétique du bâti. Certains acteurs mettent en avant la passion des fondateurs qui se traduit en mécénat tout en y greffant un engagement social plus poussé. « La culture et l’art sont émancipateurs et sont facteurs de réduction des inégalités », écrit ainsi le directeur du mécénat du groupe Emerige.
Comment cette vision nourrit-elle la commande artistique ? Et surtout, comment est-elle perçue par les artistes eux-mêmes ? « Souvent on nous appelle pour colmater des problèmes que personne n’a réussi à gérer », fustigeait en 2011 Jérôme Sans, directeur artistique du projet Rives de Saône, dans une interview donnée à Millénaire3. « On nous appelle en dernier lieu comme si l’art pouvait sauver le monde, résoudre tous les problèmes que les autres n’avaient pas résolus. » Ce dépassement de fonction peut-être préjudiciable à la qualité de l'œuvre, estimait le directeur artistique des Rives de Saône, « car l’artiste n’est jamais totalement libre d’user à sa guise de la rue et de l’espace public, parce qu’il s’agit d’un espace réglementé, dévolu à des activités spécifiques, activités qui peuvent gêner, venir contredire une présence artistique. » Tous les artistes ne partagent pas forcément ce regard sévère, loin s’en faut. Daniel Buren, pionnier de ce type d’œuvres, évoquait ainsi la possibilité « de travailler sur un lieu à la fois public et privé » grâce à sa collaboration avec le promoteur Esprimm.
Afin de mieux comprendre ces différentes visions, au-delà des discours et des communiqués de presse, nous avons souhaité recueillir le retour d’expérience d’une initiative d’art public portée par un opérateur privé [v. encadré]. À Bordeaux, Bouygues Immobilier a soutenu une démarche artistique au sein de l’écoquartier Ginko, en lien avec le quartier voisin des Aubiers. Spécificité de cette initiative : le promoteur endosse aussi le rôle d’aménageur sur le territoire de l’écoquartier, un dépassement de fonction qui l’amène à mobiliser l’art de manière plus large que dans les projets immobiliers plus classiques. « On a l’habitude de travailler avec des artistes à l’échelle de la promotion d’immeubles, par exemple en faisant appel à eux pour animer nos halls », rappelle Clémence Pasquereau, manager de projet au sein du promoteur, qui a accompagné la démarche artistique portée sur Ginko. « Mais la vocation sociale de ce type de démarche est moindre, puisqu’on demeure dans une dimension purement esthétique. » Entre les lignes, Clémence Pasquereau confirme un point souligné plus haut : souvent, l’art dans le projet privé se cantonne à apporter une touche de « poésie » pour réenchanter les espaces du quotidien. Une ambition louable, mais que certains veulent dépasser. « C’est en réflexion chez nous », atteste Clémence Pasquereau. « En tant qu’aménageurs, la multiplication de projets plus inclusifs et participatifs fait partie de nos volontés ».
Des termes qui pourraient sonner faux dans la bouche d’un communicant, mais qui se révèlent des prérequis à tout projet artistique « aux prises avec le territoire public », comme le définissait l’historien de l’art Paul Ardenne : « cet art engage toujours un rapport direct à la vie sociale. Recourir aux lieux publics, pour l’artiste, c’est inévitablement rencontrer la population. » Le cas de Ginko offre ainsi une belle étude de cas de cette évolution souhaitée… et des nombreux changements que cela implique pour un promoteur peu habitué à rencontrer la population a posteriori de la livraison du quartier. Un changement de vision qui se traduit tant dans les méthodes de travail que dans le regard porté sur la création artistique. Pour ce faire, Bouygues Immobilier a pu s’adosser aux compétences de BAM Projects, une agence artistique locale ayant joué le rôle de facilitateur sur le cas de Ginko. Un enjeu crucial, pour permettre à toutes les parties prenantes de s’aligner autour d’un même projet commun.
Le projet artistique porté sur les quartiers Les Aubiers-Ginko rassemble en son sein tous les tourments des questionnements du présent article. La manière dont il est né témoigne de la manière dont ces questions s’organisent au sein de l’écosystème urbain. À l’origine, le projet est une commande de la Ville de Bordeaux, sur la base des propositions du Conseil citoyen du quartier Aubiers-Le Lac. La ville souhaitait impulser une démarche artistique permettant de créer du lien entre ces deux quartiers adjacents mais « séparés par une barrière physique et mentale qui les empêche de se mélanger », comme le rappelle Clémence Pasquereau de Bouygues Immobilier. La ville a donc mandaté BAM Projects pour mettre en œuvre cette dynamique. L’agence a par la suite proposé à Bouygues Immobilier (aménageur du quartier Ginko) et aux bailleurs sociaux (impliqués sur le quartier des Aubiers) de participer au projet, en matières de ressources financières comme humaines. « Ça rentrait dans notre projet global de vouloir recréer du sens dans ce quartier, de ne pas juste être promoteur et partir », appuie Clémence Pasquereau. Très vite, un principe fondateur est acté : « faire participer les habitants autour d’un même projet qui soit fédérateur », en votant pour l’un des trois projets présélectionnés et présentés aux riverains. C’est finalement l’artiste suisse Laurent Kropf qui est choisi. Ses mots épousent parfaitement les contours des spécificités de l’art en milieu urbain tels qu’évoqués ci-avant. « L’objectif c’est que je ne sois pas là en tant qu’artiste mais en tant que catalyseur d’une démarche, que l’on peut qualifier d’artistique mais qui est avant tout une démarche de partage, d’atelier avec les habitants et les enfants du quartier. Ce n’est jamais facile d’imposer son travail dans un endroit qui n’est pas réservé à l’art. C’est un geste fort de venir dans un endroit où les gens vivent et de leur mettre sous le nez une œuvre d’art avec laquelle ils devront vivre. » C’est peut-être aussi ce qui explique les réticences que les acteurs privés peuvent avoir à l’égard des projets artistiques in situ, loin des sentiers balisés des œuvres installées dans les halls d’immeubles. « Ce projet était un peu un OVNI par rapport à nos projets habituels », confirme Clémence Pasquereau. Un OVNI qui n’a malheureusement pas pu se concrétiser dans les modalités initialement prévues, crise sanitaire oblige. Les ateliers de création avec les habitants, qui étaient prévus pour l’été 2020, devraient se dérouler à l’été 2021. |
« Le BAM se positionne en tant que connecteur pour agréger différents partenaires au service d’un projet artistique », détaille Marie Ladonne, cheffe de projet au sein de l’agence bordelaise. « Chaque acteur a ses objectifs au sein d’un projet. Par exemple, la ville souhaitait parler d’écologie et d’environnement, notamment parce qu’ils étaient très préoccupés par la question des déchets dans ces deux quartiers. De leur côté, les bailleurs sociaux étaient plutôt dans une démarche d’animation de ces quartiers, au même titre que Bouygues Immobilier, qui portait en plus une attention particulière à la question du bien-vivre dans cet écoquartier ».
Des intentions assez variables qui, bien qu’elles ne soient pas contradictoires, obligent à trouver le bon assemblage pour contenter tout le monde. « Sans l’investissement d’un facilitateur comme BAM, le dialogue aurait été beaucoup plus difficile », admet bien volontiers Clémence Pasquereau. « D’un côté, le promoteur n’a pas toujours une fibre artistique poussée, et de l’autre, les artistes sont méfiants vis-à-vis des promoteurs et de leur réputation, caricaturés avec leurs intérêts purement business. » Deux visions que tout oppose, du moins sur le papier, mais pour lesquelles un langage commun peut encore être trouvé. « On est dans des mondes qui ne se comprennent pas toujours », reconnaît la manager de Bouygues Immobilier. « Un facilitateur comme BAM Projects nous a beaucoup aidés, notamment sur le choix des artistes et la communication avec eux, car on a finalement très peu de contacts dans le milieu. Sans eux on ne se serait jamais lancé dans un tel projet ».
Le rôle d’un intermédiaire tel que BAM ne se limite pas à ce rôle de facilitation. L’agence se positionne en effet en tant que garant de la liberté des artistes eux-mêmes. « On se pose comme défenseurs de l’activité artistique », commente Marie Ladonne. « On parle toujours de la rémunération des artistes, on rend obligatoires les honoraires de projets et les droits de démonstration dès lors qu’on est dans une démarche d’exposition etc. Globalement, on veille à ce qu’ils ne distordent pas trop le projet artistique ». Dans les faits, cette dimension se traduit par de grands efforts de pédagogie auprès des différentes parties prenantes pour expliquer les nombreuses spécificités de l’activité artistique, en particulier sur le plan juridique. Une nécessaire montée en compétence qui ne concerne pas que les acteurs privés, comme tient à le rappeler Marie Ladonne. « Les collectivités sont certes acculturées sur l’art institutionnel, mais finalement très peu sur la réalité de l’artiste et de la production de l'œuvre. Les compétences culturelles des métropoles se résument à de la commande publique. Une fois l'œuvre posée, il n’y a a priori pas d’accompagnement plus poussé. Le modèle qui en résulte n’est pas idéal ».
L’art dans l’espace urbain ne s’arrête pas à l’installation d’une œuvre : une évidence sur le papier, qui reste toutefois difficile à concrétiser. L’un des défis des années à venir sera justement de mieux intégrer les artistes dans la fabrique du projet lui-même. Au-delà de leur rôle de médiation sur le territoire, ils pourraient intervenir dès la conception des quartiers. « Chez BAM Projects, on réfléchit à la manière dont un événement artistique peut s’intégrer dans l’espace urbain. Comment redonner une place à la création en venant réinvestir un lieu ? Comment créer des moments de rencontre entre les habitants et un artiste qui travaille à proximité ? On propose notamment des mises à disposition d’ateliers à des artistes, on réfléchit à la manière d’aménager des espaces pour que ces rencontres aient lieu au sein d’un même quartier. C’est une autre voie possible sur ces questions-là ».
Autre option possible : les fonds de dotation collectivisés, comme celui récemment mis en place au sein du quartier Euratlantique, à Bordeaux. Celui-ci rassemble tous les promoteurs impliqués dans cet immense projet urbain, constituant ainsi une cagnotte dédiée à la création artistique et culturelle. Une solution qui permet de pallier l’une des principales limites évoquées par les témoignages : la difficulté de maintenir les dynamiques artistiques une fois que les acteurs privés ont quitté le projet, notamment au niveau de l’entretien des œuvres par les copropriétés d’habitants. « Ça devient une vraie force financière pour qu’il y ait de l’art, pérenne ou non, dans le quartier », estime Marie Ladonne. Mais il ne faudrait pas penser que ce type d’outils suffit à résoudre tous les problèmes. On retrouve logiquement toutes les divergences évoquées plus haut. « Ça marche assez bien mais on a quand même l’impression qu’ils ont beaucoup de mal à se mettre d’accord sur les projets à soutenir. Du coup, ils se retrouvent à soutenir moins de projets qu’ils le devraient car chacun a des objectifs différents. Cela démontre qu’il reste encore beaucoup d’éducation à faire sur ces questions-là. »
Le chemin reste long avant de voir l’art pleinement épouser les projets urbains. Mais ce type de démarches et de dispositifs, mêlé à l’implication progressive des opérateurs privés via des structures telles que « 1 immeuble, 1 œuvre », laisse penser à une plus grande prise en compte du rôle de l’art dans la fabrique de la ville. À défaut d’une véritable révolution, on peut a minima espérer une timide évolution du regard porté sur le travail artistique et la manière dont il peut s’arrimer aux dynamiques d’un territoire.
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