L’art urbain dans la fabrique de la ville, entre convergences et divergences
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Comment l’art s’intègre-t-il dans la fabrique de la ville ?
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Subvertir l'espace public
L’espace public n’est pas qu’un lieu de transit, il est aussi « investi » par une multitude d’usages. Certains y font du sport, d’autres s’y retrouvent pour échanger ou jouer, des habitants le végétalisent… d’autres encore y pratiquent diverses sortes d'arts graphiques, généralement désignés par le terme de « street art ». Sous cette appellation générique, on trouve des collages (de dessins, de photos, etc.), de la peinture (appliquée en spray, avec un pinceau ou un rouleau), du carrelage, des moulages (le plus souvent en plâtre), du carton et du papier mâché, des pochoirs, des installations, des végétaux (mousse ou feuilles collées), etc. Ce qui les relie, c’est d’être des formes d’expressions visuelles portées par des acteurs qui partagent un même espace, l’espace public devenu support de création. Légales ou vandales, réprimées ou tolérées, isolées ou inscrites dans une « sous-culture », durables ou éphémères, ces œuvres ont en commun d’être spontanées, au sens où elles ne procèdent pas de commande, publique ou privée, et se situent en dehors des circuits institutionnels de l’art. Mais comme en miroir à la diversité des pratiques et des formes, les intentions des artistes sont également plurielles.
Le troisième volet de ce dossier en triptyque illustre la subversion. Plus qu'aucune autre forme artistique, le street art entretient un rapport ambivalent avec l’espace public. Il cherche parfois à en brouiller les frontières, jusqu’aux « lieux interdits », toits, usines désaffectées, friches… Il s’agit aussi de le détourner de ses usages attendus pour y installer des ruptures. Certains artistes vont ainsi esthétiser la ville ou la rendre plus vivante, ludique ou poétique.
CAL joue avec l'environnement urbain pour y insérer des collages qui détournent les formes et les fonctions des objets. Cet ancien dispositif pour dissuader les « urineurs » de rue devient la robe d'une danseuse. Le lion de l'Allégorie du Rhône, statue réalisée en 1720 par Guillaume Coustou, a capturé une minuscule souris. Cette bouche d'aération prend la forme de la roue d'un paon.
Les variations urbaines de CAL opèrent comme une invitation à un renouvellement de l'attention portée au paysage citadin. « Dès que je regarde quelque chose, je vois d'autres choses, explique l'artiste. De nombreux lieux ont des détails et ces détails m'intéressent. [...] La ville est sale et pas souvent très gaie… Il pourrait y avoir un peu plus de couleurs et de poésie dans la ville ».
Lerangdhonneur s'inscrit lui aussi dans une ludification de l'espace. Les ours en plâtre qu'il dépose dans les rues donnent lieu à une chasse au trésor, souvent ponctuée d'indices sur les lieux de l’agglomération (photos, énigmes, etc.). Ceux qui les trouvent sont invités à les « adopter » et à les ramener chez lui. S'il transforme la ville en terrain de jeu où tous ont leur chance, l'artiste en fait aussi un décor pour des ours mis en scène. Rose, l'un se fond dans la couleur du mur. Un autre se voit couronné d'un graffiti qui était déjà là, etc.
Enfin, l'ours lui-même est un terrain de jeu pour les nombreux artistes que Lerangdhonneur invite lors de collaborations ponctuelles. Sur la photo, l'ours de gauche a été habillé de rayures par Line-Street, un artiste de Caen, qui lui-même peint des tableaux qu'il dépose dans la rue.
Certains muralistes, qui investissent la rue sans autorisations spécifiques, contribuent à l'embellissement de la ville, tout en conservant une esthétique qui leur est personnelle. Hors de toute commande et donc sans cahier des charges à respecter, ils sont libres de peindre comme ils l'entendent.
Sur cette fresque placée sur un mur jusque-là sans graffiti ni ornement, Cetrange, Krade et Pyervie ont choisi de représenter une classe d'école, celle du grand-père de Cetrange (en bas à droite), à qui ils ont inventé une amoureuse, elle aussi représentée en rose. Quant à la maîtresse, elle s'est vue appliquer un traitement particulier par Krade, tout simplement parce qu'il « aime bien détruire la figure d'autorité ».
La poésie urbaine consiste à créer des ruptures capables de sortir le passant de l'ornière que constitue son trajet habituel, à faire irruption dans son monde pour l'en déloger, et l’amener dans celui de l'artiste.
Agrume ne s'adresse pas qu'aux chats, intrigués par l'étrange animal qui occupe leur pré. Il cherche aussi à augmenter la friche de la présence d'un faune étrange. De la même façon, Masha propose une réalité augmentée de la ville qui participe à son esthétisation. En ajoutant des fleurs aux plantes réelles, ou en collant des plantes nouvelles, elle estompe la limite entre l’imaginaire et la réalité.
L'irruption de l'extraordinaire dans l'ordinaire, c'est précisément le ressort artistique dont joue T.O. avec ses tribus et ses « Je t'aime ». Serrés comme des sardines, ses bonshommes aux airs d'esquimaux se pressent pour observer les passants, comme s'ils étaient devant la fenêtre d'un autre monde, pas totalement étanche au nôtre.
Cette esthétisation du banal va jusqu'à s'appliquer aux déchets qui se transforment de facto en œuvres d'art. Matelas, sommiers, meubles abandonnés, tables à repasser… tout ce qui traîne est ainsi recyclé.
Une partie du travail le plus récent de Don Matéo est réalisé en papier découpé et collé sur les murs. Associée à sa dimension particulièrement éphémère, la délicatesse de l'œuvre vient perturber l'univers minéral et durable du décor urbain.
La fragilité de cette création la destinerait davantage à être encadrée qu'à se voir exposer aux quatre vents, en pleine rue. C'est ce qui donne une dimension nouvelle à l'espace public qui se voit, de fait, détournée en galerie à ciel ouvert. D'ailleurs, durant la pandémie de COVID-19 qui a conduit à la fermeture des lieux culturels, plusieurs collectifs lyonnais (Murseum, Garoue Garou, etc.) ont proposé des expositions de rues.
Repérer des lieux désaffectés, escalader une barrière, se faufiler sous un grillage… et c’est un nouveau « terrain » qui vient enrichir l’espace public. Les graffeurs et autres urbexeurs sont perpétuellement à la recherche de ces espaces abandonnés qu’ils pourront s'approprier.
Les murs vierges de toute peinture sont particulièrement convoités et motivants. Mais c'est également une autre expérience de la ville qui y est recherchée : à l’abri des regards, ce sont des espaces de liberté que les graffeurs affectionnent, pour pouvoir prendre leur temps, essayer de nouveaux styles et parfaire leur technique, bien souvent entre amis, autour d’un barbecue et de quelques bières.
Les graffeurs cultivent un rapport sensible à l'ambiance des lieux abandonnés, pleins de rouille, de poussière et de vestiges d'activités industrielles ou manufacturières. C’est un décor (d’action et de photographie) qui nourrit la sensation de fréquenter une ville alternative, d’être « là où les autres ne vont pas ».
L’extension de l’espace public pour les graffeurs passe également par la fréquentation des toits, et des souterrains divers, comme les catacombes et les arrêtes de poisson de Lyon. Comme les Halles du Faubourg, l’usine Fagor, ou l’Autre Soie, une partie de ces lieux déjà bien investis se trouvent parfois révélés au public, au hasard des projets d’urbanisme transitoire.
Retrouvez tous les numéros du portfolio :
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Comment l’art s’intègre-t-il dans la fabrique de la ville ?
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Grâce à la rencontre de trois graffeurs lyonnais, penchons-nous sur leur expérience de cet univers en perpétuelle mutation que représente le graffiti.
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Parmi les intentions identifiables, se trouve la volonté de subvertir l'espace public en le détournant de son usage premier.
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Imposer sa marque aux lieux est l’une des formes de conquête d'un territoire devenu terrain d'expression et d'identification.
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