Daniel Priolo : Changement de comportement et contradictions internes
Interview de Daniel Priolo
Enseignant-chercheur en psychologie sociale
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Interview de Susana Jourdan et Jacques Mirenowicz
Depuis près de vingt ans, entre France et Suisse, Susana Jourdan et Jacques Mirenowicz animent « LaRevueDurable », dédiée à la transition écologique.
Avec leur association Artisans de la transition, ils créent et partagent des outils tels que le site Le climat entre nos mains et les Conversations carbone, qui permettent aux citoyens de calculer, comprendre et réduire leur empreinte carbone.
Comment vous êtes-vous intéressés à la question du changement de comportement en lien avec le climat ?
L’association Artisans de la transition est une émanation de « LaRevueDurable ». Elle est née en mars 2016 avec comme vocation de promouvoir la transition vers une société capable de maintenir un climat suffisamment hospitalier à l’espèce humaine pour que les civilisations puissent continuer de s’y épanouir.
Le changement de comportement en lien avec le climat a toujours été au cœur du travail de « LaRevueDurable » . Rédigée en 2002, sa charte défend une durabilité forte, qui implique un changement profond des modes de vie. Les derniers rapports du Giec confirment le bien-fondé de ce positionnement : ils signalent le caractère irremplaçable des comportements dans la panoplie des réponses à apporter pour faire baisser les émissions de gaz à effet de serre au niveau souhaité.
Ces rapports sont donc en contradiction avec les politiques fondées sur la croissance économique, dont un ressort essentiel est la croissance de la consommation. Cette contradiction est au cœur de l’impasse dans laquelle le paradigme actuel conduit les sociétés industrielles.
C’est pourquoi, dans le sillage de « LaRevueDurable », l’association Artisans de la transition s’interroge sur les moyens de convaincre les populations qu’il est juste de modifier les normes comportementales et les modes de vie. Nous pensons également qu’il est nécessaire d’inventer des formes de prospérité qui ne s’appuient pas sur la croissance, ce qui suppose de changer de logique socio-économique pour ne plus dépendre d’elle.
Quels outils utilisez-vous pour générer et accompagner le changement ? Pouvez-vous les décrire rapidement ?
En schématisant, on peut dire que nous mobilisons quatre outils complémentaires pour générer et accompagner le changement. Le premier est l’information que nous relayons dans « LaRevueDurable », des rapports et notre newsletter sur tous les secteurs de la durabilité et du climat. Le deuxième est le calculateur Le climat entre nos mains, qui permet d’obtenir un diagnostic de son empreinte carbone individuelle assorti de recommandations personnalisées d’actions à mener dans sa vie quotidienne pour la diminuer.
Le troisième outil, ce sont les Conversations carbone, méthode de travail en groupes de dix personnes qui se rencontrent six fois pendant deux heures pour améliorer leur empreinte carbone personnelle. Le quatrième outil est la construction ou le renforcement d’actions collectives et politiques à haute pertinence stratégique pour donner ses chances à la transition. Nous en privilégions trois : désinvestir de l’industrie des énergies fossiles, bannir le capitalisme de surveillance dans le secteur numérique et multiplier les projets de transition dans le secteur alimentaire.
Quel a été le cheminement qui vous a amené à développer ces différents outils ?
« LaRevueDurable » est née en 2002, à une époque où il y avait un déficit flagrant, dans les médias conventionnels, en information sur l’écologie et la durabilité. En voulant contribuer à combler ce manque, la revue était alors très pionnière. En 2007, nous avons entrepris de créer le calculateur « Le climat entre nos mains » pour encourager nos lecteurs à adopter, au quotidien, des bonnes pratiques que nous documentions dans « LaRevueDurable ».
Nous commencions à saisir que savoir et agir sont deux choses très différentes, que la connaissance n’induit pas spontanément des comportements en cohérence avec elle, qu’il n’y a pas une relation causale spontanée ou automatique entre l’un et l’autre, et que le hiatus entre les deux peut même parfois être très important.
Mais ce calculateur, comme tous les autres calculateurs dans le monde à cette époque, était relativement peu utilisé. Surtout, ses utilisateurs ne faisaient pas ce qui était espéré d’eux : une fois leur empreinte calculée, ils ne revenaient pas la calculer une deuxième fois pour comparer leur nouveau bilan à celui effectué six mois ou un an plus tôt et voir si et où ils avaient progressé. Cet outil ne générait pas une dynamique autour de son utilisation.
D’où l’intérêt des Conversations carbone : elles sont un moyen d’attirer l’attention sur la pertinence de ce calcul, restée entière à nos yeux. Avec huit participants et deux facilitateurs spécifiquement formés, la diffusion large de cette méthode est cependant très difficile à financer. Après des expérimentations à Lausanne, à Lyon et dans la Drôme de 2012 à 2015, nous avons réussi à trouver des fonds pour la déployer en Suisse romande à partir de 2016.
Les Conversations carbone étant centrées sur l’action individuelle, nous jugeons essentiel de les articuler à des actions collectives afin d’encourager le passage de l’action privée à l’action à dimension politique. Nous sommes ainsi en train d’accrocher à cette méthode les trois actions pour nous prioritaires précitées.
Pouvez-vous dire un mot sur vos inspirations intellectuelles ou pratiques : auteurs, courants de pensée, autres praticiens de l’accompagnement ?
Dix-huit années passées à éditer « LaRevueDurable » nous ont amené à lire, à enquêter, à rédiger et à publier une somme de connaissances et de réflexions sur les modes de vie et leurs déterminants dans tous les secteurs d’activité qu’il est impossible de détailler ici. Un mot cependant sur le travail de George Marshall. Nous avons accordé un très grand intérêt à la façon dont cet auteur insiste sur l’importance des récits et la nécessité d’accueillir sans les juger les personnes qui ont jusqu’alors vécu des vies très émettrices de carbone (NDLR : Ce travail est à l’origine de la publication en français de son livre « La politique de l’autruche », Actes Sud, 2017).
Plus précisément, sur l’accompagnement, notre principal guide est l’imposante documentation nécessaire pour animer une Conversation carbone, élaborée et rédigée par Rosemary Randall, psychothérapeute et psychanalyste, avec Andy Brown, ingénieur. Cette documentation inclut un copieux manuel et un cahier d’exercices pratiques pour les participants, des jeux et un guide du facilitateur. Les facilitateurs doivent en sus suivre deux jours de formation pour pouvoir faciliter des Conversations carbone, exercice très dynamique et très cadré.
Les Conversations carbone incluent quantités d’ingrédients essentiels en plus d’informations fiables et de savoir-faire psychologiques pour profiter au maximum de la dynamique que seul un groupe peut engendrer : accueil chaleureux, âmes sœurs avec lesquels partager ses expériences et ses ressentis, écoute attentive, compréhension, non jugement déjà cité, ouverture et une foule de conseils pratiques grâce à des facilitateurs eux aussi très concernés par l’état du monde et le besoin de mettre en œuvre une authentique transition.
Dans votre approche, la partie quantification (de type empreinte carbone) occupe une place importante : pouvez-vous nous expliquer pour quelles raisons cela vous semble important ?
Les premiers enseignements du calcul avec « Le Climat entre nos mains », ce sont les ordres de grandeur des impacts de ses actes quotidiens et la comparaison de son bilan personnel avec la moyenne de la population nationale. Les Conversations carbone permettent d’aller bien plus loin dans la quantification : les participants sont invités à relever leurs compteurs de chauffage et d’électricité, et à tenir un journal précis de leurs déplacements, alimentation et achats.
Pour la plupart des participants, ces exercices sont sources de surprises, car il y a souvent un pas important entre la perception (en général positive) qu’on a de son comportement et la froide réalité des chiffres que ces mesures fournissent. On peut penser manger peu de viande parce qu’on en cuisine soi-même peu. Mais il se peut qu’à la cantine de l’entreprise, le choix se porte souvent sur le menu carné. On peut croire privilégier le vélo et ne presque jamais utiliser la voiture, mais les trajets en voiture sont souvent beaucoup plus longs, etc.
De plus, tenir un journal personnel de ses comportements et consommations est très efficace pour stimuler l’envie intérieure de changer, car il confronte à soi-même celle ou celui qui le tient en toute liberté, sans regard moralisateur extérieur. Les participants sont ainsi invités à s’appuyer sur leur journal pour discerner en toute bienveillance, ce qui est pour eux vraiment essentiel de ce qui l’est moins et sur ce qu’ils pensent, du coup, pouvoir changer.
Quand a lieu cette « objectivation » de la problématique climatique dans le processus d’accompagnement ? Comment fonctionne concrètement cette étape, quels outils utilisez-vous ?
On demande aux participants de calculer leur empreinte carbone personnelle avant le premier atelier pour pouvoir en parler durant cet atelier et instaurer d’emblée un climat bienveillant et non-jugeant. Cette première étape permet aussi de répondre aux difficultés techniques que certaines personnes rencontrent lorsqu’elles effectuent leur calcul.
Chaque poste – logement, mobilité, alimentation et consommation – est ensuite exploré lors d’exercices préparatoires aux quatre ateliers suivants au moyen d’un tableur (un par domaine) sur lequel les participants sont invités à noter leurs relevés de consommations d’électricité et de chauffage – il est cependant rare qu’il soit rempli, car ces informations ne sont en général pas disponibles en temps réel – et, à chaque fois durant une semaine, leurs déplacements tous moyens de transport confondus, leurs consommations alimentaires et leurs autres achats.
Les participants reçoivent les instructions en amont de chaque atelier, qui est l’occasion de partager ses constats et ses surprises. Ce partage de découvertes et de sentiments révèle que les difficultés sont souvent similaires entre les participants et déclenche une dynamique de groupe qui aide à voir ce que chacun est prêt à modifier. C’est également l’occasion de partager toutes sortes de tuyaux et idées pour faire mieux.
Est-ce que les gens que vous accompagnez ne sont pas suffisamment conscients du problème et du diagnostic ? Arrive-t-il qu’ils soient surpris ?
Le niveau d’avancement des participants est très large, depuis des écologistes très aguerris qui ont déjà à peu près entrepris tout ce qui est envisageable pour réduire leur empreinte carbone, jusqu’aux néophytes qui ont pris conscience depuis peu « qu’il faut faire quelque chose », sans avoir encore de bons repères ni savoir par où commencer.
Cela dit, la majorité des participants n’a pas conscience de l’impact proportionnellement énorme des trajets par avion par rapport aux autres sources d’émissions. Et pour celles et ceux qui savaient ou soupçonnaient déjà que l’avion, la voiture, la viande et le mazout sont de très grosses sources d’émissions, la succession des ateliers affermit leurs connaissances, les valide, les confirme : on ressort de ce parcours encore plus au clair sur le fait que tout cela est fondé, sérieux et grave, et qu’il y a des moyens d’agir pour baisser son empreinte carbone.
La première Conversation carbone que l’un de nous a animée a eu un résultat spectaculaire : deux personnes sur huit ont vendu ou donné leur voiture dans les mois qui ont suivi ! Un tel résultat est bien sûr exceptionnel. Mais d’une manière générale, même chez les plus motivés, il y a une tendance à sous-estimer l’impact de ses comportements et voir la réalité en face est souvent un choc. La bienveillance du groupe et des facilitateurs est là pour aider à accuser le coup, à « digérer » cette réalité décevante et favoriser la prise de mesures pour y remédier.
Justement, est-ce que le fait de révéler l’ampleur des défis n’est pas décourageant ? Comment faites-vous pour éviter le découragement et inviter les gens à agir malgré tout ?
Le fait de quantifier peut avoir deux effets délicats. Le premier est que cela fait comprendre, au regard des chiffres globaux, que sa marge de manœuvre individuelle, sur un strict plan comptable, est dérisoire, insignifiante, ridicule. Sur ce point, il y a deux parades. La première, inhérente à la méthode, consiste à stimuler les valeurs et les aspirations au plus profond des personnes pour les aider à agir indépendamment de l’efficacité relative de leurs actions au regard de la monumentalité du problème global.
La seconde parade est l’articulation que les Artisans de la transition voudraient apporter en greffant à la méthode des actions collectives et politiques stratégiques : il faut certes commencer par agir dans sa sphère personnelle, dans sa vie de tous les jours, mais il faut aussi agir dans la cité pour que les conditions-cadres soient modifiées afin d’aider à changer les normes et à rendre possible des baisses beaucoup plus fortes des empreintes carbone individuelles. Les Artisans de la transition sont engagés dans la double bataille pour changer les normes comportementales aux niveaux du libre choix de chaque individu et du paradigme qui guide les populations dans leur ensemble.
Le deuxième effet potentiellement délicat de la quantification est le risque de démobilisation dû au constat que trop de changements difficiles ou trop d’engagement personnel sont requis pour réussir à baisser son empreinte carbone.
Notre expérience, cependant, est qu’à l’issu des six ateliers d’une Conversation carbone, la plupart des participants ont adopté au moins une mesure pour diminuer leur bilan carbone. Par exemple, il est fréquent de voir des personnes qui tiennent à continuer de prendre l’avion pour aller aux quatre coins du monde être néanmoins d’accords de revoir leurs déplacements quotidiens ou leur régime alimentaire. Il est rare qu’une démobilisation globale empêche toute évolution positive.
Même en ayant un mode de vie radicalement engagé, on ne parvient pas à la neutralité carbone : par exemple, il ne suffit pas de consommer moins, il faut produire mieux, décarboner les outils de production, etc. Comment l’expliquez-vous aux participants ? Cela permet-il de révéler la dimension collective du problème ?
Le fait de vivre ces ateliers et d’effectuer leurs différents exercices au cours d’une dynamique qui dure trois mois permet d’identifier où il est relativement facile, difficile, voire impossible d’agir. À Paris, à Lyon ou en Suisse, par exemple, il est très facile de ne pas avoir de voiture. Il est en revanche très difficile de s’en passer lorsque les options alternatives sont faibles, voire inexistantes sur certains territoires ruraux français peu habités. Il peut aussi être très difficile de s’approvisionner en aliments bio et locaux étant donné les surcoûts engendrés.
Ces constats devraient amener à conclure qu’améliorer son empreinte carbone individuelle nécessite tout à la fois des avancées personnelles – par exemple baisser le thermostat et mettre un pull, moins manger de viande et opter plutôt pour des légumineuses locales, choisir des destinations de loisir qui ne dépendent plus de l’avion, etc. – et des avancées politiques pour atteindre la neutralité carbone. La méthode originelle des Conversations carbone n’articulant pas sphère privée et engagement collectif, il nous a paru impératif d’ajouter cette articulation.
Quantifier l’empreinte carbone d’un individu soulève de nombreuses difficultés. Comment avez-vous procédé pour élaborer le calculateur ? Vous partez d’une moyenne nationale ? Quelle méthodologie, quels partenariats techniques avez-vous tissé ?
Le calculateur « Le climat entre nos mains » fonctionne selon plusieurs logiques. Il calcule de manière précise les émissions dues au logement et à la mobilité si la personne dispose des informations nécessaires – factures d’électricité et de chauffage, kilomètres parcourus et émissions par kilomètre des véhicules utilisés. L’alternative consiste à estimer ces émissions de manière moins précise en répondant au questionnaire en ligne.
Pour l’alimentation, la logique est très différente : le calculateur part de la moyenne nationale, qui est adaptée vers le bas ou vers le haut selon que la quantité de calories que la personne ingère en fonction de son sexe, de son poids et de son activité physique et de la nature de ces calories : animales, végétales, locales, bio, etc. Pour la consommation, le principe est le même, mais encore moins précis puisqu’on n’utilise que deux critères très généraux de pondération : la personne achète-t-elle pas, peu ou beaucoup et selon quels critères de qualité ?
L’entreprise allemande KlimAktiv a développé ce calculateur. L’Office fédéral de l’environnement et l’Ademe nous fournissent les facteurs d’émissions respectivement pour la Suisse et la France : c’est d’ailleurs une particularité du « Climat entre nos mains » que d’être utilisable aussi bien depuis la France que de la Suisse.
Le résultat est forcément approximatif, avez-vous une idée des marges d’erreur ? Cette approximation peut-elle nuire au travail d’accompagnement, induire en erreur sur les gestes à faire ?
Le résultat est très proche de la réalité pour le logement et la mobilité. Pour l’alimentation, la marge d’erreur est probablement de l’ordre de 20 %. Et pour la consommation, qui représente la moitié de l’empreinte carbone d’un Suisse ou d’un Français, elle est difficile à évaluer, mais sûrement importante. Ce problème n’est pas propre au calculateur « Le climat entre nos mains » : il n’existe aucune statistique officielle, en France pas plus qu’en Suisse, sur les émissions de gaz à effet de serre par habitant qui incluent les importations.
Avoir plus de détails sur les impacts des biens et des services qui sont consommés serait bien sûr précieux pour mieux orienter les efforts. Certaines personnes se focalisent sur leur usage de l’informatique ou de leur smartphone, qui cristallisent à leurs yeux la surconsommation. Il y a cependant de fortes raisons de penser que l’usage en soi de ces équipements est moins problématique que les incitations permanentes à surconsommer que leur usage induit : les réseaux sociaux conventionnels et de nombreux services numériques sont conçus pour maintenir les usagers le plus longtemps en ligne de façon à pouvoir les exposer à un maximum de messages publicitaires ciblés en accord avec leur profil de consommateur. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les Artisans de la transition font de la remise en cause de l’organisation actuelle du numérique un de leurs principaux chevaux de bataille.
Pour en revenir aux limites du calculateur en termes de précision, elles ne font jamais l’objet de critiques véhémentes susceptibles de remettre en cause l’adhésion à la démarche globale des Conversations carbone, le jugement positif que les participants lui accordent et la dynamique qu’elles engendrent.
En moyenne, 80 % des participants aux Conversations carbone en Suisse romande, en 2019, ont estimé que cette expérience les avait motivés à modifier leur comportement, et 70 % ont dit avoir augmenté leurs connaissances. Les participants attribuent en moyenne une note de 8 sur 10 à la façon dont les Artisans de la transition déploient cette méthode en Suisse romande.
Susana Jourdan et Jacques Mirenowicz :
Interview de Daniel Priolo
Enseignant-chercheur en psychologie sociale
Interview de Benoit Granier
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Interview de Susana Jourdan et Jacques Mirenowicz
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