Hélène Monier, chercheuse en gestion RH : « Il est important de définir ce qu’une organisation entend par "courage managérial" »
Interview de Hélène Monier
enseignante chercheuse à BSB école de commerce de Dijon
Interview de Dounia Bouzar
<< Tout le monde est souvent d’accord avec vous dans les grands énoncés sur la laïcité, mais quand il s’agit de les appliquer concrètement, l’affect de chacun, son histoire, sa subjectivité, ont tendance à reprendre le dessus >>.
Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux revient sur sa méthode pour mettre en place des règles claires en matière de laïcité, que ce soit dans les établissements publics ou dans les entreprises privées. Pour elle, les textes de lois doivent être expliqués clairement, puis respectés au quotidien par chacun. Elle rappelle aussi que le laxisme, souvent involontaire, est la source de l'aggravation des conflits entre les communautés.
Vous dirigez le cabinet Bouzar expertise. Comment fonctionne votre activité pour ce qui concerne les questions de laïcité ?
Le cabinet s’adapte aux demandes qu’il reçoit. Nous n’avons pas de produit préconçu, tous sont réalisés en fonction de la demande spécifique. L’approche et la méthodologie que nous mettons en place dépendent du client. Quand Jean Glavany nous a demandé une expertise sur la laïcité dans 8 municipalités, nous avons étudié une méthodologie adaptée. Tout dépend de l’objectif. Est-ce qu’on nous demande un audit, d’évaluer les dysfonctionnements, les bonnes pratiques ? Est-ce qu’on nous demande de construire un référentiel pour les professionnels ? Est-ce que une entreprise privée une collectivité publique ? Mais que ce soit une grande entreprise, une PME, une ville, une région ou un département, notre caractéristique et notre cœur de métier, c’est la posture professionnelle : « Qu’est-ce que ça signifie d’être un professionnel laïc ? »
Quelle méthode mettez-vous en place ?
On privilégie la recherche-action avec des groupes de travail où sont associées des personnes au regard différent (syndicats, direction, salariés à des postes différents, etc.). Cela permet de faire émerger des problématiques qui ne remontent pas autrement. On s’est effectivement rendu compte que les professionnels qui sont en bas de la hiérarchie font rarement remonter leurs questions, même si ce ne sont pas des problèmes mais de simples questionnements. Ils ont du mal à le faire car, souvent, la hiérarchie a tendance à considérer que la remontée de questionnements, sur laïcité ou la gestion du fait religieux, est l’indice d’une mauvaise gestion du personnel. Cela, on le constate quelle que soit la culture de l’entreprise, son histoire, quel que ce soit le domaine d’activité, qu’il s’agisse d’une entreprise publique ou privée, etc. Du coup, les salariés qui sont en bas de la chaîne hiérarchique ont du mal à avoir un espace de dialogue pour exprimer leurs interrogations. On a donc pris l’habitude, de travailler avec un groupe, voire deux lorsqu’on sent que la présence de la hiérarchie peut entraver la liberté de parole. L’idée est de trouver des stratégies permettant la remontée de ce que vivent les professionnels sur le terrain, soit dans la difficulté à gérer les usagers, soit dans la difficulté à gérer une cohérence de posture professionnelle. Ensuite, face à l’état des lieux, on amène la loi. Notre approche est très juridique ; on essaye de répondre aux questionnements à partir de l’étude des jurisprudences, mais de façon à ce que le groupe de travail s’approprie la mise en pratique de la laïcité, in concreto, chacun avec sa culture professionnelle, à sa place, etc. Ainsi ils sont en position de le transmettre à l’intérieur de l’entreprise, de la ville, du département, etc.
La démarche collaborative est nécessaire à la fois pour l’élaboration des guides mais aussi, et peut-être surtout, pour l’appropriation de la règle ?
Complètement. Tout le monde est souvent d’accord avec vous dans les grands énoncés sur la laïcité, mais quand il s’agit de les appliquer concrètement, l’affect de chacun, son histoire, sa subjectivité, ont tendance à reprendre le dessus. Par manque d’une grille de lecture professionnelle et de connaissances juridiques, chacun est beaucoup dans l’affectif et dans sa propre conviction. Pour dépasser cela, transcender le subjectif humain et arriver à quelque chose de légal et d’universel, il faut que chacun s’approprie la connaissance, la mette en pratique sur une situation qu’il doit gérer et expérimenter. Ce qui est légalement permis, les limites, l’endroit où l’on place le curseur, etc., c’est une chose, mais il reste ensuite à faire tout le travail de la communication. Que ce soit une municipalité ou une entreprise, il ne s’agit pas uniquement de décider qu’à partir de tel moment, tel comportement est proscrit. Il faut aussi que chacun, à son propre poste, sa fonction, etc., mette cette belle notion en application, l’intègre suffisamment pour trouver la manière de la communiquer. Sinon ça ne fonctionne pas. Il faut vraiment que ce soit porté, intégré.
Pour pérenniser la démarche, faut-il prévoir un dispositif d’animation tel qu’un comité d’éthique, un référent laïcité, etc., garant dans le temps de la continuité de ce qui était déjà posé au départ ?
Oui, ça, c’est le top ! Parce qu’inévitablement, les situations complexes reviennent. Donc quand il y a un référent, quelqu’un dont c’est le rôle de répondre à ces questions, il peut être interrogé, on peut lui passer un coup de fil. Un référent laïcité, un comité d’éthique, peu importe, pourvu que le professionnel ou l’élu puisse avoir la liberté de poser une question sans être remis en question. Pour moi, c’est vraiment un des problèmes de base, d’où l’importance de disposer d’un espace qui soit un espace de confidentialité, de neutralité et de bienveillance. Car si les professionnels peuvent poser une question sur la laïcité, le problème est réglé aux trois quarts, la chose est communiquée et verbalisée. Les difficultés viennent quand on laisse les questions sans réponse parce qu’on n’ose pas en parler.
Donc, il ne faut jamais laisser une situation sans réponse ?
Je le pense. On y gagne en termes de cohérence et d’efficacité. La laïcité s’applique à tous de la même façon. Si pour tel ou tel type de comportement vous avez une posture laxiste soit parce que vous ne savez pas comment ou avec qui parler des choses, soit que vous avez peur que votre attitude soit mal interprétée, etc., alors les problèmes s’accumulent, des usages s’installent… Ensuite, quand vous êtes forcés d’intervenir, les situations sont plus graves et leur traitement peut même créer des postures discriminatoires vis-à-vis d’autres personnes avec qui on aura été plus exigeant parce plus à l’aise. Donc, pour moi, il faut essayer répondre avec une grille de lecture cohérente, visible, transparente, pour qu’ensuite elle soit appropriée par le plus de personnes possible. Cela permet de former ce qu’on pourrait presque appeler « une vision du monde », laquelle permet aux gens de gérer la laïcité au-delà de leurs propres convictions, affectivité, sentiments, etc.
La liberté d’expression religieuse bénéficie parfois d’élargissements par rapport au cadre strict — comme les carrés confessionnels — ou, à l’inverse, subit des restrictions — comme le voile à l’école. Est-ce que pour vous ces deux dérogations à l’esprit de la laïcité sont des exemples à utiliser dans le cadre d’une institution publique pour trouver des aménagements sur-mesure ?
Je ne parle pas là d’aménagement. L’interdiction de signes religieux à l’école, par exemple. Je n’y étais pas très favorable à l’époque parce que j’estimais qu’il fallait surtout travailler sur la posture laïque des jeunes. Ce qui m’agaçait, lorsqu’on a voté la loi, c’est qu’on voyait des garçons qui assignaient des filles au foulard en leur imposant leurs propres convictions. Or ça, ce n’était pas réglé par la loi. J’avais un peu le sentiment qu’on avait retiré le symptôme de l’absence de laïcité des jeunes sans traiter le fond. J’ai trouvé qu’on ne travaillait pas assez sur la transmission de la laïcité des jeunes et qu’on s’attaquait trop aux conséquences. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus nuancée sur cette loi ; peut-être était-elle nécessaire. Toujours est-il que ce n’est pas un aménagement puisqu’il s’agit d’une loi qui n’est donc pas contraire au droit.
Dans le guide EDF auquel vous avez participé, vous avez mis en place toute une série d’indicateurs comme l’organisation du travail, l’hygiène, la sécurité, etc. Finalement, la question religieuse est presque évacuée du guide.
En travaillant sur la jurisprudence, on a identifié quelles étaient les limites opposables à la manifestation de la liberté de conscience, limites inscrites dans le droit privé ou public. Ces limites, les jurisprudences ne les conceptualisaient pas toujours. C’est donc ce travail que l’on a fait, en lien avec la HALDE, pour définir un ensemble de critères. Ils s’appliquent presque de façon automatique. Même dans l’affaire de la crèche Baby Loup, nébuleuse où tout le monde s’est perdu, in fine, se sont des critères d’aptitude au travail qui se sont imposés. Ce qui est important, c’est de ne pas entrer pas le domaine théologique. Je suis anthropologue du fait religieux, pas théologienne. Je fais toujours très attention à ne jamais devenir juge de conscience. Je ne suis pas là pour dire aux citoyens ou aux salariés ce qu’ils doivent croire ou ne pas croire. C’est pour cela que l’on passe par la loi. Ces critères identifiés d’après les jurisprudences sont des butoirs légaux : entrave au bon fonctionnement, entrave à la sécurité, entrave à l’hygiène, etc. Ça permet de rester laïc, c’est-à-dire de ne pas imposer une vision du monde, et de poser les mêmes limites pour tous, qu’on soit athée, juif orthodoxe, chrétien ou musulman. Or il est particulièrement important que l’égalité de traitement soit manifeste et que les limites soient les mêmes pour tous, notamment dans un contexte rigidifié par rapport à il y a 4 ou 5 ans, avec Daech, le radicalisme, le Front national, etc. Le pire de ce qu’on craignait depuis des années est en train de se rigidifier, de s’amplifier. Par conséquent, ces critères fonctionnent bien au sein d’une municipalité, d’une entreprise ou d’une institution, parce que tout le monde peut se les approprier en réciprocité. D’ailleurs, on les a gardés tout simplement parce qu’ils fonctionnent bien. On est très pragmatique ; s’ils n’avaient pas fonctionné, on aurait cherché d’autres façons d’appliquer la laïcité, ce qu’il faut parfois faire.
Vous avez un exemple ?
Il n’y a pas longtemps nous sommes intervenus dans une institution publique. D’un côté le Front national collait des affiches un peu partout, de l’autre, de jeunes musulmans avaient été pris en train de prier. C’était une catastrophe, avec des infractions des deux côtés, et une forte tension entre les groupes. Là, il a fallu élaborer une stratégie de contournement pour arriver à ressouder tous ces professionnels. On a travaillé à partir des missions professionnelles et on a reconnu la souffrance que ces professionnels ressentaient dans leur relation aux usagers. En travaillant sur la souffrance commune des salariés, qu’ils soient Front national ou « sur-musulmans », on a pu introduire ensuite les règles de la laïcité à l’intérieur même de l’entreprise. Car une fois qu’on a ressoudé les professionnels sur des valeurs professionnelles, on a rappelé les différents critères dont je vous ai parlé et ils ont été bien accueillis parce que ces critères sont transversaux, et, du coup, qu’on soit athée, juif, chrétien ou musulman, n’a aucune importance,.
Vous avez plusieurs fois fait référence à la posture professionnelle. Est-ce que, finalement, ce n’est pas le point clé, partir de la situation des agents ou des salariés au travail ?
Absolument. On part vraiment de ces situations et c’est pour cela qu’on tient énormément à avoir des salariés différents dans les groupes de travail. Selon la place professionnelle, la façon de nommer les questionnements ou les problématiques sera différente, de même que la façon de les traiter. Pour qu’une institution publique ou une entreprise soit cohérente, il faut qu’on puisse avoir cette croisée des regards et que chacun, de sa place, puisse participer.
Vous avez fait référence à cette situation de tension entre des personnes du Front national et des gens qui avaient surinvesti l’expression religieuse musulmane, est-ce que vous sentez une tension croissante sur ces questions ?
Il y a toujours eu une crispation. Mais s’agissant de l’islam, il y a deux postures contradictoires et en tout cas paradoxales : discrimination ou laxisme. Les deux viennent de la confusion entre l’islam et le comportement déviant qui lui serait attaché. Dans le premier cas, on projette un comportement en se disant que les gens ne changeront pas et on discrimine. Dans le second cas, on accepte en disant : « C’est comme ça chez eux, on va l’accepter parce que c’est le droit à la diversité, à la différence ». Or ça conduit à une posture laxiste et une situation où on ne demande pas la même chose à un musulman et à un chrétien. Dans les deux cas, il s’agit de postures dysfonctionnantes, qui ne relèvent pas de l’égalité, et que j’avais déjà repérées dans mes premiers ouvrages. Ce n’est pas nouveau, mais effectivement ça n’a fait que s’amplifier. Ceux qui avaient peur de se voir reprocher d’amalgamer musulmans et radicaux vont être encore plus laxistes qu’avant. Ceux qui anticipent et redoutent un mode de faire musulman vont être encore plus discriminants qu’avant. C’est ce qui fait que pour ceux qui sont d’une autre culture religieuse, la question de la laïcité, s’agissant de l’islam, est complexe. Ce n’est pas très étonnant. Les gens sont beaucoup plus à l’aise quand ils ont à gérer une laïcité à l’intérieur d’un univers qu’ils connaissent, où ils se projettent eux-mêmes, etc. Ils ont moins de difficulté à mettre le curseur, parce qu’ils le font comme ils le feraient pour eux-mêmes. Quand il s’agit de l’islam, il y a une espèce d’étrangéité qui repose sur des représentations diverses et variées, lesquelles vont les empêcher de placer le curseur à l’endroit habituel. C’est là que le bât blesse, dans un sens ou dans l’autre, et ça s’est amplifié. En même temps, j’ai aussi le sentiment que la parole est en quelque sorte libérée et qu’aujourd’hui les gens posent plus facilement leurs questions, parce qu’ils y sont un peu obligés et qu’ils ont peur que ça éclate…
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