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Comment faire face à la polarisation du travail ?

Interview de Gregory Verdugo

Maitre de conférence en économie

<< les emplois qui connaissent un essor sont d’une part les « lovely jobs », les bon boulots bien payés, et d’autre part les « lousy jobs », les petits boulots, souvent dans le secteur des services >>.

Gregory Verdugo est Maître de conférences en économie au Centre d'Economie de la Sorbonne (Université de Paris 1). Spécialiste du marché du travail, ses travaux s’intéressent à la dynamique des salaires en France, ainsi qu’à l’impact de l’immigration sur ce marché. Il a publié Les Nouvelles inégalités du travail. Pourquoi l'emploi se polarise en juin 2017 (Presses de Sciences Po).

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Date : 26/09/2017

Pourquoi avoir écrit un ouvrage sur la polarisation du marché du travail ?

L’objectif du livre, qui m’a été commandé par la chaire « Sécurisation des parcours professionnels » (Fondation du risque, Paris), est de vulgariser les résultats de la recherche la plus actuelle, souvent écrite en anglais, sur la polarisation, un thème devenu majeur dans l’économie du travail, extrêmement discuté dans tous les pays développés. Depuis une trentaine d’années les inégalités de salaires augmentent, mais ce n’est que depuis 10-15 ans que l’on a une meilleure vision du phénomène, abordé de manière plus fine sous l’angle de la polarisation, et plus seulement sous celui des inégalités. 

A quel moment a-t-on commencé à prendre conscience du phénomène ?

une première grande rupture s’est produite dans les années 1980

Sur le marché du travail, une première grande rupture s’est produite dans les années 1980 d’abord aux États-Unis, où l’on a remarqué que les écarts de salaires ne diminuaient plus, mais se creusaient en continu. On avait à la fois beaucoup plus de gens diplômés du supérieur sur le marché du travail, et de plus en plus d’écarts de salaires entre ces diplômés et les autres salariés. Le constat a alors été établi d’une tendance lourde d’augmentation des inégalités de salaires — qui s’est d’ailleurs poursuivie durant les années 2000 —, à rebours de la tendance observée dans les années 1940-1970. Des travaux ont alors regardé de près ces inégalités salariales, puis ces inégalités dans certaines parties du marché du travail, ce qui a amené les chercheurs à apporter des hypothèses plus nuancées. Le phénomène de polarisation a été observé ensuite dans les autres pays développés. 

Quels sont les éléments déclencheurs de la polarisation ?

Les causes sont multiples. Cette notion est arrivée au milieu des années 2000 quand on a mieux compris ce que les ordinateurs au sens large (l’informatique, internet, les nouvelles technologiques numériques, les robots…) faisaient à l’emploi, notamment pourquoi ils détruisaient surtout un certain type d’emplois. Le commerce international est également un facteur de la polarisation, il a accéléré le phénomène.

La polarisation dit finalement dans quel sens se fait la recomposition de l’emploi ?

Dans les pays riches, les emplois sont de plus en plus des emplois peu qualifiés et mal payés et de bons emplois très qualifiés, mais devenus difficilement accessibles

Oui. Dans les pays riches, les emplois sont de plus en plus des emplois peu qualifiés et mal payés et de bons emplois très qualifiés, mais devenus difficilement accessibles. Les premiers sont souvent au service des seconds : ce sont les emplois où l’on nettoie, où l’on cuisine, où l’on sert des repas, où l’on garde des enfants. Dans les bons emplois, au contraire, les salaires sont élevés, les connaissances valorisées, il est possible de progresser dans la carrière. Que reste-t-il entre ces deux pôles ? De moins en moins d’opportunités.

Dans la plupart des pays développés, ce grand bouleversement de la qualité des emplois s’aggrave d’une augmentation des inégalités de rémunération. Les écarts de salaire s’accroissent à la fois entre les bas et les moyens salaires et entre les moyens et les hauts salaires. Dans la plupart des cas, cette augmentation des inégalités de salaire reflète la hausse du rendement de l’éducation. Mais la hausse des inégalités provient aussi de l’augmentation des écarts de salaire entre diplômés, ceux-ci connaissant des fortunes de plus en plus diverses sur les marchés du travail. Pour désigner ces transformations du marché du travail, les économistes parlent donc de « polarisation », une recomposition de l’emploi autour de deux pôles, dans laquelle les revenus et les conditions de travail s’écartent toujours davantage. 

Quels sont les secteurs les plus affectés par la destruction des emplois intermédiaires ?

Les emplois intermédiaires qui chutent le plus se situent dans le secteur industriel. Le recul de l’emploi intermédiaire s’explique pour moitié par le déclin de certains secteurs industriels. L’autre moitié est la conséquence de la destruction intra-sectorielle de l’emploi intermédiaire, c’est-à-dire d’une réorganisation des qualifications au sein même des secteurs. La baisse du nombre d’employés est loin d’être négligeable.

En France, assiste-t-on aux mêmes tendances en termes de polarisation, ou voit-on des spécificités ?

En France on assiste à une polarisation des emplois, mais pas des salaires

Ces tendances sont arrivées plus tardivement. La démocratisation de l’enseignement supérieur s’est faite une vingtaine d’années après les Etats-Unis, et les salaires des plus diplômés ont moins augmenté, ce qui a modéré les inégalités salariales, dans le haut de la distribution des salaires. En bas de la distribution, le salaire minimum a réduit puissamment les écarts salariaux, et la centralisation des négociations salariales au niveau des branches a nivelé les salaires entre entreprises d’un même secteur. Résultat : en France on assiste à une polarisation des emplois, mais pas des salaires. Les inégalités de salaires restent très réduites, et selon la manière dont on les mesure, soit elles stagnent, soit elles baissent depuis les années 1970. Je parle des salaires qui concernent les individus en emploi, et non des revenus qui prennent en compte la redistribution sociale et les transferts. À l’inverse, le risque de chômage et de précarisation a augmenté au détriment des moins qualifiés. La polarisation ne se traduit pas de la même façon selon les pays. Les États-Unis restent les champions de la polarisation. Des pays comme ceux du Nord de l’Europe semblent avoir trouvé une recette pour la maîtriser, en conciliant à la fois des inégalités de salaire limitées et un chômage faible.

Aux Etats-Unis, on s’inquiète de la hausse de la mortalité prématurée, notamment des populations blanches appartenant aux classes populaires et aux petites classes moyennes. Certains parlent des death of despair… et établissent un lien entre ce malaise et la montée du vote populiste.

La hausse des inégalités a aussi des conséquences électorales : il y a bien des effets du commerce international sur l’emploi, avec des gagnants et des perdants à la globalisation, et des effets sur le vote

C’est une question brûlante outre-Atlantique. Dans les années 1990 la consommation de crack avait touché les populations noires, depuis quelques années une nouvelle épidémie de drogue touche cette fois les populations blanches. Overdoses dans les supermarchés, orphelins de plus en plus nombreux, conséquences sanitaires… Oui, cela semble traduire le malaise des classes populaires et petites moyennes, qui sont les perdantes de la recomposition économique en cours. La hausse des inégalités a aussi des conséquences électorales : il y a bien des effets du commerce international sur l’emploi, avec des gagnants et des perdants à la globalisation, et des effets sur le vote. Nombreux sont les pays où les candidats à l’élection présidentielle ont fait campagne sur la promesse de protéger l’emploi de la mondialisation. Les recherches les plus récentes de chercheurs comme David Autor et David Dorn ont cerné le profil des perdants ainsi que les effets négatifs du commerce international, en particulier en matière de chômage. Ils ont aussi publié des travaux qui établissent un lien entre l’exposition à la concurrence mondiale et le vote populiste. 

Quel est ce lien entre la concurrence mondiale et le vote ?

Les études en notre possession montrent que la montée du populisme est fortement liée à ce phénomène.

Ces chercheurs ont montré comment les effets négatifs de la concurrence chinoise ont pu influer sur les votes aux élections américaines de 2016. Aux Etats-Unis, Donald Trump a construit une partie de sa campagne sur la dénonciation des effets négatifs sur l’emploi industriel du commerce avec la Chine, le Mexique, etc. Avec Gordon Hanson, Autor et Dorn ont analysé les effets des importations de produits chinois entre 1990 et 2007 sur les marchés locaux du travail américains. Leurs conclusions sont sans ambiguïté : ces importations chinoises ont provoqué une montée du chômage, des baisses de salaire et des retraits du marché du travail dans les zones initialement les plus exposées. Un quart de la décroissance de l’emploi manufacturier est ainsi expliqué par ce phénomène.
Ceux qui travaillaient dans des secteurs directement affectés par la concurrence chinoise au cours des années 2000 ont non seulement vu leurs salaires baisser mais aussi leur probabilité de perdre leur emploi et de vivre grâce aux aides de l’Etat augmenter fortement. Les plus fragiles (mal payés, peu éduqués) au départ sont aussi ceux qui ont le plus souffert de cette montée en puissance de la Chine, en particulier parce que leurs options hors de l’entreprise où ils travaillaient au moment du choc étaient très réduites. Les diverses élections américaines dans les années 2000 ont été directement affectées par la concurrence chinoise. Les zones où la concurrence était la plus forte furent aussi celles qui ont écarté les sénateurs réputés modérés, conduisant à une polarisation de l’échiquier politique américain avec des Républicains plus conservateurs et des Démocrates plus progressistes. Selon les calculs des mêmes auteurs, si la croissance des importations chinoises avait été inférieure de 50% à celle observée, l’élection dans le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin – les trois Etats-clés perdus par Hillary Clinton et gagnés par Donald Trump à la présidentielle de 2016 – aurait basculée en faveur de la candidate démocrate. Donald Trump semble donc avoir gagné en partie « grâce » aux importations chinoises. Les études en notre possession montrent que la montée du populisme est fortement liée à ce phénomène. Elles nous suggèrent aussi que des mesures doivent être proposées à ces perdants des avancées technologiques et de la globalisation des échanges : à court-terme des compensations monétaires et une mobilité géographique facilitée et à moyen terme des efforts de formation.

La polarisation va-t-elle se renforcer dans les prochaines décennies ? Il semble y avoir un débat entre expert sur la réalité et l’ampleur du phénomène…

On ne va pas regretter tous les emplois qui disparaissent, et s’alarmer de robots qui remplacent des ouvriers qui vissaient des boulons ou portaient des colis à longueur de journée. Cette évolution va quand même dans le sens du bien-être…

Je ne pense pas que cette tendance soit contestée par les chercheurs. Le débat porte sur la manière de la mesurer. En France à cause du niveau du SMIC, les salaires du bas sont moins éloignés que dans d’autres pays des salaires intermédiaires, ce qui peut modifier les constats de polarisation. Dès lors que l’on utilise une métrique commune, nous sommes obligés de constater que ce sont les mêmes emplois qui disparaissent et qui bondissent. Ce que nous mesurons mal, c’est la qualité des emplois. Certains emplois intermédiaires qui sont détruits étaient bien payés, mais les conditions de travail étaient pénibles, le niveau de risque et d’exposition à des substances nocives pour la santé était élevé. Dans les emplois d’aujourd’hui moins payés, ces risques et inconvénients tendent à être plus faibles. Qu’en conclure ? Certainement que l’on ne va pas regretter tous les emplois qui disparaissent, et s’alarmer de robots qui remplacent des ouvriers qui vissaient des boulons ou portaient des colis à longueur de journée. Cette évolution va quand même dans le sens du bien-être…

La polarisation va-t-elle continuer de la même façon ? Aux Etats-Unis on observe un ralentissement voire un arrêt de la progression de la part des emplois qualifiés. A partir du milieu des années 2000, ils n’augmentent pas plus que les autres. Les économistes essaient de comprendre les raisons de ce phénomène. Pour les salaires, il y a de plus en plus de sélectivité dans les inégalités : ceux pour qui les salaires continuent d’augmenter vite sont les college graduate, l’équivalent des bac+5, alors que pour ceux qui ont fait 3 ou 4 ans d’études, la prime salariale est bien plus réduite, au point que des étudiants n’arrivent pas à rembourser leurs prêts, parce que le marché du travail est moins favorable. Il faudrait voir si ces tendances apparaissent en France.

Si la polarisation de l’emploi se renforçait, faudrait-il revoir la protection sociale, à la fois dans son volet protection et dans son financement ?

Je répondrais plutôt sur le versant marché du travail. La polarisation a tendance à faire que les trajectoires dans l’emploi sont moins linéaires que par le passé : plus de reconversions, plus d’instabilité dans l’emploi… Les idées les plus progressistes en Europe portent sur la flex-sécurité : accompagner les personnes vers des transitions, favoriser la mobilité géographique, parce que les chocs sur l’emploi sont concentrés géographiquement, faire le deuil de l’emploi à vie. 

 

Y aura-il alors plus de travailleurs pauvres ?

En tout cas c’est ce qui est prédit par le changement technologique, dès lors que les entreprises ont moins besoin d’emplois intermédiaires. Mais tout dépendra de la capacité à se former. Aujourd’hui notre système de formation fonctionne de telle manière qu’énormément de jeunes sont déscolarisés. Ceux qui sont peu formés ne pourront au mieux qu’avoir des salaires moyens. Pour maintenir un niveau d’inégalités faibles, soit il faudra redistribuer bien plus qu’aujourd’hui, soit davantage former les individus, de manière à ce que la population soit plus homogène en matière de formation, comme dans les pays scandinaves, du moins avant que n’arrivent les réfugiés.

Quelles préconisations feriez-vous face à l’enjeu de la polarisation ? Faudrait-il des mesures pour renforcer les professions intermédiaires ?

Il est préférable d’accompagner la mondialisation, les nouvelles technologies… Essayer de surfer sur la vague plutôt que d’essayer de la contrer

Renforcer les professions intermédiaires, c’est comme fermer les frontière ou taxer les robots, on a l’impression que cela protège, au final cela nous appauvrit collectivement. Il est préférable d’accompagner la mondialisation, les nouvelles technologies… Essayer de surfer sur la vague plutôt que d’essayer de la contrer. Des gens mieux formés sauront mieux s’adapter au choc de la mondialisation. Ouvrir les frontières a quand même des effets bénéfiques sur les innovations, sur l’échange des idées, sur la circulation des individus, sur la consommation aussi. Qui dit mondialisation dit un monde où ces gens achèteront des produits moins chers, ce dont ils profiteront ! Enormément de travaux ont montré qu’aux Etats-Unis, la mondialisation fait baisser les prix de nombreux biens, permettant aux Américains de consommer des ordinateurs et des téléphones à bas coût. Finalement, on ne s’appauvrit pas autant qu’on pourrait le croire, parce que les prix baissent davantage que les salaires. On savait déjà que la mondialisation à travers des baisses de prix pouvait bénéficier aux consommateurs, mais on ne savait pas que cela pouvait se faire suffisamment au point de renverser le constat d’un accroissement de la paupérisation. Il faut admettre que ces analyses qui viennent de l’université de Chicago sont assez polémiques.