Le travail social et la prévention du radicalisme à l’heure du numérique
Interview de Johann Rony et Olivier Carbonnel
Assistants de service social et psychologue
Interview de Patrice Obert
<< A la RATP, pour pouvoir travailler ensemble nous avons reprécisé nos valeurs et nos règles en nous appuyant sur le fait que nous sommes une entreprise publique, qui se pense comme une émanation des principes laïcs et républicains >>.
Patrice Obert pilote la Délégation générale à l’éthique créée au sein de la RATP en décembre 2015. Diplômé de Science Po Paris, licencié en droit à Paris II Assas, il est administrateur de la Ville de Paris (ENA Promotion droits de l’Homme), où il a occupé différentes fonctions dont celles de directeur des moyens généraux, de délégué général à la modernisation, de délégué général à la coopération territoriale et de responsable de la Mission Campus. Il était depuis décembre 2014 Secrétaire général du Conseil de l’immobilier de la Ville de Paris. Pour Millenaire3, il détaille les actions relatives à la laïcité mises en place par la RATP.
Quelles ont été les circonstances de la création de la Délégation générale à l’éthique au sein de la RATP ?
La décision de créer cette délégation appartient à Elisabeth Borne (PDG de la RATP) et fait suite aux attentats de novembre 2015 à Paris. Non à cause des attentats eux-mêmes, mais parce qu’il est apparu qu’un des terroristes a travaillé pour la RATP comme conducteur de bus. Cette information a rapidement fait boule de neige dans la presse, et a été entretenue aussi en interne par des témoignages parus notamment sur le site Riposte Laïque et recueillis également auprès d’un responsable syndical. Il y a eu une crise médiatique, qui a poussé la présidente à s’emparer de ces questions. D’emblée, elle a choisi de créer une Délégation générale à l’éthique et non pas à la laïcité, pour pouvoir couvrir et aborder toutes les questions qui pourraient se poser.
Quel est votre parcours et pourquoi a-t-on choisi de recruter un non spécialiste, qui plus est extérieur à l’entreprise ?
Il est vrai que je ne suis pas un spécialiste de ces questions et que je n’ai pas fait toute ma carrière à la RATP, puisque j’ai été pendant 35 ans à la Ville de Paris, d’abord comme administrateur, puis sous directeur et enfin directeur. Je pense qu’Elisabeth Borne a estimé intéressant de nommer quelqu’un qui soit justement extérieur à la RATP, qui puisse avoir un œil neuf, tout en étant aguerri à la gestion d’une grosse structure. Il se trouve en effet que la Ville de Paris et la RATP sont des entités qui ont des points communs, notamment par leurs personnels (50 000 emplois de part et d’autre) et par leur périmètre géographique. Ce sont aussi 2 structures qui travaillent avec le public et pour le public. Par ailleurs, je suis un citoyen engagé, notamment sur les questions de réinsertion des jeunes et sur les problématiques sociétales.
Quelles ont été les premières réactions à votre arrivée et comment avez-vous évalué le climat propre à la RATP à ce moment-là ?
Je suis arrivé à un moment de crise et je pense que les salariés ont été soulagés de voir que ces questions relatives à l’éthique, à la laïcité étaient prises en charge. J’ai commencé à travailler en faisant un état des lieux, qui a consisté notamment à rencontrer de très nombreux salariés au sein de la RATP, à tous les échelons du management. J’ai aussi mis en place une adresse mel sur laquelle tous les salariés sont invités à faire part de leurs problèmes ou questions. A chacun de ces messages, je m’efforce de répondre dans un laps de temps réduit, après avoir consulté, si besoin, des experts. J’ai eu très vite de très nombreuses remontées, des témoignages portant sur des problèmes, mais aussi d’autres qui me disaient leur fierté d’appartenir à la RATP, notamment des musulmans.
Plus précisément, j’ai cherché dès mon arrivée à saisir qu’elle était la culture propre à la RATP, au niveau de son organisation, comme de ses valeurs. Nous sommes une entreprise, qui depuis la réforme décidée dans les années 90 par Christian Blanc, est très décentralisée, chaque ligne de métro ou chaque centre bus par exemple fonctionne comme une unité autonome. Et cet ensemble est chapeauté par des directeurs de départements et la présidente, ce qui fait qu’il n’y a que 3 échelons hiérarchiques. Par ailleurs, c’est une entreprise qui a une culture d’ingénieur, une entreprise aussi à dominante masculine : 20% de femmes et seulement environ 8% pour les 15 000 chauffeurs de bus. Et une entreprise qui garde une culture ferroviaire avec une capacité de mobilisation très forte, héritée d’une organisation presque militaire.
Et en même temps, c’est une entreprise qui s’est trouvée blessée par ce qui s’est passé, dont les salariés ont parfois mal vécu le fait qu’elle ait été montrée du doigt par la presse à la suite des attentats du Bataclan. Et elle s’est trouvée d’autant plus affectée que c’est une entreprise qui a une culture sociale très forte, qui est ouverte à la diversité, à la fois dans sa mission, qui est de transporter tous les voyageurs quels qu’ils soient, et dans son recrutement. La RATP s’est appuyée à de nombreuses reprises sur le réseau des Grands Frères pour recruter des personnes issues de la diversité et des quartiers. Pour cela et pour l’ensemble de sa politique de recrutement elle a reçu à de nombreuses reprises le label Top Employeur (un label qui évalue la politique des ressources humaines menées par les entreprises).
Comment avez-vous commencé à travailler ?
Forts de ces constats, nous avons mis au point et proposé le plan « travailler ensemble », qui a été ensuite validé par la présidente, le comité exécutif et les organisations syndicales. Il repose sur 2 points essentiels :
Le premier qui consiste à réaffirmer le « travailler ensemble » dans l’entreprise vue alors comme une micro société. Dans la vie civile, on va devoir « vivre ensemble », en respectant un certain nombre de règles. Mais d’une manière générale, on sait qu’on y est libre d’y exprimer ses opinions, on peut dire, penser et faire ce que l’on veut, dans la limite où l’on ne gêne pas son voisin. A la RATP, pour pouvoir travailler ensemble nous avons reprécisé nos valeurs et nos règles en nous appuyant sur le fait que nous sommes une entreprise publique, qui se pense comme une émanation des principes laïcs et républicains. Nous avons réaffirmé notre neutralité, notre laïcité et nos principes de non discrimination. Par conséquent, pour travailler ensemble, on ne peut exprimer sur son lieu de travail ses convictions, qu’elles soient politiques ou religieuses.
Le second point a été de dire « parlons-en », c’est-à-dire d’instaurer le principe que ces questions relatives à la laïcité, à la neutralité dans le service, etc. n’étaient pas des questions tabous. Qu’elles pouvaient rencontrer des manquements, poser problème et par conséquent qu’il devait être possible d’en parler. Ainsi, le refus de serrer la main des femmes, qui plus est dans une entreprise où le serrement de main est un quasi rituel, devait pouvoir être abordé. Qu’il devait être possible de s’interroger sur un pantalon en apparence trop court ou rentré dans des chaussettes. Que la prière dans un vestiaire voire dans un bus était en effet une problématique à laquelle il fallait pouvoir répondre de façon claire et négative.
Depuis quand a-t-on constaté au sein de l’entreprise des problèmes de ce type ?
Je pense que cela commence dès les années 90. Et cela n’est pas propre à la RATP, c’est un phénomène qui s’est produit un peu partout dans les grandes entreprises. Cela n’a pas non plus été vu comme un problème tout de suite, la prise en compte de ces manifestations a été lente, notamment parce que leur surgissement ne s’est pas fait brutalement, mais de manière incidente, presque sans bruit.
A la RATP, ces questions ont été prises en considération de plusieurs manières avant mon arrivée. Par exemple dès 2005, est intégré aux contrats de travail et aux règlements intérieurs une clause de respect de la laïcité au travail. En 2011, nous avons élaboré un code éthique, et en 2013, nous avons diffusé un guide pratique de la laïcité auprès des agents d’encadrement. Ces questions ont donc connu une lente montée en puissance, tout en étant traitées. Cependant, cela a été fait avec discrétion, par crainte peut-être d’envenimer le problème. Elles sont donc aussi restées largement masquées, jusqu’à la création de la délégation. En effet, ce n’est pas parce que vous éditez des documents, ou que vous inscrivez certains principes dans un contrat de travail, que le comportement des individus change ou que le management sait s’en servir.
Les agents n’avaient pas vraiment intégré les comportements à tenir et les règles à observer en cas de problèmes et n’étaient pas sûrs d’être soutenus ou accompagnés par leur hiérarchie et / ou par les syndicats. Ainsi, on avait bien édité des documents, mais on n’avait pas mis en place des procédures de suivi : l’entreprise n’était pas ouvertement et massivement engagée sur ces questions. Ensuite parce que ce sont des questions complexes, qui touchent aussi à l’intime aux valeurs personnelles : on peut craindre de se voir taxer d’islamophobie, voire de racisme, on peut craindre des représailles, on peut craindre de mettre en péril la cohésion d’un service, etc. Autrement dit, les réticences sont fortes et de nature diverses.
Et puis, il faut bien voir une chose, nos agents sont essentiellement guidés, et c’est normal, par leur volonté d’effectuer le travail qui leur est demandé. Que les métros se succèdent avec régularité, que les bus tournent avec efficacité, voilà leur priorité. C’est là aussi où l’on voit que la culture d’ingénieur à laquelle je faisais allusion s’illustre : l’entreprise fonctionne remarquablement bien s’agissant de ce pour quoi elle a été constituée, maintenant, si d’autres questions surgissent, elles sont souvent mises sur le côté.
Quels sont les processus que vous avez mis en place ?
Nous avons maintenant des actions qui concernent toute la carrière de nos agents. Au moment du recrutement, on va leur parler des 3 principes socle propre à la RATP : la laïcité, la neutralité et la non discrimination. Ensuite, lorsqu’on affecte les agents, on cherche à diversifier les lieux de travail, ainsi, on ne va pas systématiquement affecter un agent qui vient d’une cité au centre bus voisin. Nous proposons aussi des formations, avec des modules portant expressément sur ces questions de laïcité, sur ce que contient cette notion, sur les problèmes et leurs modes de résolution. Enfin lors de l’évaluation individuelle biennale, qui nous permet de rencontrer chaque agent, nous avons décidé d’aborder systématiquement ces questions. Ce qui fait qu’en 2 ans, c’est-à-dire d’ici fin 2018, tous nos agents y auront été sensibilisés au moins une fois.
Nous voulons avoir une attitude claire : chacun peut penser ce qu’il veut mais il n’a pas à l’exprimer au sein de l’entreprise. Nous avons un discours très ferme pour réaffirmer la règle. Ensuite, nous avons une posture qui s’adresse directement à l’encadrement, pour dire aux managers de proximité que ce sont des problèmes compliqués, qui renvoient à l’intime, pour lesquels il n’est pas forcément simple de se positionner, mais pour lesquels ils doivent agir en sachant qu’ils seront soutenus par la hiérarchie.
Aux agents, nous disons « Vous pouvez, vous devez faire remonter les difficultés que vous rencontrez à votre hiérarchie. Vous avez pour cela une direction des ressources humaines, vous avez un supérieur, vous avez une délégation à l’éthique qui sont là pour vous entendre ».
Quels sont les outils que vous utilisez pour faire passer ces messages ?
Nous avons donc un discours de pédagogie, mais nous avons aussi des sanctions. Un entretien peut être l’occasion d’un recadrage en face à face. On explique, on réexplique ce qu’est la laïcité, nous avons des outils pour cela, notamment la vidéo produite par l’associations Coexister . Si l’agent ne change pas de comportement, s’il persiste à considérer que sa religion est première par rapport aux règles édictées par l’entreprise, il est mis à pied et cela peut aller jusqu’au licenciement, ce qui s’est produit plusieurs fois à ce jour. La plupart du temps cependant, les comportements s’ajustent.
En 2015, nous avons décidé de nous associer à la Journée nationale de la laïcité pour sensibiliser nos salariés, pour leur expliquer nos 3 principes de laïcité, neutralité et non discrimination. Nous avions pour cela des kits pédagogiques, des guides, et cela a aussi été l’occasion d’annoncer et de mettre en place le plan « travailler ensemble ». On a donné des éléments de langage comme on a abordé des cas pratiques : on a travaillé sur la question des salutations entre deux personnes ou en groupe, sur les tatouages, les percings, les tenues… On souhaite monter une « bibliothèque » de cas pratiques et de questions relativement bien identifiées avec une réponse adaptée à chaque situation rencontrée.
On a aussi fait intervenir une troupe de théâtre qui a écrit des petites saynètes au vu des situations rencontrées, qui ont été jouées dans les centres bus. C’était pour nous une manière d’amorcer la discussion et le débat, pour exposer quel comportement peut être adopté, face à une situation ou une autre. Pour ma part je me suis entouré d’un cercle informel de conseillers sur la laïcité. C’est sur eux que je m’appuie lorsqu’on me signale une situation par mel ou téléphone. Mon service est identifié pour son expertise sur ces questions et je m’efforce aussi d’être réactif, de répondre dans un délai bref, tout en prenant le soin de consulter si besoin. Je me situe en soutien au management.
On a l’impression à vous entendre que c’est une parole qui vient d’en haut Comment est-elle partagée dans l’entreprise ?
La RATP est une entreprise publique, avec une tradition de service public et de laïcité. Même s’il y a eu du relâchement, les gens partagent largement la conception de la laïcité que je vous ai exposée. On a aussi un accord sur ces questions avec les syndicats qui ont été associés au plan « travailler ensemble » à la demande de la présidente. Il y a pu y avoir ici ou là des résistances, mais globalement, je dirais que la laïcité est une valeur qui appartient à la culture de l’entreprise. Ceci posé, il était temps de réaffirmer nos valeurs et nos principes. Cela ne préjuge pas non plus de l’avenir. Il peut y avoir des difficultés nouvelles qui surgiront, car nous vivons dans un monde qui change vite.
J’ajoute que le fait que nous soyons une entreprise publique rend à mon sens plus simple, plus aisé la réaffirmation de principes laïcs. C’est le cas aussi pour les collectivités territoriales, pour l’Etat… Dans le privé, c’est nécessairement différent. Mais qu’elle que soit la posture affichée, l’important, c’est qu’elle le soit avec pédagogie et fermeté, me semble-t-il. Si on peut parler, alors cela fonctionne.
Quelles sont vos missions au delà des questions relatives à la laïcité ?
La délégation aborde les questions relatives à l’ensemble de nos activités. Nous allons par exemple mettre en place à partir de janvier 2017 un conseil à l’éthique, à la RSE et à la conformité. Pour faire en sorte que tout manager, en France comme à l’étranger, s’il est confronté à un problème inédit, puisse prendre une décision juste, et qui soit en conformité avec nos 6 valeurs. L’idée est plus largement de faire en sorte que l’ensemble de notre activité soit réalisé en conformité avec les valeurs de l’entreprise, dans le respect du droit et des différentes parties prenantes.
L’entreprise a une éthique notamment sur les questions de lutte contre la corruption, sur les conflits d’intérêt, etc. Nous ne ferons pas quelque chose qui est contraire à nos valeurs pour emporter un marché lors d’un appel d’offre par exemple. Nous avons aussi une éthique vis-à-vis de nos employés, qui porte sur les relations humaines, le « travailler ensemble », la non discrimination, la lutte contre le harcèlement, l’application de la diversité…
Nous avons par ailleurs une éthique citoyenne, qui aborde des thématiques proches de la RSE : nous sommes concernés par les questions environnementales, sociétales. Par exemple, nous convertissons progressivement tout notre parc de bus à l’électrique. De même nous étudions des solutions pour que le freinage des rames de métro dégage moins de particules, etc. Nous avons aussi une politique de recrutement ouverte sur la diversité et qui s’appuie sur les missions locales. Dans nos filiales qui exercent dans les pays émergeants, nous sommes aussi attentifs aux questions salariales et au respect des droits de l’homme.
Nous ne partons pas de rien, mais ma délégation est là pour réaffirmer ces principes et pour les rendre opérationnels. D’où cet énorme travail de sensibilisation des managers, de mise au jour de nos valeurs, et de mise en place d’un processus pour qu’elles soient appropriées par l’ensemble des personnels. L’idée étant in fine de partager les valeurs et les bonnes pratiques, pour que les expériences des uns servent à celle des autres.
Interview de Johann Rony et Olivier Carbonnel
Assistants de service social et psychologue
Interview de Mathilde Philipp-Gay
Maître de conférences en droit à l’Université Jean Moulin - Lyon 3
Étude
Les vécus de violence dans le cadre des relations entre professionnels et usagers des services sociaux et médico-sociaux semblent être un phénomène de plus en plus prégnant
Texte d'Anouk JORDAN
Les violences avec le public témoignent de la difficulté d’exercer le métier de travailleur social dans les organisations concrètes du travail que sont les collectivités territoriales.
Étude
Ce guide a pour objectif de répondre aux questionnements des communes souhaitant ouvrir des espaces de coworking, et ce à toutes les étapes du processus.
Article
Contrairement à ce que l'on pense souvent, les conditions d'accès aux emplois de la fonction publique ne protègent pas de la discrimination.
Étude
Cette synthèse explore l’impact du numérique sur le travail social et médico-social auprès des services publics locaux.
Interview de Dounia Bouzar
Anthropologue du fait religieux
Interview de Nicolas Fieulaine
Maître de conférences en psychologie sociale, Groupe de Recherche en Psychologie Sociale (GRePS), ’Université Lyon 2