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Comment amener les citoyennes et les citoyens les plus riches à se tourner vers une plus grande sobriété ?
Interview de S. Romi Mukherjee
<< Le culturalisme a remplacé le discours sur les classes sociales, l'égalité est en train d'être remplacée par la reconnaissance de l'identité. Or, la reconnaissance d'une identité ne crée pas forcément de l'égalité structurelle >>.
Docteur en histoire des religions de l'Université de Chicago, S. Romi Mukherjee travaille sur les interactions et les antagonismes entre la religion, l’interculturalité et le républicanisme français face à la transformation mondiale. Il est actuellement maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.
S. Romi Mukherjee répond à nos questions dans le cadre d’une série d’entretiens portant sur la question du communautarisme religieux.
Des acteurs publics justifient des politiques de mixité sociale dans l’habitat, la culture, etc., par référence à la lutte contre le communautarisme culturel et/ou religieux. Quelle est la pertinence de cette notion ?
Je suis à moitié d’accord avec cette thèse très en vogue selon laquelle le communautarisme est une construction imaginaire et que le communautarisme musulman n’existe pas. Il est indéniable que la notion est pour partie fabriquée par des intellectuels, des élus, des acteurs. Dans le 93, en Seine-Saint-Denis, fabriquer du communautarisme est une manière pour des maires de gérer leur commune. Souvent, les mairies ne cherchent pas le vote de citoyens, mais celui de musulmans. On passe donc de la citoyenneté abstraite au particularisme culturel. Ce passage révèle les antinomies entre une gauche républicaine et sociale et une gauche libérale et multiculturaliste. Comme Michel Onfray le constate, il s’agit de l’opposition entre le peuple « old school » et le peuple « new school ». Sauf que dans cette dernière version, le peuple n’en est pas vraiment un, parce qu’on se contente d’affirmer un dispositif d’identitarisme dans lequel « les communautés » coexistent mais ne se mixent pas. Le politique en est transformé : au lieu de construire une communauté politique autour du principe de fraternité, il « manage » des différences identitaires, réifie des communautés ethno-religieuses dont les membres sortent alors de la citoyenneté et de son universalisme.
Sur le plan historique, le communautarisme est également une construction intellectuelle. Elle concourt à une hégémonie, permet de séparer la culture du groupe dominant, celle de l’homme blanc, posée comme universelle, des cultures minoritaires ou locales. Dans le 93 et même à Paris, à Château Rouge, à Marcadet-Poissonniers, vous trouvez des cafés 100% blancs-bobos, des cafés 100% arabes, des cafés 100% africains. Pourquoi ne pas parler du communautarisme bobo ou blanc ? Pourquoi le communautarisme serait-il uniquement du côté des immigrés ? Il y a une mauvaise foi dès le départ qui va justifier la « lutte contre le communautarisme ». Rappelez vous cette question entendue juste après les attentats de Charlie Hebdo et au moment des « Marches républicaines » des 10 et 11 janvier : « eux vont-ils venir ? », sous entendu, parce qu’ils sont dans le communautarisme. Ceux qui posaient cette question appartenaient à une communauté républicaine, mais blanche. Or cette communauté républicaine s’oppose au républicanisme en tant qu’affranchissement de racines primordiales (race, religion, couleur de peau, y compris la couleur blanche). Il faut déconnecter l’histoire de la République de l’histoire d’une « communauté », arriver à dissocier ce qui est de l’ordre du républicanisme de ce qui est de l’ordre de groupes dominants blancs qui se revendiquent de la République pour véhiculer leurs conceptions. Personne n’a le monopole de la vertu… Cela étant dit, j’ai perçu dans mes enquêtes ce qui pourrait relever de formes de communautarisme.
Justement, pouvez-vous parler de vos terrains d’enquêtes et de vos méthodes ?
Je parle tout simplement aux gens. J’observe des pratiques sociales et la façon dont laquelle les gens négocient leurs identités, leurs appartenances politiques et culturelles, leur environnement. Il faut être dans leur vécu pour que l’observation participante puisse se faire. Ceux qui parlent du communautarisme en parlent presque toujours depuis l’extérieur. J’enseigne à Science Po, mais ceux qui parlent des banlieues les connaissent rarement, ils n’y vivent pas, ils sont dans une forme de projection fantasmatique. Pour comprendre ce qui se passe, il faut parler avec ceux qualifiés de communautaires, prendre du temps, venir et revenir. J’habite à Aubervilliers. Je suis entré dans les mosquées, dans les commerces, et, dans le cadre d’une enquête sur le halal, dans une centaine de boucheries, dans le cadre d’une autre sur les cafés, dans des dizaines de café. Je vois les cafetiers chaque jour, nous discutons, je me fais accepter. Pour mener ce type de recherche, il faut forcément être un mec. Mon look a aussi aidé. Ils savent que je suis américain sans trop savoir qu’en faire, certains pensent même que je travaille pour la CIA. C’est peut-être le cas… (rires)
Qu’avez vous appris de cette enquête sur le halal en Seine-Saint-Denis, menée dans plusieurs communes, Aubervilliers, Saint-Denis, etc. ?
La dernière boucherie non halal d’Aubervilliers a fermé en 2010. Le dimanche après 13 h, quand ferme le Monoprix, impossible de trouver la moindre saucisse, pareil à Saint-Denis ou Sevran. Mon enquête visait à savoir ce que veut dire halal. Le halal devient une façon d’être musulman. Selon Gilles Kepel, c’est une révolution silencieuse. Chez les jeunes, les 15-35 ans — la 3ème génération dans l’histoire de l’immigration —, il faut être « 100% halal ».
A quoi renvoie le halal ?
Dans le Coran, le halal indique ce qui est licite et illicite. Ce n’est donc pas seulement la question de la viande. Pour beaucoup, c’est une façon de vivre, une éthique. Leur islam est DIY « do it yourself », c’est un bric-à-brac, un islam syncrétique, qui n’a rien à voir avec les dogmes, l’apprentissage de la théologie ou la lecture du Coran. Il y a juste des gestes, des signes, des pratiques, des codes, liés au corps, aux vêtements, à la nourriture, etc. Et dans le vide de la non-signifiance et de la non-appartenance, le code est souvent surdéterminé ou surcodé. Je parle de la dialectique de « yoga djihad », parce qu’on trouve dans l’un comme dans l’autre les mêmes techniques corporelles et la même obsession de la pureté. Qu'il soit new âge, spirituel, bricolé, thérapeutique, ou qu’il fasse un peu de yoga après le boulot, le bobo post-moderne imagine, mobilisant une pensée tout à fait magique, quelque chose de pur qui l’élève au-dessus d'une époque profane. Le fondamentaliste pour sa part tâche d’incarner une impossible authenticité et pureté. Etre halal n’est pas forcement être fondamentaliste. Pourtant, se revendiquer 100% halal est souvent aussi une façon de se donner une discipline et un cadre moral dans un monde d’anomie totale, sans règle. Le halal renvoie aussi à tout ce qui se consomme. Il existe des vacances halal, avec piscine halal, chambres halal, etc. A l’origine, le burkini était destiné à des femmes halal qui se rendaient sur des plages halal. En anglais, on dit « vivre dans les halal ». Lydia Guirous qui vit à Roubaix parle dans son premier livre « Allah est grand et la République aussi », assez amusant, des sextoys halal. Dans un magasin d’Aubervilliers, je demandais si les sushis ou le saumon étaient halals, on m’a répondu que oui. Cela ne veut plus rien dire. Peut-on être vraiment 100% halal ?
L’islam des jeunes que vous voyez émerger est-il en rupture avec l’islam des parents ?
Oui, il vient en réponse, en contestation des parents. On voit des parents de la deuxième génération, républicains et laïcs, qui mangent du jambon et boivent du vin, dont les enfants, radicalisés, ouvrent le frigo et jettent le jambon. Ces enfants disent que l’intégration est un mensonge : « nous, nous sommes musulmans ». Beaucoup de mamans et de papas musulmans sont très inquiets, à juste titre, des jeunes générations qui se fondamentalisent, se radicalisent, se halalisent. Le sondage de l’Institut Montaigne (« Un islam français est possible », sept. 2016) montre l’ampleur du phénomène.
Ils n’adhèrent plus alors au projet d’intégration qui était celui des parents ?
Ils refusent d’entrer dans le projet national mais s’appuient sur les valeurs de la République, sur la liberté de conscience et de croyance, pour revendiquer, ce qui est une contradiction et de la mauvaise foi. Ils rejettent l’Etat qui crée les conditions de leur croyance et de leurs pratiques. « J’ai le droit de pratiquer ma religion comme je le veux ! ». Mais soyons clairs, pour chaque délinquant dans la banlieue, il y a un jeune qui réussit. Il faut se méfier du discours médiatisé sur les « jeunes de banlieue » qui fonctionne comme un écran fantasmatique pour la reproduction de la panique morale. En même temps, pour des jeunes qui ont quitté l’école, sont devenus de petits délinquants, ne peuvent aller en boîte, et accumulent une misère, c’est aussi une manière d’acquérir de la dignité. En devenant membre d’une communauté, ils se sentent respectés, et des sites internet indiquent comment conquérir cette dignité. La tentation n’est pas tout à fait illogique.Plutôt que d’essayer de s’intégrer, ils se réclament de l’identité stigmatisée pour lutter contre ce qui les exclut. Je vois là un cercle vicieux. Plus l’Etat dit, « tu n’es pas intégré, tu n’es pas un bon citoyen, il faut signer avec tes parents telle charte de la République ou de la laïcité », plus on devient « halal », ou pire. C’est un dialogue de sourd.
Vous avez mené aussi une enquête sur les cafés et les terrasses, qu’avez-vous observé ?
Les choses ont changé très vite dans les dix dernières années, surtout après les Printemps arabes, avec l’installation de nouveaux immigrés. En France, historiquement et dans les campagnes, les cafés sont surtout fréquentés par les hommes qui jouent aux cartes, discutent, etc. Mais des cafés dans ces communes du 93 sont 100% masculins, les femmes ne peuvent y entrer, et le même phénomène s’observe dans les rues, on n’y voit presque que des hommes. Alors que les hommes sont dans les cafés, les femmes, seules ou avec les enfants, si elles sortent, vont au MacDo et au Quick.
Comment cela s’explique ? Est-ce une manifestation de communautarisme, religieux ou culturel ?
Si l’espace public n’est pas autorisé aux femmes, est-ce religieux et lié à l’islam ? Est-ce culturel ? Quand je pose ce type de questions aux hommes, ils répondent, « c’est notre culture, on fait comme ça au bled ». Je demande alors : « c’est quoi votre culture ? » Réponse : « c’est la culture musulmane ». Donc, oui et non. Mais il y a des personnes, musulmanes, qui ne séparent pas de façon claire la religion, la culture, la politique, elles sont constamment dans le religieux, ne le laissent pas dans l’espace privé domestique. Des gens avec lesquels j’ai discuté disaient aussi : « c’est notre communauté, contre eux, les Français », ou « vous n’êtes plus en France, vous êtes dans le 93 ». Les mots communauté et communautarisme ne sont pas refusés, certains s’en réclament alors même qu’ils connaissent le discours négatif tenu sur le communautarisme. Le mot communauté devient positif. Ils en font un motif de fierté, de la même façon qu’ils se réclament de la banlieue.
Je suis pourtant obligé de constater que leur manière de penser est dangereuse, notamment quand il est question de la place des femmes. En face, des féministes maghrébines, laïques, qui habitent ces banlieues, luttent contre la masculinisation ou bledisation, c’est leur terme, de l’espace public. A Saint-Denis, elles ont créé l’association La Brigade des Mères. A Aubervilliers, le collectif Place aux femmes, dont le slogan est « pour la mixité dans l'espace public et les cafés d'Aubervilliers ».
Que font ces femmes pour remettre en cause la mainmise des hommes sur les cafés et les espaces publics ?
Elles se rendent dans les cafés où il n’y a que des hommes, occupent des terrasses, commandent une bouteille de champagne par exemple. Parfois, elles ne sont pas les bienvenues, le serveur refuse de leur dire bonjour et refuse de servir, ce qui est un délit. Quand celle qui entre n’est pas musulmane, les hommes peuvent accepter et dire, « bon c’est juste une pute », mais quand elle est musulmane, leur critique est plus sévère. Un des objectifs de Place aux femmes est de labelliser les cafés d’Aubervilliers où les femmes peuvent se sentir bien. En signant leur charte, le gérant s’engage à accueillir avec bienveillance les femmes et à y maintenir un climat de sécurité et de respect mutuel. Quand le café est « femmes friendly », elles apposent un autocollant sur la porte « Place aux femmes, bu et approuvé ». Si l’on se promène à Aubervilliers, on constate que 20 ou 25 cafés ont accepté, ce qui est peu, il y en a une centaine. Ce collectif mène ce qu’il appelle une lutte positive, féministe, sociale et politique, pour que la ville retrouve de la mixité et pour déclencher une réflexion sur la place de la femme dans l’espace public. Fatima Mernissi, une sociologue marocaine, a montré que dans l’histoire de l’islam, chaque crise économique, sociale, politique donne lieu à la même réponse des leaders : mettre les femmes à la maison et fermer les magasins qui vendent du vin. Ces femmes sont sur ce registre, on parle de mouvement, en anglais « Wine and women. » Elles brisent un tabou historique.
Dans l’opinion publique, y a-t-il une prise de conscience de cette emprise masculine sur des espaces publics ?
Oui, un reportage de France 2 diffusé le 7 décembre 2016 a fait réagir la classe politique et les internautes. Le reportage s'ouvre sur des images d'un café et de rues où l’on ne voit que des hommes. Deux militantes de l'association Brigade des Mères, en caméra cachée, rentrent dans un bar. Parmi les hommes qui leur demandent ce qu'elles viennent faire ici, l’un leur dit qu'il n'y a pas de mixité dans ce café : « On est à Sevran, on n'est pas à Paris. T'es dans le 93, ici c'est une mentalité différente, c'est comme au bled. » Le reportage se poursuit dans la banlieue de Lyon, à Rilleux la Pape, où des femmes luttent également (cf le Progrès, 21 mai 2016 et 16 juin 2016). Le Parisien a titré au même moment « Ces lieux interdits aux femmes », et parle surtout d’Aubervilliers. Mais, on n’en parle pas assez. C’est troublant parce que si le sujet reste tabou, le phénomène se naturalise en forgeant aussi de la conformité. Le phénomène de masculinisation ou halalisation de la rue est réel. Si l’on ajoute d’autres phénomènes, comme celui de la radicalisation, phénomènes que je me garderais bien de relier entre eux, cela atteste d’une fermeture, d’un repli identitaire.
Ces phénomènes de masculinisation de l’espace public et d’essor du halal comme éthique et ensemble de pratiques relèvent-ils du communautarisme religieux ou culturel ?
Il n’y a pas moyen de caractériser et mesurer le communautarisme aujourd’hui. J’ai grandi aux Etats-Unis dans une famille d’origine indienne, nous venons de Calcutta. Est-on dans le communautarisme culturel quand, avec mes parents et ma sœur, nous mangeons ensemble au restaurant en parlant bengali ? Je ne le pense pas. Et si ce n’est pas 4 mais 50 Bengalis qui se réunissent pour manger ensemble, cela devient-il du communautarisme ? Et si ces 50 Bengalis se répartissent avec les hommes d’un côté et les femmes de l’autre ? Et si ces 50 Bengalis ne disent pas bonjour aux non-Bengalis ? A partir de quand entre-t-on dans le communautarisme ?
Vous n’avez pas de définition ?
Non, mais sur la base de mes observations, je dirais que le communautarisme peut être mesuré par le degré d’ouverture d’un groupe social à d’autres groupes, ainsi qu’aux formes d’altérité qui, en son sein, mettent en cause sa propre homogénéité (soit ethnique, morale, culturelle, etc.). Il se mesure aussi par la reconnaissance ou la non reconnaissance des droits qui sont garantis par l’appartenance à la communauté politique que constitue la nation. Dans les cafés, il s’agit bien de communautarisme, parce que ceux qui ne sont pas membres de cette communauté musulmane et masculine ne sont pas les bienvenus. Le communautarisme évite à tout prix la possibilité de mixité sociale. Le communautarisme pourrait alors être mesuré, certainement pas par l’identité d’un groupe, mais par le degré d’ouverture à l’altérité, l’ouverture entre groupes ethniques, religieux, ou culturels. Cela pourrait être un début de définition. On verrait alors qu’il y a bien des communautarismes, y compris du communautarisme culturel blanc. Dans les communes que j’ai étudiées, des mairies ont créé des espaces d’échange culturel, des espaces sécurisés pour les femmes, on y écoute Radio Nova ou FIP, on y mange bio, etc. C’est aussi du communautarisme, parce que les « blédards » et les musulmans ne s’y sentent pas les bienvenus. Encore une fois, ceux qui promeuvent la mixité sociale empêchent la mixité sociale. Finalement, il est injuste d’associer systématiquement communautarisme et musulmans.Les Chinois et les Indiens sont extrêmement communautaires si on utilise ces définitions. Pour autant, dans leur cas, le stéréotype historique est pris au sérieux : « ils sont tranquilles, ils ne gênent personne, ils paient leurs impôts ». Ils n’ont pas été les sujets de l’empire colonial français, ce qui change leur rapport à la France et leur statut dans l’imaginaire français.
Avez-vous observé des phénomènes de pression pour que des personnes se conforment à des normes religieuses, par exemple pour que des femmes se voilent ou restent à la maison ?
Oui et non, je vous renvoie pour le voile à la thèse de Cécile Laborde. Quand j’ai posé la question du voile, j’ai eu plusieurs réponses. Des femmes, nombreuses, m’ont dit que le voile facilite la relation à leur entourage, frères, cousins, oncles, qu’elles peuvent sortir plus librement quand elles sont voilées. Dans ces cas-là, le voile n’est pas un choix mais une réponse au contexte. D’autres m’ont dit que c’est un choix. Certaines expliquent que porter le voile est un honneur, il leur donne du prestige, indique leur relation à Allah, et là encore, on ne sait pas si c’est pour ne pas dire qu’elles sont malheureuses. Il est difficile de savoir s’il y a de la coercition dans le port du voile, comme dans le fait de rester à la maison. Des femmes disent qu’elles mettent leurs mecs dehors pour être tranquilles. D’autres disent qu’elles peuvent sortir de telle heure à telle heure, et ne peuvent aller que dans certains endroits. Beaucoup de femmes se disent impuissantes devant ces phénomènes. Il y a donc plusieurs réponses, ce n’est pas homogène.
Vous avez parlé de changements depuis les Printemps arabes, quels sont-ils ?
Le clivage entre la communauté blanche-bobo et la communauté arrivée depuis les Printemps arabes qui occupe les rues s’est renforcé. Si vous allez sur le site internet ville-idéale.com, destiné à noter et donner un avis ou connaitre la qualité de vie d'une ville, vous verrez les avis des habitants. Pour Aubervilliers, il est frappant de voir le nombre de commentaires qui parlent du communautarisme religieux et de la masculinisation de l’espace, du type « trop de mecs dans les rues », « c’est trop le bled », « insécurité le soir pour les femmes »… J’ignore qui écrit puisque les commentaires sont anonymes, mais on voit des femmes musulmanes qui ont peur de sortir, et des femmes non musulmanes qui ont aussi peu de marcher dans les rues.
Percevez-vous l’influence du salafisme dans les phénomènes que vous étudiez ?
Je n’ai jamais réalisé mes enquêtes sous cet angle et n’ai jamais rencontré quelqu’un qui m’a déclaré être salafiste. Certains comportements peuvent être qualifiés de salafistes, comme les chauffeurs de bus qui ne parlent pas aux femmes. Des chercheurs, dont Gilles Kepel, sont convaincus que c’est ici, dans le 93, dans les anciennes banlieues rouges, que le salafisme a pris son essor.
Que faudrait-il faire, notamment en terme d’action publique face à ces phénomènes, dès lors qu’ils sont préoccupants (masculinisation d’espaces publics, montée du fondamentalisme, non inscription dans un projet national, …) ?
Plutôt que de parler d’intégration, il faudrait en donner les conditions, parce que beaucoup de jeunes ne demandent que cela. Des jeunes m’ont dit que l’Etat ne souhaite pas qu’ils s’intègrent, et qu’on les traite de communautaires et de musulmans. L’exigence doit porter à la fois sur l’Etat, qui ne peut pas tout faire, on le voit bien avec l’école, mais doit dire quelles sont ses responsabilités exactes vis-à-vis du citoyen, et sur le citoyen. Je suis contre le discours de la victimisation, chaque citoyen a ses responsabilités. Ensuite, pour être franc, je suis perplexe. Parce que sans volonté des deux côtés, les politiques publiques ne peuvent pas faire grand chose. A Aubervilliers, des millions d’euros ont été investis il y a 3 ans pour créer une grande salle de théâtre et de concert qui aurait dû permettre aux Parisiens de venir, et de faire de la mixité. Personne n’est venu, les salles ont été allouées à de petites associations. La question en France n’est pas celle de banlieues oubliées par l’Etat, cela n’a rien à voir avec les ghettos américains.
Les fractures sont fortes avec d’un côté l’exaspération de communautés « blanches » non musulmanes face à l’islam, et de l’autre des musulmans exaspérés par les amalgames avec l’islamisme radical, d’être montrés du doigt…
Oui, les fractures sont énormes, à la fois entre les musulmans et au sein des communautés musulmanes. Pourtant, comme Christophe Guilluy l’observe, les vrais losers de la République ne sont pas les musulmans des banlieues qui sont souvent cosmopolites et ont accès aux services des métropoles. Les perdants sont les petits blancs des campagnes, les fils de communistes qui deviennent lepénistes, ceux qui sont bloqués physiquement, économiquement et psychologiquement. Aux Etats-Unis, cet électorat a voté Trump. Le petit homme blanc en a marre que l’on ne parle à la télé que d’intégrer et d’aider les musulmans des banlieues, alors qu’il est ignoré et n’est pas représenté. Ils sont aussi les losers du capitalisme et de la mondialisation néolibérale. Il est drôle qu’avant le travail de Christophe Guilluy, NTM, qui vient du 93, avait évoqué ce phénomène dans la chanson « Qu’est ce qu’on attend ». Le culturalisme a remplacé le discours sur les classes sociales, l’égalité est en train d’être remplacée par la reconnaissance de l’identité. Or, la reconnaissance d’une identité ne créé pas forcement de l’égalité structurelle.
C’est la raison pour laquelle il est indispensable d’identifier ce qui est à la base du problème, de montrer sa complexité, de dire les choses ?
Exactement. Il faut défétichiser les banlieues, où habitent des gens ordinaires, mais reconnaître qu’il y a du salafisme, que des femmes ont peur de marcher dans la rue. De ce point de vue, je remarque que des chercheurs ne sont pas honnêtes. En France, l’approche libérale anglo-saxonne séduit, des chercheurs estiment que le concept de République est trop pesant, que la République n’a pas livré toutes ses promesses, et qu’il faut soit produire un compromis entre le libéralisme anglo-saxon et le républicanisme français, qui selon moi n’est pas possible, soit aller vers une laïcité ouverte, c’est-à-dire juste le libéralisme. Or il ne faut jamais oublier que des migrants choisissent la France à cause de l’universalisme, des droits humains, de la laïcité. Je ne crois pas que tout irait mieux si tout le monde pouvait exprimer son identité. Je suis en désaccord avec l’approche gaucho-libérale qui valorise systématiquement la diversité culturelle et dit, pour schématiser, que tout va bien. Elle est antirépublicaine et va dans la direction d’un multiculturalisme auquel je ne peux adhérer, parce que j’ai grandi aux Etats-Unis et que j’ai assisté à la crise de ce modèle. Mais peut-être les fractures auxquelles on assiste sont-elles un passage douloureux vers une prochaine étape de la République ?
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