Le budget alimentaire des ménages au prisme des coûts du système alimentaire
Le budget alimentaire des ménages au prisme des coûts du système alimentaire
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Aucune activité humaine, mieux que l’alimentation, n’illustre tous les enjeux de société et tous les défis de notre époque. De la production à la distribution, en passant par la transformation et la fabrication d’intrants et de machines, le système alimentaire s’est métamorphosé au cours des dernière décennies.
Il représente tout à la fois le premier domaine productif d’importance vitale, mais également le premier secteur d’activité responsable du dépassement des seuils écologiques, une cause majeure d’inégalités économiques et sanitaires, et le secteur stratégique le plus directement menacé par les bouleversements écologique et climatique.
Alors que le budget alimentaire en France est historiquement faible, le coût total du système alimentaire pour notre société n’a jamais été aussi élevé.
À quoi ressemble le système alimentaire contemporain ? Quels facteurs expliquent la fixation des prix ? Qu’en coûte-t-il de manger à bas prix ?
Cet article, le premier d’une série sur l’alimentation bio, replace les questionnements autour du coût de l’alimentation dans une perspective historique.
La quantité, la qualité et la diversité alimentaire ont fortement progressé en plusieurs décennies, avec des écarts qui demeurent considérables entre classes sociales : par exemple, les cadres consomment en moyenne 50 % de fruits et légumes en plus que les ouvriers, et trois fois moins de boissons sucrées que les foyers défavorisés.
Depuis l’après-guerre, de nouveaux modes alimentaires se sont diffusés : une consommation élevée de produits d’origine animale, l'accès à une plus grande diversité de produits alimentaires, l'augmentation de la part des produits transformés dans le panier alimentaire, etc.
La diminution de la part de l’alimentation dans le budget des ménages (de 35 % en 1960 à 18 % en 2021) s’explique par une hausse des dépenses contraintes en comparaison. En valeur brute, nous dépensons une somme à peu près équivalente pour manger, mais nous payons beaucoup plus pour d’autres dépenses contraintes (ex. logement).
La complexification et la concentration du système alimentaire, combinées aux transformations de notre panier alimentaire, expliquent la stagnation des prix alimentaires malgré l’explosion de la productivité, et au détriment de l’amélioration des conditions de travail des agriculteurs.
Surtout, le coût total du système alimentaire pour notre société n’a jamais été aussi élevé, si l’on tient compte des coûts cachés sur la santé humaine (le surpoids touche près de la moitié des adultes) et sur la dégradation de l’environnement : émission de plus du quart du CO2 à l’échelle nationale, effondrement des populations d’insectes et pollution des eaux du fait de l’utilisation intensive de pesticides et d’engrais de synthèse.
L’alimentation comme marqueur social
Du salaire des soldats romains perçu en sel (du latin : salarium)au gagne-pain des ouvriers du 19e siècle, en passant par la dîme (« dixième » de la récolte) payée aux institutions civiles et religieuses au Moyen Âge, l’essentiel du travail humain a historiquement servi une fonction nourricière : gagner moins, c’était manger moins. De la préhistoire à nos jours, l’alimentation a toujours constitué un puissant différenciateur culturel, religieux, politique mais aussi et surtout économique.
Au tournant des années 1950, la révolution verte a occasionné un bond de productivité majeur et mené à la disparition rapide de la paysannerie, qui constituait encore la majeure partie du peuple français. Parallèlement, la quantité, la qualité et la diversité alimentaire ont fortement progressé, avec des écarts qui demeurent considérables entre classes sociales.
Jusqu'aux années 1980, la « moyennisation » de la société française a conduit à une certaine homogénéisation des pratiques alimentaires. L'élévation du niveau de revenu des classes moyennes et populaires, combinée à la baisse relative des prix alimentaires du fait des gains de productivité, ont favorisé la diffusion de certains traits du régime des classes favorisées aux classes défavorisées : une consommation élevée de produits d’origine animale, l'accès à une plus grande diversité de produits alimentaires ou encore l'augmentation de la part des produits transformés par l'industrie dans le panier alimentaire.
Un budget alimentaire en baisse relative mais pas absolue
En conséquence du bond de productivité du modèle agro-industriel et du développement de la société de consommation, la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation a fortement diminué. Celle-ci est en effet passée de 35 % en 1960 - elle constituait alors le premier poste des dépenses des ménages - à seulement 18 % en 2021.
Aucune conclusion hâtive ne doit cependant être tirée de cette baisse relative.
Tout d’abord, pour analyser l’évolution du budget alimentaire absolu, il convient de tenir compte de la très forte augmentation du pouvoir d’achat des Français sur la même période : celui-ci a été multiplié par 5 entre 1960 et 2021 ; par 3 lorsque l’on compte par unité de consommation INSEE. Même en soustrayant les dépenses contraintes (logement et factures), le pouvoir d’achat a été multiplié par 1,5 depuis 1975. Considérées ensemble, la baisse relative du budget alimentaire et l’augmentation du pouvoir d’achat conduisent à une stagnation du budget alimentaire absolu depuis 1960.
Autrement dit, tandis que nous dépensons une somme à peu près équivalente pour nous alimenter, nous payons en revanche beaucoup plus pour d’autres dépenses contraintes comme le logement.
L’augmentation importante du niveau de vie, n'a pas empêché la persistance de très fortes inégalités de revenus se retrouvant dans les pratiques alimentaires. Les populations défavorisées sont nettement plus touchées par les maladies liées à une mauvaise alimentation. Cela s’explique parce que les aliments les plus sains sont aussi les plus chers par calorie (fruits, légumes, poisson), et sont donc souvent délaissés par les foyers les moins favorisés au profit d’aliments économiques (pâtes, chips, snacks, biscuits, boissons sucrées, viennoiseries…).
Un rapport de l’ANSES indique par exemple que les cadres consomment en moyenne 50 % de fruits et légumes en plus que les ouvriers, et trois fois moins de boissons sucrées que les foyers défavorisés. Les enfants d’ouvriers sont trois à cinq fois plus touchés par l’obésité que ceux des familles de cadres, un écart qui tend à s’accroître au fil des ans.
Source : Darmon, N. (2016) L’alimentation à découvert. Inégalités sociales de santé et nutrition. CNRS Editions.
Une complexification agroalimentaire qui se paie au prix fort
Comment expliquer cette stagnation du budget alimentaire des ménages ?
Depuis une cinquantaine d’années, le système alimentaire a connu des transformations majeures expliquant l’évolution conjointe des pratiques de consommation et des prix alimentaires. Les produits consommés en 1960 sont difficilement comparables avec ceux de 2020, et leur production, leur transformation et leur acheminement sont à la source d’impacts sanitaires, sociaux et environnementaux considérables.
Par exemple, au fil des décennies, les ménages consomment de plus en plus de plats préparés et de produits transformés. Depuis 1960, la consommation de plats préparés s'accroît de 4 % par an en volume par habitant. Les changements de modes de vie s'accompagnent d'une réduction du temps de préparation des repas à domicile (- 25 % entre 1986 et 2010) et profitent à des produits prêts à l’emploi. Ces nouvelles pratiques alimentaires impliquent le recours à plus d’intermédiaires, notamment sur la transformation, ce qui explique en partie la hausse des coûts alimentaires.
Les années 1980 marquent l’entrée dans une nouvelle ère nutritionnelle : celle d'une offre alimentaire largement façonnée par les grandes entreprises de l’agroalimentaire et de la distribution. Les aliments ultra-transformés représentent environ sept produits sur dix dans l'offre des supermarchés et plus du tiers des calories consommées par les Français.
Dans les circuits agro-industriels, les produits agricoles bruts sont décomposés pour obtenir des produits alimentaires intermédiaires (PAI) comme la poudre de lait, la poudre d'œufs, l’amidon de maïs, le sucre, les huiles raffinées, et les « minerais de viandes » (chutes issues de la découpe des carcasses). La fabrication des produits de grande consommation est essentiellement une activité d’assemblage de ces PAI et d’additifs divers, où le prix bas est le premier critère de sélection. Tout produit intermédiaire associé à un sigle de qualité ou à un mode de production moins intensif est mis en concurrence contre des produits moins chers et donc d’emblée disqualifié, à l’exception des gammes de produits « supérieurs » ciblant des segments minoritaires du marché.
Si des prix alimentaires relativement élevés sont aussi corrélés à une amélioration des conditions de travail tout au long de la chaîne de valeurs alimentaires, elle profite surtout à la complexification du système : de nombreux intermédiaires se positionnent entre le producteur et le consommateur et captent une part croissante de la valeur ajoutée. Au sein de la chaîne de valeurs, les maillons économiquement les plus concentrés (grande distribution, multinationales de l’agro-alimentaire et, dans une moindre mesure, coopératives agricoles) bénéficient d’un pouvoir de négociation avantageux et influencent la fixation des prix d’achat et de vente auprès de leurs fournisseurs et de leurs clients.
En conséquence, les prix de vente trop peu élevés des produits bruts à ces acteurs sont l’un des principaux facteurs à l’origine de la faiblesse des revenus des exploitants agricoles, dont un quart vit sous le seuil de pauvreté en 2022. Sur 100 euros d’achats alimentaires, seuls 6,50 euros sont perçus par les agriculteurs français.
Source : Les Greniers d’Abondance CC BY-NC-SA, d’après Boyer (2020).
La complexification et la concentration du système alimentaire participent donc à la hausse absolue des prix alimentaires. La faiblesse des prix payés aux agriculteurs incite parallèlement ces derniers à des gains de productivité par spécialisation, agrandissement et intensification. Ce fonctionnement est associé à des externalités économiques majeures, non prises en compte par les mécanismes de formation des prix et donc « invisibles » dans le prix apparent de l'alimentation.
En coût total, l’alimentation n’a jamais coûté aussi cher
Alors que le budget alimentaire en France est historiquement faible, le coût total du système alimentaire pour notre société n’a jamais été aussi élevé.
Plusieurs travaux ont cherché à estimer les coûts cachés (ou externalités négatives) de l'alimentation dans les pays industrialisés. Trois grands types de coûts cachés se dégagent : ceux liés à la santé humaine, ceux liés à la dégradation de l’environnement et ceux liés aux impacts socio-économiques.
Les seuls coûts de santé directs (soins médicaux, hospitalisations, congés maladie et pensions d’invalidité) associés aux déséquilibres alimentaires peuvent avoisiner, suivant la méthodologie et le pays considérés, jusqu'au tiers des dépenses réalisées pour s'alimenter. À titre d’exemple, le taux d’obésité est passé de 6,5 % de la population adulte française en 1991 à 17 % en 2006. Le surpoids touche quant à lui près de la moitié des adultes.
Les tentatives d'estimation monétaire d’autres types d’externalités, en particulier environnementales (déclin de la biodiversité, contribution au changement climatique, pollution de l'eau), aboutissent à des montants considérables dépassant de beaucoup le prix apparent de l’alimentation. En particulier, l’usage massif intensif de pesticides de synthèse est l’un des principaux facteurs expliquant l’effondrement des populations d'insectes, avec des impacts en chaîne dévastateurs sur les écosystèmes. Le système alimentaire est également la cause de plus du quart des émissions de gaz à effet de serre à l'échelle nationale, avec des conséquences difficilement chiffrables.
L’agriculture biologique, solution pour corriger les défaillances du système agro-alimentaire ?
L’agriculture biologique est l’une des réponses proposées pour limiter les externalités environnementales associées à la production agricole. L’application des principes agroécologiques aux exploitations actuelles passe par une réduction forte des intrants, en particulier ceux ayant le plus d’impacts sur la santé et les écosystèmes.