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Une stagnation de la bio (2/2) ? Causes probables et conséquences anticipées

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© Peggychoucair

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Pérenne ou non, à quoi est due la baisse de la consommation bio entamée en 2021 et 2022 ?

Plusieurs explications sont généralement avancées par les spécialistes du secteur, sans qu’il soit forcément aisé d’en préciser l’importance relative.

En attendant d’y voir plus clair, les conséquences de la baisse de consommation ont commencé à se faire ressentir dès 2022 sur les producteurs de certaines filières et, plus encore, sur les distributeurs.
Date : 10/06/2023

À retenir :

  • La part de marché de la bio en France conserve des marges de progression importantes en comparaison de certains pays européens.
     
  • Plusieurs facteurs ont pu nuire à l’image de de la filière bio ces dernières années : une stratégie de sur-affichage des grandes surfaces, une image dégradée consécutive à l’industrialisation de la filière, la concurrence de certains labels moins ambitieux, ou encore la concurrence du localisme…
     
  • …Mais le prix plus élevé des produits bios reste un facteur déterminant du choix de consommation, qui pourrait devenir plus dissuasif encore dans le contexte d’inflation qui a débuté en 2022.
     
  • L’augmentation des exportations en 2021 a permis de compenser pour partie la stagnation de consommation nationale auprès des producteurs, qui continuent en 2021 et 2022 à être plus nombreux…
     
  • …Mais les effets se font déjà ressentir sur certaines filières comme le lait ou les œufs, dont la surproduction mène à une baisse des prix et des menaces de déclassement ainsi que l’arrêt de la dynamique de conversion.
     
  • D’autres signaux défavorables à la bio sont également à prendre en compte : la grande distribution affiche sa volonté de retirer de nombreux produits bio de ses rayons, et les magasins spécialisés ont été plus nombreux à fermer qu’à ouvrir en 2022. 

 

Des causes encore mal identifiées

 

1ère hypothèse : l’atteinte d’un plafond de verre en France

 

L’une des premières raisons avancées pour expliquer cette stagnation est la saturation du marché. Après des années de forte croissance, la bio aurait tout simplement atteint une sorte de plafond. L’argument généralement proposé est que la bio serait par nature destinée à être un marché de niche : les pays les plus avancés dans sa consommation seraient donc les premiers à connaître ce plafond de consommation. Pascale Hébel, ancienne directrice du département de la consommation au CREDOC, rappelle à ce propos que les Français dépensent en moyenne aujourd’hui davantage dans le bio que les Allemands, qui ont pourtant été précurseurs en la matière. Elle en conclut que « ce ne serait pas illogique quon ait atteint une sorte de palier ».

L’argument a toutefois du mal à convaincre, car la France est en réalité loin d’être un leader en matière de consommation de produits biologiques. Second marché européen en volume derrière l’Allemagne, la France est en revanche beaucoup plus loin dans le classement européen en ce qui concerne les dépenses par habitant, et plus encore en termes de parts de marché. Avec 6,5 % des dépenses alimentaires consacrées à la bio, la France a encore une large marge de progression pour atteindre le niveau dautres pays comme le Danemark, où cette proportion dépasse les 12 %. L’Autriche et la Suisse font également bien mieux que la France, avec environ 10 % de part de marché. Or, ces pays ne semblent pas avoir atteint un quelconque plafond, puisque la consommation de la bio continue de s’y développer, dans un contexte, il est vrai, où le niveau de vie moyen est plus élevé qu’en France. 

 

2e hypothèse : Des prix trop élevés dans un contexte d’inflation

 

Un argument sans doute plus convaincant concerne le prix plus élevé des produits bio en comparaison des conventionnels. Ce surcoût est le principal reproche fait aux produits bio, ainsi que le principal frein cité par les potentiels acheteurs. C’est également ce prix plus important qui explique pourquoi de nombreux observateurs considèrent que la consommation bio est vouée à rester une niche. Avec la période de forte inflation qui a débuté en 2022 suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il est tout à fait possible que les Français aient été amenés à faire des arbitrages. Et si elle n’explique pas la légère baisse de consommation entamée en 2021, cette inflation débutée en 2022 pourrait avoir un effet bien plus puissant en 2023.

Dans le même temps, cette inflation pourrait également jouer en faveur de la bio, puisque la filière est moins touchée par l’augmentation des prix de l’énergie – et en particulier par celui du gaz qui sert à produire les engrais de synthèse. Dans le Nouvel Obs, Laure Verdeau, directrice de l’Agence Bio, remarque également que « les agriculteurs et les industriels bio sont de plus petites structures, qui passent des hausses moins importantes auprès des distributeurs, et qui sont beaucoup plus contractualisées, ce qui réduit les hausses de tarif ». Les écarts de prix entre bio et conventionnel pourraient donc se réduire au gré de la crise. Mais il est encore impossible de savoir si, dans un tel contexte de tension sur le pouvoir d’achat, cette baisse des écarts de prix suffira à attirer de nouveaux consommateurs vers la bio, puisque cette dernière restera plus cher que le conventionnel.

 

 

3e hypothèse : les stratégies des grandes et moyennes surfaces

 

Certains observateurs mettent également en cause la stratégie de la grande distribution au cours des dernières années. L’UFC Que choisir a par exemple montré à plusieurs reprises que les grandes enseignes développaient des marges particulièrement fortes sur les produits bio, participant à accroître les écarts de prix entre bio et conventionnel, au risque de dissuader les consommateurs. Mais c’est une autre stratégie des grandes et moyennes surfaces (GMS) qui est mise en cause pour expliquer la chute récente de la consommation.

Attirées par la forte croissance du secteur, et en quête d’une meilleure image auprès de leurs clients, les grandes surfaces ont fortement augmenté le nombre de produits bio référencés dans leurs magasins. En affichant près de 10 % de produits bio dans ses rayons, pour 6,5 % de chiffre d’affaires seulement, Carrefour assume par exemple pleinement cette stratégie de surexposition de la bio, qui semble avant tout un enjeu d’image pour l’entreprise. Mais le groupe admet dans L’Express qu’il est à présent obligé d’ajuster le tir en retirant une partie de ces produits bio.

Interrogée par Novethic, Karine Sanouillet remarque que le procédé est général dans les GMS : « il y a eu un ralentissement du nombre de références dans les rayons en mars 2021, puis une baisse à la fin de l’année ». L’experte en stratégie de la grande distribution se demande si ce retrait, observé dans l’ensemble de la grande distribution, est « la cause ou la conséquence d’une diminution des ventes ».

 

4e hypothèse : l’image dégradée du label bio

 

Cette surexposition de la bio dans les supermarchés a-t-elle participé à dégrader l’image de la filière ? Là encore, l’argument est souvent repris pour expliquer un possible désintérêt des consommateurs. Depuis quelques années, plusieurs ouvrages et enquêtes journalistiques ont d’ailleurs pointé du doigt les dérives industrielles de la bio. Des pionniers de l’agriculture biologique comme Claude Aubert n’hésitent pas aujourd’hui à dire que « le pire ennemi de la bio, cest la bio industrielle ».

Un symbole de cette dérive est le suremballage des fruits et légumes bio dans la grande distribution : le CSA et l’Agence Bio montrent que, si une minorité de Français admet que cette mesure permet de séparer les produits bio des conventionnels (9 %) ou de garder la traçabilité (12 %), la grande majorité déclare être gênée par ce suremballage (39 %), et un cinquième considère même que c’est une « véritable hérésie ». 20 % des Français affirment même qu’ils préfèrent privilégier d’autres produits non emballés, même s’ils ne sont pas bio.

Témoin de cette tendance, une part minoritaire mais grandissante des Français pense à tort que le cahier des charges de lagriculture biologique sest assoupli.

Ces critiques suffisent-elle à faire reculer l’image de la bio ? Pour l’instant, les enquêtes révèlent que la perception de lagriculture biologique reste très positive et qu’elle ne recule pas. Au contraire, la part de la population qui a des doutes sur la réalité des produits certifiés recule. Et parmi les rares personnes (11 % des Français) qui prévoient de réduire leur consommation à l’avenir, une minorité seulement (12 %) le fera parce qu’elle affirme ne pas être convaincue par la bio. Une enquête plus spécifique sur la filière laitière montre elle aussi que l’image de la bio s’est consolidée malgré une baisse de sa consommation.

La stagnation de la consommation en 2021 ne semble donc pas attribuable à un défaut d’image, même si certaines tendances évoquées ci-dessus laissent penser que les choses pourraient évoluer à l’avenir.

 

5e hypothèse : la concurrence des autres labels

 

Un autre argument avancé pour expliquer la stagnation de la bio est la concurrence des autres labels, en particulier ceux à vocation environnementale. La Cour des Comptes a récemment critiqué la position du gouvernement français, qui fournit des aides comparables à la filière bio et au label Haute Valeur Environnementale (HVE), souvent présenté comme un label « au rabais » du fait de son cahier des charges beaucoup plus laxiste – en particulier en n’interdisant ni les pesticides, ni les engrais chimiques ou de synthèse, ni les OGM.

Ce soutien gouvernemental aux labels concurrents de la bio trouve un écho du côté des grandes surfaces qui ont semble-t-il déjà commencé à déréférencer des produits bio pour, comme le remarque Laure Verdeau de l’Agence Bio, y mettre « à la place des références dites agroécologiques, sans aucun cahier des charges ni contrôle ». Dans sa stratégie 2026, le groupe Carrefour confirme cette tendance en promettant un soutien renforcé à l’agriculture durable et à l’agroécologie, qui ne font l’objet d’aucune définition officielle. L’occasion pour la multinationale de préciser que ces vocables recouvrent à ses yeux aussi bien le label bio que ceux correspondant à ses propres « filières de qualité ».

Faute de données plus précises, il est difficile de savoir si ces logos – dont la valeur environnementale est moindre que celle du label AB – sont impliqués dans la légère baisse de la consommation bio en 2021.

Pour l’instant, le logo Agriculture biologique tient bon et bat tous les records d’identification par les consommateurs avec 88 % de personnes déclarant connaître le logo et sa signification. Les logos comme Zéro résidu de pesticides, HVE, et Agri-Confiance ne sont en revanche connus que par une minorité de Français (20 à 36 %). Mais là encore, les orientations du gouvernement et de la GMS en leur faveur pourraient bel et bien impacter le développement de la bio à l’avenir.

On notera qu’un autre danger vient de la faible reconnaissance du label bio européen, qui tend à se substituer au logo français AB, mais qui n’est connu que par 47 % des Français. Chez les 18-24 ans, les enquêtes de l’Agence bio et du CSA montrent que le label « sans résidu de pesticides » est d’ores et déjà plus connu que le label européen bio.

 

ZOOM : L’affichage environnemental, ami ou ennemi de la filière bio ?

Afin d’améliorer la prise de conscience par les Français de l’impact environnemental de leur alimentation, le gouvernement français souhaite accélérer la mise en œuvre d’un affichage environnemental inspiré du nutriscore, déjà utilisé pour informer sur l’impact sanitaire des aliments.

Deux méthodologies concurrentes sont proposées jusque-là, Planet-score et Eco-score. Si les deux prennent en compte favorablement l’agriculture biologique, l’élargissement du spectre d’analyse peut amener à dégrader la note de certains produits biologiques. Par exemple, en prenant en compte les étapes de transformation et l’emballage, ou en analysant de nombreux impacts environnementaux dont le changement climatique et l’eutrophisation, un produit bio suremballé à base de viande peut obtenir une mauvaise note.

S’ils sont d’accord avec le principe de l’affichage environnemental, les acteurs de la filière bio semblent plus favorables au Planet-Score et reprochent à l’Eco-score de ne pas suffisamment prendre en compte la biodiversité et les pesticides – au risque de favoriser l’agro-industrie. L’IFOAM, qui représente les acteurs de la filière biologique au niveau international, a ainsi récemment saisi le tribunal judicaire de Paris pour faire cesser l’usage de l’Eco-score, considérant que ce dernier était susceptible de tromper les consommateurs sur la nature bio ou non bio des produits alimentaires sur lesquels il est affiché.

 

 

6e hypothèse : la concurrence du localisme

 

Les dernières années ont été marquées par une montée en puissance du localisme et des circuits courts, qui séduisent de plus en plus de Français. Une enquête menée par Kantar montre que 6 Français sur 10 comptent favoriser le localisme, soit bien davantage que leurs voisins européens.  Un sondage régulièrement réalisé par Max Havelaar montre également que les critères qui motivent prioritairement la consommation responsable en France sont la volonté de permettre aux producteurs une juste rémunération (citée par 39 % des personnes interrogées) et le fait de savoir d’où viennent les produits (39 %). Ces critères arrivent nettement devant la santé ou l’environnement.

Le baromètre de l’Agence Bio montre de son côté que les changements de comportement alimentaire les plus pratiqués au cours des trois dernières années concernent l’augmentation des achats de produits locaux et celle de produits frais, citées par près de 50 % des personnes interrogées. Les Français déclarant avoir augmenté leurs achats de produits biologiques au cours des trois dernières années ont en revanche baissé et ne sont plus que 40 % – contre 56 % en 2016.

Cette tendance au localisme n’est bien entendu pas incompatible avec la bio. Le baromètre de l’Agence Bio montre d’ailleurs que les consommateurs bio sont davantage que les autres enclins à consommer local ; par ailleurs, la filière de distribution de la bio qui a le plus augmenté son chiffre d’affaires en 2021 est la vente directe, et la part de produits bio d’origine France ne cesse d’augmenter.

Pour autant, le critère « local » étant devenu plus important que l’argument « bio » pour certains Français motivés par une consommation éthique, il est possible qu’un report de consommation sur le « local » ait pu participer à la stagnation de la bio en 2021.

 

7e hypothèse : les consommateurs bio qui mangent différemment de la moyenne

 

Un point moins souvent abordé pourrait expliquer la baisse de la bio, en particulier la chute de consommation de certains produits issus des animaux comme le lait, les produits laitiers et la viande. Dans son enquête annuelle, l’Agence bio rappelle en effet que les flexitariens, végétariens et végétaliens sont sur-représentés parmi les consommateurs quotidiens de bio. Les résultats de l’enquête Bio-Nutrinet rapportés par Solagro constatent également un régime nettement plus végétal chez les consommateurs bio. Par rapport aux conventionnels, ils mangent trois fois plus de légumes secs et 50 % de légumes et de fruits en plus… en revanche, ils mangent deux fois moins de viande rouge et boivent environ 40 % de lait en moins. Fait intéressant, le baromètre de l’Agence Bio rappelle également que les motivations et les régimes des consommateurs évoluent au fur et à mesure qu’ils se convertissent à la bio.

Cette particularité pourrait en partie expliquer pourquoi certaines filières en conversion sont particulièrement en difficulté, notamment dans l’élevage, puisque les secteurs de la viande et du lait sont précisément ceux qui tirent la consommation de bio vers la baisse en 2021. Mais là encore, l’hypothèse reste à confirmer.

 

ZOOM : Que disent les enquêtes à propos de ceux qui ont réduit leur consommation de bio ?

Pour connaître les raisons pouvant expliquer une baisse de la consommation bio, une manière plus directe consiste à mener des enquêtes auprès des consommateurs pour leur poser la question.

Dans le cadre de son baromètre annuel de consommation et perception des produits biologiques, l’Agence Bio interroge les Français sur leurs motivations à consommer bio, notamment dans le futur. En 2021, les Français ne prévoyaient pas de changer notablement leur consommation de produits biologiques : 77 % pensaient garder une consommation stable, 12 % prévoyaient de l’augmenter et 11 % des Français seulement envisageaient de réduire leurs achats de produits bio. Parmi ces derniers, la première raison avancée était le prix trop élevé ou le pouvoir dachat en baisse (cité par 25 % de ceux qui envisageaient de consommer moins). Le second motif mis en avant est la déception à l’égard de la bio : 12 % de ceux qui envisageaient de consommer moins déclaraient qu’ils n’étaient pas convaincus par l’agriculture biologique. 

Une enquête menée pour la filière laitière rappelle à ce propos utilement que l’image de la bio est toujours très positive et qu’elle s’améliore en 2021. Mais, dans le même temps, le prix reste un élément de choix fondamental pour 74 % des Français. Pour que la part de marché augmente, il faut donc parvenir à convaincre les consommateurs que le surcoût de la bio est légitime : soit en baissant les prix, soit en augmentant la perception des plus-values de la bio.

 

En résumé : des causes nombreuses et difficiles à hiérarchiser

Au final, aucune statistique ne permet d’expliquer précisément et avec certitude la stagnation de la consommation bio en 2021. Les causes évoquées ci-dessus ne sont d’ailleurs pas exhaustives : en lien avec les enjeux d’image cités précédemment, Laure Verdeau évoque par exemple d’autres pistes comme une baisse du « bruit médiatique » autour de la bio au cours des dernières années, ainsi qu’un manque d’information sur ses vertus.

Parmi les nombreux facteurs présentés précédemment, certains semblent toutefois plus plausibles que d’autres. La forte croissance connue en 2020 doit dabord être prise en compte comme un élément d’explication possible : la stagnation de 2021 serait dans ce cas due à un effet de rattrapage. Dans le même genre d’idée, le recul de la bio en GMS est sans doute en partie dû à un “excès” de référencements qui a commencé à être corrigé en 2021. Il est également possible que, dans un contexte d’arbitrage sur les prix, les Français aient commencé à modérer en 2021 leur consommation bio ou à privilégier dautres filières considérées comme responsables, notamment les filières locales.

Les autres explications (perte d’image, prix, concurrence de labels, atteinte d’un plafond de consommation) semblent moins convaincantes pour expliquer la tendance de 2021 ; mais ces éléments pourraient en revanche avoir des effets avérés dans les années à venir, en particulier dans le contexte inflationniste qui a débuté en 2022

 

Les effets sur la production et la distribution se font déjà sentir

 

Du côté de la production : la bio tient le choc, pour l’instant

 

Face à une demande qui stagne, les chiffres de production de l’agriculture biologique de l’année 2021 restent très positifs. Les données officielles collectées par l’Agence Bio montrent que la croissance du secteur sest poursuivie en 2021, avec une augmentation continue du nombre d’exploitations (+ 9,7 % par rapport à 2020), et une croissance encore plus forte du nombre d’entreprises et d’opérateurs certifiés bio. Les surfaces cultivées en bio ont également augmenté de 9 % en 2021.

Les chiffres de l’année 2022 publiés en juin 2023 par l’Agence Bio confirment ces tendances identifiées en 2022 : le nombre de fermes en production biologique a augmenté de 3,5 % en 2022, et les surfaces agricoles en bio ont également connu une croissance de 2,7 % par rapport à 2021. La part de fermes bio a donc continué d’augmenter, atteignant 14 % des exploitations en 2022, contre 13,4 % en 2021. Mais pour la première fois au cours des deux dernières décennies, le nombre d’entreprises de l’aval des filières bio a baissé en 2022 (-2,2 % par rapport à 2021).

Dans un marché Français qui est très tourné sur sa production nationale, cette croissance apparemment paradoxale sexplique dune part par une forte augmentation des exportations en 2021 (+18 %), qui permet d’absorber la stagnation de la consommation intérieure. Mais elle peut également s’expliquer par le fait qu’« il faut du temps pour observer limpact de la situation du marché sur les différents maillons des filières biologiques », comme l’explique Stéphanie Pageot, de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (FNAB). Les effets de la baisse de consommation en 2021 pourraient donc se faire ressentir les années suivantes.  

 

Certaines filières de production sont d’ores et déjà très fragilisées

 

Les effets sur la production sont déjà visibles au sein de certaines filières bio particulièrement touchées par un décalage entre production et consommation, comme le porc, les œufs ou le lait.

Le cas du lait est particulièrement éclairant. Souvent découragés par les prix erratiques et les exigences de productivité des filières traditionnelles, de très nombreux éleveurs se sont laissés séduire au cours des dernières années par une filière bio dont la demande était grandissante et les prix beaucoup plus stables. Du fait de ces nombreuses conversions, la production de lait bio a ainsi été multipliée par deux entre 2015 et 2021. Malheureusement, la croissance de la consommation n’a pas suivi. L’arrivée de géants comme Lactalis sur le marché de la bio a semble-t-il également eu des effets perturbateurs, en générant une plus grande volatilité des prix, ce qui pourrait également fragiliser certains acteurs historiques de la filière.

 

En cas de baisse des prix, des déclassements pourraient se multiplier et les conversions diminuer

 

Les conséquences ont commencé à se faire ressentir. Dans le secteur laitier, si on en croit les chiffres rapportés par Libération, les prix du lait bio ont baissé de 2,6 % en septembre 2022 par rapport à l’année précédente, malgré un contexte de forte inflation et d’augmentation des coûts de production.

Pour contrer le phénomène, Lactalis a annoncé réduire sa production de lait bio. Concrètement, cela signifie que le lait certifié peut notamment être déclassé afin de rejoindre la filière conventionnelle, ce qui peut se traduire par une baisse du prix d’achat de 30 % pour les producteurs. Sophie Chapelle écrivait en septembre 2022 que Lactalis a d’ores et déjà déclassé 30 % de son lait bio. Biolait, de son côté, prévoit d’agir sur un autre levier en incitant ses éleveurs à une action collective qui consiste à moins produire au printemps 2023 – le but étant d’éviter que les éleveurs produisent davantage pour compenser la baisse des prix, ce qui pourrait alimenter le phénomène de déflation.

Une autre conséquence prévisible est le ralentissement des conversions, voire dans certains cas le retour au conventionnel pour certains producteurs. Si l’Agence Bio se veut plutôt rassurante pour l’instant au vu de l’ensemble de la filière bio, force est de constater que les secteurs en difficulté comme celui du lait sont préoccupants. Le groupe Lactalis annonçait par exemple au début 2022 une pause dans les nouveaux projets de conversions. Et le lait n’est pas la seule filière touchée. La FNAB annonce de son côté que, dans les secteurs des œufs et du porc, « des arrêts sont planifiés pour 2022 et 2023 pour réguler le déséquilibre entre potentiel de production et débouché, entrainant ainsi la perte des bénéfices environnementaux des surfaces conduites en bio, ainsi que la perte de fonds publics liés à la politique de soutien des conversions ».

Les chiffres 2022 semblent aller dans ce sens, au niveau global : le nombre de conversions a marqué le pas, montrant que les fermiers hésitent aujourd’hui davantage à s’engager dans la filière bio. Les surfaces en conversion ont baissé de 24 % en 2022. Cette chute est tirée par les conversions en première année, dont les surfaces ont baissé de 40 %.

 

ZOOM : Quels effets le recul de la bio peut-il avoir sur lenvironnement ?

La baisse de la consommation a bien entendu des effets sur les acteurs de la filière, mais elle en a aussi sur l’environnement.

En France, si on croit Solagro, un consommateur bio (les 20 % des Français qui consomment le plus de bio) a une empreinte environnementale nettement moindre que celle d’un consommateur conventionnel (les 20 % des Français consommant le moins de bio). Son régime alimentaire (moins carnée) nécessite 23 % de surfaces agricoles en moins, il est plus économe en énergie de 25 % et économise 37 % de gaz à effet de serre. L’absence de pesticides de synthèse dans la production bio évite les effets néfastes de ces derniers sur l’eau et la biodiversité.

Ces avantages comparatifs peuvent laisser penser que la baisse de la consommation bio aura un effet négatif sur l’environnement. La réalité est plus complexe.

Du point de vue des pesticides et des engrais minéraux, le bilan joue en effet très en faveur de la bio – d’autant plus que le conventionnel a renforcé son usage de pesticides au cours des dernières décennies. En revanche, il faut rappeler que la plus faible empreinte environnementale des consommateurs bio s’explique d’abord et avant tout par leur régime beaucoup plus végétal. Cela signifie que, pour beaucoup d’indicateurs (énergie, surfaces agricoles, gaz à effet de serre), c’est avant tout la part de produits animaux qui entre en jeu. Autrement dit, la baisse de la consommation bio ne va pas forcément de pair avec une augmentation de l’empreinte environnementale, en particulier si, dans le même temps, le régime adopté par les Français est plus végétal.

 

Du côté de la distribution : la grande distribution donne des signes de retrait de la bio

 

Les lignes pourraient être amenées à bouger également du côté de la distribution. Sachant qu’ils représentent 50 % de l’offre d’alimentation bio, les choix des GMS dans les mois et années à venir auront indéniablement des conséquences en amont et en aval de la filière.

Or, les signes annonciateurs d’un ralentissement sont déjà nombreux du côté des opérateurs des GMS, qui ont commencé à réajuster leur offre en réduisant le nombre de références bio présentes dans leurs rayons. Carrefour, qui a récemment affiché les orientations de son plan stratégique à l’horizon 2026, annonce par exemple un recentrage de ses activités sur sa marque propre et sur le modèle discount.

Un analyste cité par L’Express craint que le mouvement ne s’accélère en 2022-2023 : « certains distributeurs envisageraient de sortir un quart des références bio dans certains rayons, notamment celles des plus petites marques, qui vont se retrouver dans des situations intenables ».

Au-delà du déréférencement, les géants de la grande distribution semblent également sur le point de revoir leurs ambitions en matière de bio en baissant les volumes d’achat pour chaque référence présente. C’est notamment ce qu’évoque Système U auprès de Médiapart. D’autres, encore, ferment leurs enseignes spécialisées. Celle du groupe Leclerc a par exemple connu plusieurs échecs et fermetures depuis sa (pourtant récente) création en 2018. L’enseigne, qui misait sur 200 magasins spécialisés en 2020, n’en avait finalement ouvert que 17 en 2021, dont 4 avaient déjà fermé leurs portes à cette date. 

 

Un nombre de fermetures record des magasins spécialisés en 2022

 

De leur côté, les magasins bio spécialisés, qu’ils soient indépendants ou rattachés à une enseigne, font le dos rond. La plupart des enseignes admettent un ralentissement d’activité en 2021, qui vient souvent se combiner à une augmentation du nombre de leurs points de vente au cours des dernières années. Avec plus de concurrence et moins de clients, les conséquences se font ressentir au premier semestre 2022, avec un record de 165 magasins fermés entre janvier et septembre, soit deux à trois fois plus que les années précédentes si on en croit le magazine spécialisé Bio Linéaires. Les aides massives apportées suite à la pandémie en 2020 et 2021 expliquent pour partie ce report de fermetures sur 2022, mais la poursuite de la baisse des ventes au premier semestre (jusqu’à -11% en juillet) ont également joué un rôle. Pour la première fois depuis le début des années 2010, le nombre de fermetures va dépasser le nombre douvertures en 2022. De quoi inquiéter les acteurs du secteur.

Dans le magazine Bio Linéaires, Fabien Foulon, qui suit le marché des magasins bio spécialisés, explique cette tendance par un mauvais maillage du territoire : certaines zones sont saturées, notamment dans le sud de la France où, avec 6 magasins bio pour 100 000 habitants, le nombre de fermetures est plus important. François Labbaye, un autre spécialiste du secteur, déplore que les nouveaux magasins soient trop souvent des grandes surfaces qui ne correspondent plus à la demande actuelle. Il note également que les magasins qui ferment sont pour moitié d’anciennes structures ne s’étant pas adaptées aux évolutions du marché (digital, service, innovations), et pour l’autre moitié de nouveaux magasins qui ont dû faire face à des difficultés de trésorerie dans un contexte de contraction de la demande.

 

Illustration produits bio magasin spécialisé

 

En résumé : des conséquences déjà réelles sur les distributeurs qui pourraient rapidement se répercuter sur les producteurs

En 2021-2022, ce sont donc les distributeurs qui ont subi le plus rapidement les effets de la stagnation du marché national, avec notamment de nombreuses fermetures de magasins et le recul annoncé des référencements en grandes et moyennes surfaces. Parce que les importations se sont légèrement accrues, mais aussi à cause d’une inertie du marché, ces effets ont été moins importants en 2021 sur les producteurs. Certaines filières font toutefois exception, comme celles du lait et des œufs, dont la baisse de consommation a généré à l’échelle nationale un début de surproduction en 2021-22, faisant planer dans certains cas la menace de déclassement. Mais surtout, la baisse confirmée de la consommation de produits bios en 2022 pourrait impacter d’autres filières de l’agriculture biologique, jusque-là plutôt épargnées.

 

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Retrouvez les 6 articles du dossier sur la consommation du bio :

  1. Le budget alimentaire des ménages au prisme des coûts du système alimentaire contemporain
  2. La bio : entre objectifs ambitieux et part de marché limitée
  3. Une stagnation de la bio (1/2) ? Décryptage des chiffres et tendances
  4. Une stagnation de la bio (2/2) ? Causes probables et conséquences anticipées
  5. Comment soutenir la consommation bio ? Des leviers à portée des collectivités
  6. Infographie - Agriculture bio ou conventionnelle : laquelle coûte (réellement) plus cher ?