Isabelle Baraud-Serfaty : « L’espace public est potentiellement l’espace le plus résilient dans la ville »
Interview de Isabelle Baraud-Serfaty
Fondatrice d'Ibicity
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Interview de Manon Loisel et Nicolas Rio
Les consultants-chercheurs Manon Loisel et Nicolas Rio travaillent régulièrement auprès des collectivités.
Fortement engagés dans une réflexion qui vise à réarmer les élus face à la complexité de leurs missions, ils nous parlent du rôle joué ces derniers mois par celles et ceux sur qui repose, quoi qu’il arrive, la gestion démocratique des territoires.
Entre métropoles, villes moyennes et espaces ruraux, peut-on parler au singulier du rôle de « l’élu local » face à la crise actuelle ?
Manon Loisel : Ces dernières semaines, tous les élus locaux ont fait face aux mêmes problématiques. En zone rouge comme en zone verte, il a fallu gérer la fermeture puis la réouverture des écoles, penser la reconfiguration des espaces publics, assurer le maintien des services publics, mais pas avec les mêmes moyens ! En fonction de la taille de la commune, de la présence d’une ingénierie technique, du degré d’intégration intercommunale, les missions et bien sûr les marges de manœuvre des élus locaux sont très variées.
Nicolas Rio : Contrairement aux élus ruraux qui doivent souvent résoudre directement les problèmes liés au déconfinement, les élus métropolitains peuvent par exemple s’appuyer sur une ingénierie communautaire solide et réactive. En revanche, ils font face à une difficulté de taille : celle d’agir dans des contextes contrastés et de devoir prendre en compte la diversité des situations de leurs habitants. Les métropoles rassemblent à la fois les personnes les plus favorisées et les plus vulnérables, des quartiers d’habitats collectifs sans jardins privatifs et des zones pavillonnaires, ainsi que davantage de ménages d’une personne, tels que des seniors isolés, ou des familles monoparentales. C’est donc face à un patchwork social complexe qu’il a fallu agir.
Au niveau local, que peut-on selon vous être en droit d’attendre en termes de vision à long terme dans la gestion de cette crise, alors que celle-ci se déroule dans une période qui précisément était destinée à renouveler la légitimité politique des exécutifs, pour les six prochaines années ?
Nicolas Rio : C’est un des principaux défis auquel les élus locaux font face. Dans cette crise en cascade, les urgences sont multiples (sanitaire, économique, sociale, écologique…) et situées sur des temporalités distinctes, qu’il faut pouvoir articuler. En se concentrant uniquement sur le court terme, les élus locaux encourent le risque de s’enfermer dans la gestion de crise. Depuis la mi-mars, ils ont été amenés à se focaliser sur l’urgence, en prenant des décisions rapidement, en s’adaptant régulièrement, quitte à revenir parfois sur ce qui avait été annoncé la veille.
Manon Loisel : Les exécutifs ont joué un rôle décisif dans le pilotage des cellules de crise, pour garantir la réactivité des collectivités. Mais tous les sujets importants ne sont pas nécessairement urgents ! Organiser le redémarrage de l’économie et la réouverture des commerces, anticiper le fait que beaucoup de jeunes ne pourront pas partir en vacances, accompagner la baisse de revenus provoquée par le confinement pour éviter qu’elle soit fatale aux plus précaires...
Pour inscrire la gestion du court terme dans le temps long (et vice versa), l’enjeu pour les élus, et en même temps la difficulté, consiste à mobiliser les multiples ressources dont disposent les collectivités et leur administration. Pourtant, alors que de nombreux services « en première ligne » étaient au bord du burn out, certains autres agents ont été, pendant quelques semaines, condamnés au bore out.
Dans certaines collectivités, des services ont été artificiellement mis à l’arrêt faute d’arbitrages politiques, à commencer par les directions « environnement ». Or, c’est justement parce qu’ils sont porteurs d’une trajectoire de longue durée, que les services en charge des transitions (écologie, urbanisme, concertation…) ont un rôle majeur à jouer dans la crise. Les maires et présidents ont donc intérêt à diversifier les interlocuteurs pour articuler les différentes urgences.
Nicolas Rio : La cellule de crise permet de gérer les sept prochains jours, mais c’est avec les services sociaux et économiques qu’il faut anticiper les sept prochaines semaines. Les équipements publics, les acteurs de la culture, du sport et de la jeunesse sont quant à eux indispensables pour envisager dès aujourd’hui les sept prochains mois, dans l’attente d’un été pas comme les autres.
L’achat de masques ou de gel, par exemple, semble avoir parfois mis les collectivités en concurrence. Comment appréhender l’intérêt général, aux dimensions nationales dans le cadre d’une pandémie, lorsque l’on a la charge d’un seul territoire, aux besoins spécifiques ?
Nicolas Rio : La crise a produit des effets contrastés sur la coopération entre collectivités. L’achat de masques ou de gel a parfois pu provoquer une accentuation des concurrences entre collectivités, un manque de coordination entre elles et une individualisation du pouvoir local, chacun cherchant à endosser le leadership sur une posture « premier secours ».
Manon Loisel : Sur la reprise aussi, on repère des effets de surenchère : beaucoup de dispositifs de soutien aux entreprises se focalisent sur les mêmes cibles plutôt que de se répartir les besoins. Mais des dynamiques plus positives ont aussi eu lieu : de nombreuses intercommunalités sortent renforcées de la période récente. Beaucoup d’élus ont pris conscience, à la faveur de mutualisation d’achats, de commande, de décisions coordonnées, de la nécessité d’avancer groupés en période de crise.
Entre le besoin de confronter les points de vue, et l’appel à l’unité face à la crise, quelle place peut-on selon vous donner dès aujourd’hui dans le débat public à des tensions qui risqueraient sinon de ressurgir plus brutalement encore dans la « France d’après » ?
Manon Loisel : La situation actuelle vient effectivement renforcer une tension au cœur du rôle d’élu local : énoncer ce qui nous unit pour donner de la consistance au collectif, que ce soit à l’échelle du quartier, de chaque commune ou d’une métropole, tout en prenant en compte les spécificités de chaque revendication individuelle. Cette crise nous concerne tous et produit des effets contrastés sur chacun de nous, en fonction de notre situation. Comme cela a souvent été répété dans les médias, ce n’est pas la même chose de vivre le confinement dans une maison avec jardin ou à cinq dans un petit appartement. Le ralentissement économique n’aura pas les mêmes impacts pour les petits commerçants, les ouvriers de l’industrie ou les cadres tertiaires. Sur le volet social comme sur le volet économique, la crise sanitaire agit comme un démultiplicateur de vulnérabilités, perçues et effectives.
Nicolas Rio : Les élus de proximité ont une responsabilité importante pour éviter que la concurrence des plaintes se fassent aux dépens de celles et ceux qui sont les moins audibles. Cela suppose à la fois de cibler l’intervention publique sur les publics les plus vulnérables, tout en inscrivant chaque action dans un récit commun. Mais la tâche est loin d’être aisée ! Comment prioriser les vulnérabilités, dans une situation où chacun se sent légitimement vulnérable et en appelle au soutien des acteurs publics ? Avec l’appui des services, il est nécessaire d’objectiver les situations de fragilité, en identifiant les bons indicateurs (familles monoparentales ? ménages sans jardin ? personnes isolées ?). L’administration a besoin d’élus pour poser des principes de justice et intégrer la dimension subjective des expériences vécues, pour adapter les dispositifs mis en place au plus près des problématiques de leurs destinataires. C’est en conciliant l’objectif et le subjectif que la collectivité parviendra à limiter les sentiments d’injustice provoqués par la crise.
Dans ce temps inédit où l’expertise scientifique joue un rôle cardinal, peut-on envisager un conflit entre l’expertise des "sachants" et la légitimité démocratique des élus ?
Nicolas Rio : Pendant la crise, les infectiologues et les modélisateurs ont apporté un éclairage décisif pour apporter des réponses à la hauteur du défi sanitaire. A l’instar de l’État, plusieurs collectivités ont mis en place des « conseils scientifiques » pour orienter les élus dans leur gestion du déconfinement. Pour autant, cette expertise ne peut être utilisée comme unique grille de lecture.
Manon Loisel : Dans le fond, l’expertise propre aux élus locaux, c’est la capacité d’écoute des besoins des habitants, car les vécus du confinement ont été multiples et ont mis en exergue un renforcement des inégalités existantes. Le rôle des élus n’est pas de devenir expert, mais d’organiser la cohabitation entre ces différentes formes d’expertise, pour les faire dialoguer et en définir la bonne pondération.
Entre services publics et initiatives citoyennes (associations, makers, entreprises, etc.), cette crise témoigne-t-elle de nouvelles formes de coopérations ?
Nicolas Rio : Effectivement, dès le début de la crise, une myriade d’acteurs s’est mobilisée pour contribuer à l’effort d’intérêt général. Couturières bénévoles, entreprises solidaires, citoyens réservistes, collectifs éphémères, groupement de makers… Les élus ont bien souvent valorisé ces initiatives, mais sans bien savoir comment se positionner vis-à-vis de ces collectifs protéiformes, parfois informels. En sortant du cadre habituel qui rattache les élus aux associations (subventions, achat de prestations…), ces initiatives nous invitent à penser de nouveaux cadres de coopération en matière d’intérêt collectif.
Dans ce contexte, sur quelle forme concrète de consultation, voire de participation, les tenants de la démocratie représentative peuvent-il s’appuyer selon vous ? Comment trouver l’équilibre entre un dialogue nécessaire à l’élaboration d’un avenir commun, et un pragmatisme inévitable face aux urgences ?
Manon Loisel : Dans l’urgence comme dans la reprise, la délibération s’avère indispensable. Mais toutes les décisions n’ont pas vocation à faire l’objet d’une enquête publique, et la cellule de crise ne peut attendre les conclusions d’un énième grand débat pour prendre les mesures nécessaires. Le rôle des élus locaux consiste à fixer le cadre de la délibération collective. Qu’est ce qui doit être débattu ? Avec qui ? Et selon quelles modalités ? C’est là que la démocratie représentative doit faire la preuve de sa pertinence, en distinguant les sujets qui peuvent être arbitrés par l’exécutif, les questions qui doivent être débattues avec les autres élus, et les controverses qui méritent d’être partagées avec le citoyen.
Pour conclure, quelle serait à vos yeux une sortie « par le haut » de cette crise, à l’échelle des territoires ?
Nicolas Rio : Pour rester sur le rôle des élus locaux, la crise souligne une nouvelle fois la multiplicité et la complexité des fonctions qu’on leur attribue : articuler les temporalités, poser le cadre de la délibération, repérer les vulnérabilités, penser un nouveau cadre de coopération avec les acteurs publics et privés. Pour sortir par le haut de toutes ces missions, un meilleur partage des rôles est nécessaire, entre les élus eux-mêmes d’une part, avec les services d’autre part, et ensuite, au-delà de la collectivité.
Manon Loisel : Loin d’être des héros solitaires à la tête d’une cellule de crise ayant réponse à tout, les élus municipaux et métropolitains ont surtout pour fonction de maintenir le lien et de multiplier les connexions entre les parties prenantes du territoire. Et quand la distanciation physique a vocation à s’étendre dans le temps, on a plus que jamais besoin d’élus locaux pour tisser du lien !
Manon Loisel
Nicolas Rio
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