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Nina Sahraoui, sociologue : « L’éthique du care propose une définition et une vision de la société centrées autour des relations de soin »

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Portrait de Nina Sahraoui
post-doctorante au sein de l’équipe « Genre, Travail, Mobilités » du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris

Interview de Nina Sahraoui

Dans cet entretien, la chercheuse Nina Sahraoui aborde la structuration genrée et racisée du marché du travail dans le secteur des soins aux personnes âgées, ses liens avec la dévalorisation de ces professions, et les conséquences sur les conditions de travail des soignantes et soignants.

Elle propose de (re)penser collectivement notre rapport à la prise en charge du care, suivant une « éthique du care » qui remettrait au centre de l’organisation sociale l’interdépendance des individus et le prendre soin.

Nina Sahraoui est docteure en sociologie, actuellement postdoctorante au sein de l’équipe « Genre, Travail, Mobilités » du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (GTM-CRESPPA, CNRS).

Elle a mené entre 2013 et 2016, un travail doctoral portant sur les expériences et trajectoires des femmes racisées (migrantes et/ou issues de minorités ethniques), dans le secteur des soins aux personnes âgées, en particulier dans le secteur des maisons de retraite privées, au moyen d’une approche qualitative et comparative, dans des institutions à Londres, Paris, et Madrid.

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Date : 18/10/2022

Pouvez-vous nous parler de la structuration actuelle du secteur du soin aux personnes âgées (en institution ou à domicile), en particulier du fait que ce sont en grande majorité des femmes qui occupent ces emplois, et dans les métropoles comme celle de Lyon, souvent des femmes racisées ?

On observe une surreprésentation des femmes racisées travaillant dans le secteur du soin aux personnes âgées

Dans les grandes métropoles on observe une surreprésentation des femmes racisées travaillant dans le secteur du soin aux personnes âgées, où elles sont très largement majoritaires : dans les maisons de retraite où j’ai réalisé mes enquêtes, ce type de profil représentait le plus souvent autour de 90 % des équipes. Quand je dis femmes racisées, il s’agissait à la fois de femmes migrantes, et de femmes racisées qui ne sont pas migrantes au sens strict du terme, par exemple dans le contexte français, des femmes venues de Guadeloupe ou de Martinique, ou bien dont les parents sont venus en France.

Dans mon travail j’ai essayé de montrer que cette situation n’est pas uniquement liée à la précarité du statut migratoire, mais aussi à des processus de racialisation, et que beaucoup de femmes racisées qui ont la nationalité du pays dans lequel elles vivent travaillent dans ce secteur ; il y a donc des dynamiques qui transcendent la seule question du statut migratoire, même si c'est une question bien sûr centrale.

Quelles sont les données statistiques qui peuvent illustrer cette structuration ?

Même si mon étude était principalement qualitative, j’ai repris certains chiffres dans l’ouvrage issu de mon travail de thèse. La féminisation du secteur est flagrante : au moment de mon travail de thèse, les femmes représentaient par exemple 85 % des aides-soignantes en Ile-de-France, 88 % des auxiliaires et aides-soignantes au niveau national pour le Royaume-Uni (à domicile et en institution), et plus de 90 % des aides à domicile en Espagne. Il a été un peu plus difficile d'obtenir des chiffres qui soient comparables, pour ces différents contextes européens, concernant la part des personnes migrantes et racisées. J'avais quand même, au moment de ma recherche, quelques données statistiques qui sont assez parlantes : par exemple, dans la région de Londres, les minorités (réunies sous la catégorie « BAME », pour Black Asian and Minority Ethnic) représentaient 2/3 de la force de travail dans le secteur du care. À Madrid, 71 % des employé.e.s domestiques étaient des personnes migrantes, et aussi en très grande majorité des femmes (concernant l’Espagne, je parle surtout du travail domestique, car il y a une spécificité du contexte espagnol où la part de l'emploi domestique est très importante, comparé à la France où il existe un degré d’institutionnalisation plus important).

En France, il est assez compliqué d’isoler des statistiques pour le secteur du care, parce que la catégorie des « services aux particuliers » recouvre aussi d'autres activités, par exemple le jardinage (rémunéré). Par ailleurs, dans le contexte français, il n’y a pas de statistiques ethniques (puisque ce n’est pas autorisé), à part pour quelques études spécifiques très délimitées. C'est donc un peu plus compliqué à établir, mais plusieurs études démontrent la surreprésentation des personnes migrantes dans les emplois domestiques.

Quels sont les facteurs qui mènent à cette composition des profils travaillant dans le secteur des soins aux personnes âgées ?

Ce sont les personnes qui ont le moins le choix, le moins d'options sur le marché du travail, qui vont être amenées à exercer ces emplois, c’est-à-dire les femmes racisées

Il y a plusieurs processus qui se croisent et qui produisent cumulativement cette segmentation du marché du travail. D’une part, le système patriarcal instaure une binarité public/privé et associe des normes dites masculines à la sphère publique et des normes considérées comme féminines à la sphère privée – produit une dévalorisation du travail de care, notamment à travers des représentations genrées qui en font un travail peu qualifié et par conséquent sous-rémunéré. Les notions de qualification et de compétences sont genrées, puisque c'est l'association des activités du soin au travail domestique, majoritairement effectué par les femmes, qui engendre une forme de stigmate, et l’idée d'une faible qualification. Alors qu'en réalité, le quotidien des personnes soignantes requiert de nombreuses compétences, avec notamment beaucoup de travail émotionnel et relationnel. C’est un travail difficile, mais ces compétences sont peu visibles, peu valorisées.

L'autre processus qui vient s’ajouter, c'est que cela engendre un faible niveau de rémunération, une forte précarité de l'emploi dans ce secteur, ce qui rend donc ces emplois peu désirables. En conséquence, ce sont les personnes qui ont le moins le choix, le moins d'options sur le marché du travail, qui vont être amenées à exercer ces emplois, c’est-à-dire les femmes racisées. Les femmes migrantes non européennes ont peu d'options sur le marché du travail, parfois parce qu'elles n’ont pas de formation ou de diplôme préalable, mais aussi souvent parce que leurs diplômes ne sont pas reconnus dans les pays européens – c’est ce que j’ai constaté en Espagne, en France, et au Royaume-Uni. Elles ne peuvent donc pas trouver d’emploi dans leur branche, et le secteur du care représente une des seules options qui s'ouvrent à elles.

A cela s'ajoute parfois des représentations culturalistes, avec une présumée prédisposition des femmes migrantes aux métiers du care, du fait de représentations stéréotypées des employeurs ou des intermédiaires sur les sociétés d'origine. Il apparaît dans les entretiens que parfois les femmes elles-mêmes mobilisent ces stéréotypes de manière stratégique, dans le contexte d’un entretien d'embauche par exemple, pour avoir des chances d'obtenir un emploi. Mais de manière générale, ce qui ressort très clairement de mon enquête, c'est que ce secteur du care s'impose dans la plupart des cas comme une des seules options possibles, et non un réel choix. Il y a donc une forme structurelle et racialisée de segmentation du marché du travail, à partir du moment où ce sont les seuls emplois qui sont accessibles à ces personnes-là, et que par ailleurs d'autres personnes, blanches et européennes, se « déchargent » de ce type de travail. Il en résulte une forme d’assignation au care, pour des travailleurs et travailleuses racisées.

Cette structuration genrée et racialisée du secteur maintient par ailleurs une certaine dévalorisation de ces métiers, puisqu’une sorte de cercle vicieux se met en place : les structures patriarcales qui dévalorisent le care d’une part, le racisme sur le marché du travail d’autre part, produisent une segmentation et une précarité qui nourrissent en retour les représentations stéréotypées qu'on a autour du care comme un travail peu qualifié.

Comment cette structuration du marché du travail opère de manière empirique, et façonne les parcours individuels ?

Il y a des formes de discriminations sur le marché du travail qui font que les personnes, même quand elles ont un diplôme reconnu, n’arrivent pas à trouver un emploi dans leur branche

Quand on parle de segmentation du marché dutravail selon des hiérarchies genrées et racialisées, cette idée peut paraître un peu abstraite, alors que les implications et les conséquences sont très concrètes dans les parcours individuels. A Paris par exemple, j'ai rencontré une femme de 45 ans qui venait du Cameroun. Au Cameroun, elle travaillait en tant qu'avocate, mais elle ne pouvait pas exercer en France, ni se permettre de recommencer ses études, qui auraient duré plusieurs années. En lien avec la précarité du statut de personne migrante, elle était contrainte de trouver un emploi au plus vite afin de rester en situation régulière – et l'emploi qu'elle a pu trouver était en maison de retraite. Ce sont souvent des problématiques similaires qui se posent dans différents pays européens. Prenons l'exemple d'une femme de 30 ans, venue du Bangladesh, qui était étudiante à Londres. Son statut administratif ne lui permettait que de travailler à mi-temps. Le seul emploi qu’elle a trouvé, n’ayant rien à voir avec ses études mais permettant un peu de flexibilité pour pouvoir assister aux cours, était en maison de retraite – parce que finalement il y a de tels besoins que les maisons de retraite peuvent se montrer relativement flexibles sur les embauches. Je prendrai un autre exemple pour souligner qu’à cette discrimination structurelle qu’est la « déqualification » des métiers du care s’ajoutent des expériences individuelles de discrimination sur le marché du travail.

À Madrid, j’ai rencontré une femme d’une quarantaine d'années, qui avait exercé en tant que psychologue au Pérou pendant plusieurs années. Elle s'installe en Espagne, décide de reprendre ses études pendant plusieurs années, pour obtenir l’équivalent de son diplôme. Malgré cela, elle ne trouve aucun emploi dans son secteur, et se dirige donc elle aussi vers un emploi en maison de retraite. Il existe ce double niveau potentiel d’inégalité ou de discrimination : le fait que, structurellement, quand on se trouve dans une situation de précarité, on ne peut pas prendre le temps de reprendre des études, et ce sont les métiers du care – dits non ou peu qualifiés – qui sont plus facilement accessibles ; et par ailleurs, il y a également des formes de discriminations sur le marché du travail qui font que les personnes, même quand elles ont un diplôme reconnu, n’arrivent pas à trouver un emploi dans leur branche.

J’aimerais mentionner néanmoins une différence notable entre les contextes français, espagnol et britannique. En France, certaines des femmes rencontrées envisageaient, ou avaient eu l’opportunité, de continuer leur formation. Par exemple, une auxiliaire de vie peut avoir la possibilité, sous certaines conditions, de poursuivre sa formation et devenir aide-soignante, ce qui donnait parfois des perspectives de formation additionnelle et d'avancement dans le secteur du care. C’était perçu de manière positive, et cela était assez spécifique au contexte français où il y a plus de formations, de possibilités de passerelles, et d'accompagnement vers la formation continue.

 

Quelles sont les conséquences de la dévalorisation des métiers du care sur les conditions de travail ?

Les soignantes se retrouvent dans un rythme du travail « à la chaîne », ce qui affecte la qualité du soin, et créé du mal-être au travail

Dans mon travail, je me suis concentrée sur les expériences des soignantes, mais en creux, on voit aussi les conséquences pour les bénéficiaires. Dans les maisons de retraite privées où étaient employées les personnes que j'ai rencontrées, la charge de travail était toujours très importante, alors que le soin aux personnes âgées est aussi un travail très physique (comme ce sont en majorité des femmes qui travaillent dans ce secteur, on oublie souvent cette dimension physique : il faut soulever les personnes, les tourner, etc).

Du fait de leur charge de travail, elles ont peu de temps pour échanger avec les résident.e.s, même quand elles ressentent qu’une personne a besoin de parler. Les soignantes se retrouvent dans un rythme du travail « à la chaîne », ce qui affecte la qualité du soin, et créé du mal-être au travail dans la mesure où ce sont des professions qui demandent beaucoup de travail émotionnel – les soignantes sont attachées aux personnes dont elles prennent soin, et c’est une dimension fondamentale de ce travail : qu'on choisisse ou non de faire du care, le jour où on se retrouve à prendre soin d'autres personnes, on s’attache à elles et ces émotions sont nécessaires à la réalisation de soins de qualité. Les cadences affectent aussi leur corps, puisque cela veut dire qu'elles doivent soulever, porter, un nombre plus important de personnes. Cela conduit à des problèmes de santé, qu’il est parfois difficile de faire reconnaître comme étant causés par le travail, en particulier en Espagne. Les horaires de travail, par ailleurs, sont souvent problématiques, surtout pour les personnes ayant des enfants. Sur ce point, la situation était particulièrement compliquée en Angleterre, où le système social de prise en charge des enfants en bas âge est moins développé qu’en France.

 

Pouvez-vous nous parler de ce que vous abordez dans votre article « Le racisme au quotidien, comprendre le vécu des soignant.e.s dans le secteur privé des soins aux personnes âgées » ?

Étant donné qu’elles voient un nombre important de résident.e.s dans une journée, elles savaient qu’il allait y avoir potentiellement des remarques racistes

Au départ, je n’avais pas de questions spécifiques sur les expériences de racisme ou de discrimination, pas de questions directes autour de ces enjeux. Ils se sont imposés d’eux-mêmes, par l’étendue des expériences racistes qui étaient vécues par les soignantes que j’ai rencontrées. Concrètement, il s'agissait de remarques au quotidien, d'insultes, de refus de soins… Les professionnelles rencontrées s’attendaient en permanence à ces réactions, qui faisaient partie de leur quotidien. Étant donné qu’elles voient un nombre important de résident.e.s dans une journée, elles savaient qu’il allait y avoir potentiellement des remarques racistes. Pour les soignantes racisées, cela s'ajoute à l'intensité du travail émotionnel du soin ; elles ont un travail émotionnel supplémentaire à effectuer parce qu’elles doivent gérer ces situations, qui vont parfois jusqu’à des formes d'agressions racistes.

Ce qui était assez frappant dans mon étude, c'est que ces situations faisaient l'objet d'un traitement assez différent selon les contextes nationaux. Dans le contexte français, ce qui revenait souvent, c’était l'utilisation de l'humour pour faire face à ce type de situations : on va en rigoler, ne pas le prendre au sérieux, également entre personnes racisées. Jusqu'au point où, par exemple, je me rappelle d’une soignante, nouvelle dans la structure où elle travaillait, qui lors des transmissions avait rapporté les propos racistes d’une résidente qui l’avait traitée d’« esclave », et d’autres insultes à caractère raciste. Les réactions de ses collègues ont été de se moquer gentiment d’elle : « Ah bah si tu t'arrêtes à ça, ça va être tous les jours ! ». Cette réaction sur le ton de l’humour est beaucoup revenue dans les entretiens menés en France, mais pas du tout dans ceux conduits à Londres, alors que les remarques et insultes racistes y étaient tout aussi courantes. Je pense que c'est notamment lié à une différence de discours public sur les questions de racisme et d'antiracisme, il y avait en Angleterre cette idée que les questions de racisme dans le cadre professionnel doivent être prises au sérieux, et cela aurait été politiquement incorrect de les présenter sur le ton de l'humour. Cela dit, au niveau de l’institution, rien n'était fait dans les deux contextes. Il n’y avait aucune reconnaissance institutionnelle de cette difficulté-là, qui pourtant était quotidienne.

Ce que vous décrivez, dans le contexte français, c'est une telle banalisation du racisme que les personnes qui le subissent ne le formulent même plus, et ne vont pas le faire remonter à la hiérarchie ?

Face au silence des institutions, il y avait une forme de banalisation qui venait des personnes qui en étaient affectées. À partir du moment où il n’y a pas de reconnaissance, l'humour apparaît comme l’une des seules armes, et le fait de banaliser soi-même ces situations permet de prendre de la distance. C'était une des seules façons de gérer ce type de situations, puisqu'il n’y avait pas d'espaces qui auraient permis de verbaliser et de dire que cela pouvait créer une forme de souffrance au travail. Le discours autour de l’attitude professionnelle à adopter, qui porte le message d’une nécessaire distance vis-à-vis des bénéficiaires, très présent dans ces métiers, s’appliquait également aux expériences de racisme.

Selon ce discours, quand on s'occupe de personnes qui bénéficient de soins, si on est professionnel, on doit garder cette distance ; ce qui implique un travail émotionnel de distanciation qui s'applique tout autant à des situations d'incidents racistes qu’à d'autres types d'insultes – puisqu’on s’occupe parfois de personnes qui souffrent de démence par exemple. Cela créé une forme d’homogénéisation des expériences, et une non-reconnaissance de la souffrance spécifique que peut engendrer le fait de faire face à du racisme au quotidien.

Qu’est-ce que l’« éthique du care » que vous mobilisez dans vos travaux ?

Il s’agit de penser une société en interdépendance et de valoriser le fait qu’on a tous et toutes besoin les uns des autres

L’enjeu, c'est de se dire que certaines personnes, certains corps – parce que les structures sociales genrées et racialisées représentent aussi une hiérarchisation des corps – sont assignés à prendre en charge une grande part de nos responsabilités de care. Dans mon travail, je mobilise les théories de l' « éthique du care », notamment les travaux de Carol Gilligan et Joan Tronto aux Etats-Unis, et ceux de Pascale Molinier, Patricia Paperman et Sandra Laugier en France, entre autres. Ces travaux nous aident à penser les implications politiques de ces inégalités. Comment ça se fait qu'on demande aux personnes les plus précaires de réaliser un travail qui est essentiel au fonctionnement et à la reproduction de la société, sans accorder à ces personnes de réelle reconnaissance, en maintenant les rémunérations au plus bas, et en maintenant aussi beaucoup de ces personnes dans la précarité administrative ? Par exemple, au Royaume-Uni, les salaires dans le secteur du care sont trop bas pour justifier le renouvellement d'une carte de séjour, ou pour donner droit à la réunification familiale (les deux étant conditionnés, comme en France, à un minimum de ressources).

Cela fait aussi écho au travail de Sara Farris qui, même si elle ne parle pas spécifiquement du secteur du care, analyse le paradoxe de l’injonction à l'émancipation qui est faite aux femmes migrantes – avec un discours qui suppose que les femmes migrantes non européennes, venant de contextes dits plus traditionnels, seraient moins émancipées et donc dans l’attente d’une forme d'émancipation – alors que structurellement, ce qui se produit dans beaucoup de pays européens, c'est finalement une assignation à des emplois dévalorisés, et très genrés, qui permettent difficilement une émancipation financière. Le maintien dans une précarité administrative de personnes à qui on demande de réaliser un travail essentiel à la société invite également à prolonger le questionnement, en interrogeant notre conception de la citoyenneté, c'est à dire : comment reconnaît-on qui a une place dans la société ? Et sur quoi se fonde-t-on pour définir ce qui fait citoyenneté ?

Pour revenir sur l’éthique du care, développée dans différents écrits féministes, l'idée est de politiser le care, c’est-à-dire de proposer une redéfinition de la société qui soit centrée autour des activités du care, et non sur les fondements patriarcaux actuels, comme la fiction de l'individu autonome qui n'aurait besoin d'aucune relation aux autres. Remettre en question notre construction genrée de ce qui compte et de ce qui ne compte pas, de ce qui fait société, peut permettre d’entrevoir que cette figure de l'individu autonome qui se construit et se fait tout seul est finalement une fiction. Or il en découle la non-reconnaissance de l'importance des relations de soin. Il s’agit de penser une société en interdépendance et de valoriser le fait qu’on a tous et toutes besoin les uns des autres, dans différents contextes et à des degrés différents. Cela implique donc également de penser différemment la place des personnes qui réalisent le travail du care. Si on pense les choses depuis cette perspective, ce qui n’est pas souvent le cas, finalement cela paraît assez aberrant que des personnes qui prennent en charge une part importante de nos responsabilités de care dans la société reçoivent si peu de reconnaissance.

 

Illustration d'une femme poussant une personne âgée sur fauteuil roulant

Quelles sont les pistes de solutions concrètes qui pourraient être empruntées par les politiques publiques ? Par exemple, est-ce que développer la professionnalisation du secteur est, selon vous, une bonne piste pour conduire à sa revalorisation ?

Si on ne considère pas le relationnel comme une compétence, comme un travail en soi, qu’on réduit le travail de soin à une définition technique, on passe à côté de ce qui fait le soin, et cela dégrade sa qualité

Cet aspect de la professionnalisation est bien sûr important, mais il faut garder en tête la question du type de professionnalisation souhaité, et de comment on professionnalise. Est-ce que dans la professionnalisation, on va déconstruire les stéréotypes de genre, les conceptions genrées de ce qu’est une compétence, et valoriser le travail émotionnel comme une compétence en soi ? Parce qu'il y a toujours un risque que la professionnalisation reproduise certaines représentations genrées. Par exemple, dans le contexte londonien, l’évaluation dans les maisons de retraite était assez parlante : les éléments pris en compte étaient de l’ordre de la technicité (vérifier la température des frigos, savoir combien de litres a bu telle résidente, etc.), ils étaient complétés par une diversité de protocoles, de formulaires à remplir par les soignantes, et tout cela prenait beaucoup de temps. Il n’y avait pas de critères d'évaluation autour du relationnel, de la communication. En théorie, les protocoles d’évaluation étaient là pour retracer le travail effectué, mais en pratique, du fait qu’ils négligeaient complètement la partie plus relationnelle du métier, ils menaient à une forme de dévalorisation du travail des soignantes.

Si on ne considère pas le relationnel comme une compétence, comme un travail en soi, qu’on réduit le travail de soin à une définition technique, on passe à côté de ce qui fait le soin, et cela dégrade sa qualité. Je pense donc que la professionnalisation est bien sûr un enjeu majeur, mais tout en gardant en tête cette question de l’élaboration des contenus de cette professionnalisation.

Qu’est-ce qui peut contribuer à la revalorisation des métiers du care ?

Il est vital de concevoir cela comme une question de société, qui ne concerne pas que les femmes migrantes : Comment pense-t-on le soin ? Dans quelles maisons de retraite sont nos grands-parents ?

Il faudrait bien sûr passer par une revalorisation matérielle, avec une amélioration des statuts de l'emploi, des niveaux de rémunération, des conditions de travail au quotidien… Et je pense que ces aspects sont liés à une revalorisation symbolique : c’est-à-dire qu’il faut que collectivement on accepte que ça coûte plus cher. Cela peut passer par différentes choses : augmenter les moyens pour que les conditions de travail soient plus dignes, mais aussi se questionner sur nos propres rythmes de travail : on pourrait aussi permettre à chacun.e de prendre en charge plus de responsabilité de care. Car cette dévalorisation du care, engendre aussi cela : les emplois à plein temps permettent peu la prise en charge des responsabilités de care au sein de la famille, et provoquent cette externalisation.

Je pense que la période de pandémie de COVID-19, même si elle n’a pas permis pour le moment d'améliorer réellement les conditions matérielles sur le terrain, va peut-être faciliter au moins un certain déplacement des représentations de ces métiers. Les discussions autour des « travailleurs essentiels », exerçant des métiers d’une importance centrale pour la société, et basés pour beaucoup sur la relation humaine, ont mis au jour une certaine dévalorisation et marginalisation de ces métiers, et l’injustice que cela représente. Le fait qu’on ait toutes et tous vécu cette période de pandémie peut, peut-être, permettre que l'on soit plus nombreuses et nombreux à se sentir concernés par les enjeux du care, avec l’envie de réfléchir à comment penser un soin de qualité. C'est aussi une façon de poser la question des conditions de travail des soignantes, puisqu’on ne peut pas prendre soin dans la dignité, avoir un soin de qualité, si les soignantes sont maltraitées, si elles ne sont pas en capacité de se dire qu'elles ont le temps de faire un bon travail de soin.

Penser un soin de qualité, cela implique de prendre en compte tous les acteurs : les bénéficiaires, mais aussi les conditions d'emploi et les soignantes elles-mêmes. C’est important d’avoir cette vision globale, qui in fine peut permettre une amélioration des conditions de travail. Il est vital de concevoir cela comme une question de société, qui ne concerne pas que les femmes migrantes : Comment pense-t-on le soin ? Dans quelles maisons de retraite sont nos grands-parents ? Ce sont des questionnements à mener de manière collective et démocratique, en impliquant une pluralité d’acteurs et en faisant du care une question politique.