Que faire de nos nouveaux imaginaires ? Deux pistes pour l’appropriation de futurs désirables
Que faire de nos nouveaux imaginaires ? Deux pistes pour l’appropriation de futurs désirables
Article
« Il faut rendre la transition écologique désirable ! »
Passé ce mot d’ordre, et malgré les bonnes intentions, force est de constater qu’il n’y a pas de recette miracle pour aider à se projeter vers des futurs « enviables » qui décrivent pleinement un quotidien avec (au moins) 3°C de plus et (au maximum) 2 tonnes de CO2 par habitant en moyenne.
Quand on se représente l’avenir d’un monde où s’imposeront le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité – plus intensément qu’il n’a déjà commencé, mais avec une incertitude sur l’ampleur selon les scénarios du GIEC –, on oscille généralement entre deux postures.
D’un côté, un défaitisme s’impose, nourri par les discours de l’effondrement, esquissant au mieux un futur uniquement sous contraintes.
De l’autre, un optimisme perdure, fondé sur la croyance envers la capacité du progrès à maintenir nos modes de vie et les conditions actuelles d’habitabilité de la planète.
La première posture ne trace pas un avenir enviable, la seconde s’inscrit rarement dans une prise en compte réelle des limites planétaires.
Et hors de ces deux hypothèses, point de salut ?
C’est à partir de ce constat que toute une littérature appelle à ouvrir les possibles en « libérant les imaginaires », que ce soit chez des artistes ou, plus récemment, par des démarches publiques impliquant les citoyens.
Mais une fois ces imaginaires formalisés, qu’en fait-on ? De quelle façon peuvent-ils aider à se représenter et se diriger vers une transition « désirable » ?
S’inspirant de l’expérience de plusieurs initiatives récentes ou en cours, cet article résume les quatre principaux postulats qui poussent à « créer » de nouveaux imaginaires, puis détaille deux voies principales – non exclusives – sur l’utilité de ces imaginaires pour s’approprier des futurs désirables.
Une invitation à engager un débat sur l’utilisation concrète des nouveaux imaginaires, et sortir des déclarations d’intention.
Chargé de mission prospective des politiques publiques
Pour faire bouger les lignes, ouvrons les imaginaires !
Depuis quelques années, les appels à se saisir des « imaginaires » pour réussir la transition écologique se multiplient. L’argument est le suivant : bien que le constat de l’urgence écologique devienne de plus en plus partagé, et les solutions désormais connues – en témoigne la dernière synthèse du GIEC –, le passage à l’action demeure complexe et les résultats ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Pour les tenants d’un travail sur les « imaginaires », une des raisons de cet immobilisme réside dans la difficulté que nous avons à nous projeter dans un futur « désirable », où nos modes de vie seraient considérablement différents, de façon à respecter un plafond de deux tonnes de CO2 par habitant, en cohérence avec les Accords de Paris. Pour Chloé Luchs-Tassé de l’Université de la pluralité, « une des grandes problématiques de notre époque est le fait qu’on n’a pas été en mesure de créer des imaginaires sur un futur soutenable ». Autrement dit, comment agir si le futur présenté ne donne pas envie ? À quoi ressemblerait le quotidien vers lequel il faudrait aller ?
Fort de ce constat, plusieurs initiatives et prises de position publiques ont émaillé ces dernières années ; pour n’en reprendre que certaines sans souci d’exhaustivité : Socialter, le magazine Ouishare, Le Monde, la revue business du Grand Lyon The Only, Usbek & Rica, etc.
Le principe ? Infléchir le paradigme dominant et insoutenable de notre société actuelle et proposer des « récits alternatifs mettant en visibilité les projets transformateurs » (CERDD) reposant sur de « nouveaux imaginaires ».
On le voit, le potentiel des imaginaires pour faire bouger les lignes peut être séduisant, y compris pour des collectivités locales. On se concentrera ici sur les démarches qui n’ont pas une visée purement artistique, et qui visent à produire des imaginaires « alternatifs » et à les mettre en récit pour entrevoir autrement la transition écologique.
Mais avant de se lancer dans une démarche de ce genre, il peut être opportun de préciser les intentions et finalités. Au fond, une fois ces imaginaires mis en récit, que peut-on en faire ?
Revenons d’abord sur les postulats sur lesquels reposent l’argumentation selon laquelle il faut engager une « bataille des imaginaires ». À partir de ces constats, cet article posera deux pistes de travail pour valoriser les imaginaires produits, en s’inspirant de quelques cas récents ou actuels de démarches portées par des acteurs publics ou citoyens.
Récits, imaginaires, scénarios, histoires… Petit lexique
Il existe une certaine confusion dans la signification que l’on donne à des mots comme « récit » et « imaginaire ». Voici quelques repères.
Pour Jean-Jacques Wunenburger, « l’imaginaire représente peut-être cette première structure psychique et cognitive par laquelle et à travers laquelle nous percevons, nous nous souvenons, nous anticipons l’avenir, nous nous relions aux autres et tentons de nous éclairer sur l’origine et la fin de toutes choses, pour exorciser la mort par l’accroissement de sens ». La revue Socialter, dans un hors-série consacré au sujet, définit l’imaginaire comme « un ensemble dynamique de représentations qui façonnent une vision collective du monde ».
Le récit est, pour le Centre Ressource du Développement Durable (CERDD), la « manifestation d’une histoire sous une forme structurée, par le biais de la narration : mythes, contes, romans, films. » Sa structure reprend « des situations communes et des personnages clés, des archétypes et schémas narratifs récurrents qui ont pour fonction de captiver les esprits. ». Pour résumer, un récit raconte ce qui anime un imaginaire.
Autre notion connexe, le scénario prospectif est une formalisation d’un futur possible à partir d’un travail autour de tendances lourdes et de signaux faibles. Il peut être illustré par un récit, mais pas obligatoirement : généralement, il s’agit de décrire les caractéristiques du futur de manière factuelle.
Agir sur les imaginaires : quatre postulats de départ
L’intérêt croissant pour les imaginaires s’appuie sur plusieurs constats érigés de façon incrémentale par une littérature hétéroclite, mobilisant philosophie, activisme, psychologie sociale, essais politiques, etc. Sans entrer dans une généalogie des concepts, courants et acteurs concernés par le sujet, il est possible de distinguer quatre postulats de départ, régulièrement avancés dans l’ensemble de ces sources pour justifier de travailler les imaginaires et inciter à la production de récits désirables.
Les humains ont besoin de récits pour « vivre »
Ce premier postulat est repris comme préalable à plusieurs sources, comme Socialter, Jules Colé dans le cadre d’un travail pour l’ADEME, et bien d’autres. Il s’appuie sur des références diverses, comme les travaux du philosophe Henri Bergson sur la « fonction fabulatrice de l’homme », de l’anthropologue Maurice Godelier, de l’écrivaine Nancy Huston, ou de l’historien et essayiste Yuval Noah Harari et son ouvrage Sapiens, ou encore de façon plus controversée sur les travaux en neurosciences. La capacité des récits à créer du sens et à activer des émotions positives, également soulignée par la psychologie sociale, serait un levier de changement, dont l’imaginaire serait une brique élémentaire.
L’argument ? Il ne suffirait pas d’asséner des chiffres ou des vérités scientifiques pour convaincre : il faudrait raconter pour parler aux émotions et engager l’action. Le cinéaste Thomas Coispel le résume ainsi : « Faire un personnage, c’est aller un cran plus loin et se demander : quel est son problème ? Qu’est-ce qu’il va apprendre, lever comme obstacle ? C’est ce qu’on mobilise lors de la lecture d’un roman ou du visionnage d’un film : on partage en accéléré l’apprentissage de quelqu’un, on apprend des réalités des autres et on ressort grandi de cette expérience ».
Les imaginaires « dominants » actuels sont insoutenables
Deuxième postulat, les récits qui donnent du sens à ce que nous pensons et faisons s’appuient sur tout un ensemble d’imaginaires. Ces derniers sont véhiculés par les institutions politiques, sociales et culturelles dans lesquelles nous évoluons, par les œuvres culturelles – films, séries, romans, bandes dessinées, peintures, etc. – que nous consommons, par les personnes que nous rencontrons, par des mythes – comme celui de Prométhée – que nous nous réapproprions. Ces liens entre imaginaires et opinions ou modes de vie sont toutefois complexes et mériteraient de voir se développer une littérature plus robuste.
Tous ces imaginaires n’ont pas un poids égal dans la construction de nos récits individuels et collectifs. Ainsi, différents autrices et auteurs pointent des « imaginaires dominants » de la société occidentale capitaliste qui seraient déconnectés de la réalité des limites planétaires et seraient responsables de la destruction accélérée du vivant. Sont ainsi pointés du doigt les imaginaires incarnant le consumérisme, la prédation de ressources naturelles, ou encore l’illimité des ressources. Ces représentations du monde renforceraient une distinction entre d’un côté une « nature » exploitable et à laquelle nous serions extérieurs, et de l’autre une « culture », comme l’ont étudié des anthropologues comme Bruno Latour et Philippe Descola.
En plus d’être majoritaires dans les œuvres culturelles récentes, en particulier dans la science-fiction, les imaginaires dominants peuvent, par leur récurrence, restreindre les futurs possibles. Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros parlent à cet égard « d’enclosure », de fictions qui « défendent, construisent, et conservent la réalité. Elles remplissent le présent d’hypothèses fermées comme autant d’évidences auxquelles nous devrions nous soumettre et face auxquelles nous serions impuissants ».
Par exemple, l’imaginaire du « technosolutionnisme » s’appuie sur tout un ensemble de valeurs – la croyance dans le progrès, l’innovation, l’économie de marché –, dans des discours et des figures – les inventeurs de la Silicon Valley –, dans des exemples concrets de start-ups ou d’innovations disruptives, qui délégitiment d’autres imaginaires accordant moins de place à la technologie pour résoudre les problèmes environnementaux. L’enclosure se résume en une phrase : « On trouvera bien une solution ! ».
Des imaginaires émergents ont un potentiel de changement…
…à condition de décrire un monde habitable et d’être mis eux aussi en récits. Selon ce quatrième postulat, la diffusion d’imaginaires émergents, plus respectueux des limites planétaires, doit être un acte volontariste qui imagine des futurs souhaitables, les décrit minutieusement – qu’ils soient utopiques ou topiques – puis les met en récit. C’est en ce sens qu’on voit souvent l’idée de « créer » des imaginaires, plutôt que de révéler des perceptions déjà existantes ou naissantes.
La diffusion volontariste d’imaginaires émergents rejoint les principes énoncés par le philosophe marxiste Antonio Gramsci, pour qui la conquête politique du pouvoir repose au préalable sur la réussite de la bataille culturelle. Autrement dit, des politiques environnementales à la hauteur des enjeux ne pourraient advenir sans avoir convaincu au préalable l’opinion publique, ce qui passe par un travail sur les imaginaires « désirables » de l’avenir.
Pour les tenants de ce postulat, le fait de vivre une expérience sensible, émotionnelle, serait de nature à réduire la séparation artificielle entre nature et culture, et donc à fragiliser les imaginaires dominants pour en faire naître d’autres, plus féconds. Dans une table ronde, le rédacteur en chef d’Usbek & Rica Blaise Mao évoque l’impact des expériences transformatrices, comme assister au lancement de la fusée Ariane pour modifier son rapport à l’espace, ou croiser le regard d’un cachalot, une expérience qui a changé l’océanographe François Sarano et sa façon dont il appréhende le vivant.
Baptiste Morizot résume bien cette volonté de politiser l’émerveillement : « La crise de la sensibilité, c’est en fait l’appauvrissement des mots, des capacités à percevoir, des émotions et des relations que nous pouvons tisser avec le monde vivant. Nous héritons d’une culture dans laquelle, dans une forêt, devant un écosystème, on « n’y voit rien », on n’y comprend pas grand-chose, et surtout, ça ne nous intéresse pas (…) ».
Entre mise en récit et exercice prospectif, deux formes de création et de médiation des imaginaires
« Il faut rendre la transition écologique désirable ! » À partir de ces quatre postulats, des bribes d’imaginaires et autres formes de récits se multiplient, même si elles sont encore émergentes à ce stade. Les méthodes ne sont pas vraiment stabilisées, même si des guides commencent à donner certains contours aux méthodes de production des récits désirables.
Mais une fois des imaginaires formulés, que peut-on en attendre légitimement ? Comment les utiliser ?
Pour aiguiller un travail encore en chantier, la suite du propos proposera la thèse suivante : deux finalités distinctes se détachent des initiatives récentes. Sans les opposer ni les essentialiser – on verra en fin d’article qu’elles se rejoignent –, il est utile d’être conscient des divergences d’objectifs et de manières de faire, de façon à être clair lorsqu’une démarche qui vise à produire des « imaginaires désirables » est engagée.
Raconter une histoire pour convaincre : « C’est possible et désirable ! »
Une première façon d’utiliser des imaginaires alternatifs consiste à créer des récits qui parlent, qui s’adressent aux émotions. La forme principale sera la réutilisation de codes artistiques : une fiction, une bande-dessinée, un film, une vidéo en ligne, des illustrations, de l’art plastique, etc.
La finalité principale de ce medium est de convaincre : d’une certaine manière, il s’agit de rentrer dans la « bataille des imaginaires » et de combattre, récit contre récit, les imaginaires dominants, à travers des codes culturels facilement appropriables. Cette approche répond à la logique gramscienne de bataille culturelle précitée.
Ce qui est donc visé, ce sont les normes sociales, comme le résume l’ADEME : « En véhiculant de nouvelles valeurs (comme l’entraide, le partage, le don…) et des normes sociales vertueuses (le fait-maison, la permaculture, le faire-ensemble…), l’émergence d’un tel récit permettrait de modifier nos représentations et nos perceptions du monde, et donc de faciliter les changements de comportements individuels et collectifs ».
C’est toute l’entreprise engagée par l’Assemblée Citoyenne des Imaginaires, une démarche naissante portée par la réalisatrice Valérie Zoydo, l’ADEME, l’association Atmosphères 21 et Bluenove. Son objectif est de proposer aux citoyens de participer à la création de nouveaux imaginaires d’une société respectueuse du vivant. Les imaginaires y ont une place prépondérante car, plus qu’une simple création artistique, la vocation de l’Assemblée est de proposer « à chacun d’entre nous de prendre son destin en main en participant à la création de nouveaux imaginaires d’une société régénérative, émancipée, vivant au rythme des saisons… bref, d’une société souhaitable ». Une spécificité de cette démarche tient à l’ambition accordée à la qualité voulue du format de rendu, s’inscrivant dans les standards des productions culturelles habituelles à travers l’implication de scénaristes dans le processus, et de producteurs et diffuseurs (TF1, Bayard).
Plus en amont, la plateforme La Fabrique des Récits de l’entreprise sociale Sparknews propose une grande variété de ressources à destination des artistes – musiciens, cinéastes, metteurs en scène, etc. – pour inspirer leurs créations.
D’autres formats visent à incarner de façon plus sensible le futur : ainsi, le podcast « Les Imagineur.e.s » du collectif Imaginarium-s propose une série de treize épisodes de voyages dans le futur où sont mis en scène des façons de s’organiser et de vivre autrement dans le respect des limites planétaires.
On le voit donc, l’imaginaire mis en récit peut avoir un pouvoir performatif, celui d’ouvrir l’horizon et de convaincre que des changements sont possibles.
Le principal avantage de cette approche est sa capacité à impulser le changement, à condition qu’elle crée l’effet boule de neige escompté. Il est attendu derrière comme finalité, selon Jules Colé, d’« atteindre le point de bascule et déclencher un effet de mimétisme vertueux qui conduirait à un nouveau paradigme ».
Mais la principale limite demeure la capacité à activer « la puissance d’agir » des habitants une fois ces imaginaires diffusés. Comme le souligne l’ADEME : « Suffit-il vraiment de partager de nouveaux récits inspirants pour changer nos modes de vie ? Comment éviter que ces derniers soient réappropriés dans des logiques marchandes ou de divertissement mais qu’ils transforment réellement nos rapports au monde et nos modes de pensée ? Et comment faire en sorte que ces imaginaires fassent corps, de manière à ce qu’ils s’inscrivent durablement dans notre quotidien et qu’ils activent notre puissance d’agir afin de réussir la nécessaire métamorphose de nos sociétés ? ».
La mise à disposition de « ressources pour aller plus loin », d’espaces d’échanges, de formats pédagogiques travaillé avec des enseignants, ou la valorisation d’actions concrètes déjà existantes, peuvent être de réels leviers d’appropriation et un premier pas vers l’action.
Mettre en débat les possibles pour interpeller : « Et vous, où vous situez-vous ? »
Une seconde utilisation des imaginaires consiste à les mettre en débat, de façon à susciter des réactions. Par rapport à la précédente approche, la forme artistique est souvent moins aboutie puisque le pouvoir de persuasion est moins attendu que l’accessibilité du propos. De ce point de vue, l’imaginaire n’est pas une fin en soi – le futur vers lequel aller –, il est surtout un matériau raffiné mais non définitif d’où partirait l’échange, une hypothèse pour ouvrir les possibles.
La finalité principale de ce medium est d’interpeller, de remettre en cause les croyances et certitudes. Plus prospective par définition, cette approche incite chacune et chacun à prendre conscience de ses propres imaginaires, puis à se positionner sur des avenirs plus ou moins désirables. Le potentiel de changement vient donc davantage du débat suscité que du choc émotionnel produit.
L’ingénieur et spécialiste en risques systémiques Arthur Keller le résume de la façon suivante dans Socialter : « Le grand combat de notre temps a commencé, et il se joue d’abord sur le terrain des imaginaires. (…) Mais ces récits ne peuvent être monolithiques : inspirer le plus grand nombre requiert une diversité de formes narratives conçues pour aviver un spectre large d’émotions et symboliser de nouveaux référentiels de valeurs, raisonnables et dignes. Pluralité des formats et des visions de l’avenir projeté : deux conditions pour « encapaciter » les gens au-delà des cercles de convaincus ».
Sans être formellement rattaché à ce courant de pensée, ce dialogue des imaginaires, qui en respecte la diversité des points de vue, se rapproche des travaux de Bruno Latour. Les imaginaires contrastés révèlent la pluralité des modes d’existence qui composent le monde dans lequel nous vivons. L’enjeu est alors moins de choisir le « bon » imaginaire vers lequel aller, que d’exprimer d’où l’on parle et ce à quoi on tient lorsque l’on se projette dans un futur désirable ou non.
Parmi les initiatives récentes qui s’en rapprochent, on retrouve la démarche Eau futurE de la Métropole de Lyon en 2022, que j’ai copilotée, et qui associait les services de la Prospective dont je fais partie et de la Participation citoyenne. Financée en partie par l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, cette démarche a permis de cartographier six imaginaires des usages futurs dans un monde où l’eau sera plus rare. Les récits créés par près de 2 000 habitants ont révélé deux imaginaires dominants, « le salut par l’innovation » et « l’engagement par les écogestes », qui sont mis en dialogue avec quatre imaginaires émergents aux potentiels de changement féconds : « l’information transparente », « la ville renaturée », « le retour aux sources » et « le partage de la ressource ».
Dans les temps de partage et de restitution qui ont jalonné cette démarche, la mise en perspective de ces six imaginaires amenait les participants à se positionner sur chacun d’entre eux – est-ce désirable ou non ? Une même personne pouvant se retrouver dans plusieurs d’entre elles – et à échanger avec d’autres participants. Cet exercice était un moyen de révéler les choix politiques à opérer vis-à-vis d’une ressource – l’eau – jusqu’alors considérée majoritairement comme un bien de consommation. Autrement dit, il n’y a pas de bon ou mauvais imaginaire, mais simplement différentes façons d’appréhender politiquement un bien commun rare à gérer collectivement.
Autre exemple de mise en dialogue, le collectif associatif québécois Equiterre a lancé en 2019 la démarche Futurs possibles à destination des jeunes du territoire pour les sensibiliser aux impacts du changement climatique. Cette action, écourtée en raison de la pandémie de Covid-19, a consisté à mener des ateliers de travail avec une centaine de jeunes ayant abouti à quatre scénarios du futur : « le retour aux sources », « des communautés tissées serrées », « connexions virtuelles » et « l’État s’en charge ». Chaque scénario est illustré par un récit de vie, des objets du quotidien comme un grille-pain au cœur de l’histoire et des fonds d’image de mise en contexte. Sur la version web, il est demandé à la fin de la visualisation des quatre scénarios de voter pour le ou les préférés.
La visée prospective est ici très claire, en témoigne l’utilisation par Futurs Possibles du terme de « scénarios ». Mais par rapport à la méthode plus classique des scénarios, ces deux démarches intègrent des habitantes et habitants dans l’imagination de futurs possibles et désirables, et retraduisent les imaginaires exprimés dans une typologie de récits écrits et de productions visuelles qui narrent des usages à (ré)inventer, des artefacts technologiques ou techniques et des situations contrastées avec des tracas du quotidien.
Ces initiatives révèlent aussi la place du design fiction comme méthode privilégiée pour se projeter dans le futur, même si d’autres formats avaient été choisis pendant Eau futurE (théâtre, balades urbaines, poésie, etc.).
On le retrouve aussi dans le travail de l’association Fresque des nouveaux récits, fondée en 2020, qui propose des animations avec une mise de fond et du design fiction pour « se projeter vers un avenir désirable, compatible avec les limites planétaires ».
L’avantage de ce type d’exercice est qu’il rend le spectateur plus actif, puisqu’il doit prendre position, exprimer ce à quoi il tient, ce qui le rebute, les agencements de futurs acceptables pour lui. Ce ne sont d’ailleurs pas forcément des opinions qui sont exprimées, mais plutôt des valeurs.
L’inconvénient est qu’on peut y retrouver les limites habituelles de la participation si le cadre ne s’y prête pas : difficulté à exprimer une opinion, sentiment d’illégitimité, etc. Ce format implique aussi un travail conséquent d’appropriation, avec des supports pédagogiques, et des espaces de débat ou de vote pour que l’exercice soit réellement interactif. Il n’est pas non plus certain que l’exercice, une fois réalisé, marque autant qu’une production artistique plus aboutie, comme dans la première voie. Comme elle, cette approche nécessite d’accompagner les premiers pas vers l’action.
Avant de se lancer, se poser les bonnes questions
On le voit, ce que l’on peut attendre des imaginaires et la façon dont on peut les utiliser et valoriser peut différer d’un projet à l’autre (voir tableau ci-dessous). Pour schématiser, dans le voyage vers le futur qu’est le récit désirable, l’imaginaire joue, dans la première voie, le rôle d’un prospectus : une représentation enviable de ce que l’on pourrait vivre, qui active le désir, même si la réalité vécue sera vraisemblablement différente. Dans la seconde, l’imaginaire joue plutôt le rôle d’une boussole : plusieurs représentations inspirées des aspirations du présent dessinent autant de points cardinaux, par définition inatteignables, vers lesquels on pourrait se diriger. Charge au participant de composer son avenir désirable.
Il serait artificiel d’opposer strictement ces deux pistes de valorisation des imaginaires. Elles peuvent en réalité être complémentaires. Les imaginaires issus de la démarche Eau futurE visent en priorité la mise en débat pour faire de l’eau un enjeu politique, mais ils peuvent également être réappropriés par des créatrices et créateurs comme matériau de départ pour produire des récits qui vont convaincre que d’autres futurs désirables sont possibles. De même, il est réducteur de dire que l’Assemblée citoyenne des imaginaires, encore en cours de travail, n’a pour vocation que de convaincre des spectateurs, puisqu’elle intègre dans son processus de travail la mise en débat de futurs possibles par l’implication des citoyens, en plus de produire in fine une variété de récits désirables.
De la même manière, certaines initiatives se trouvent en dehors de ces cases et méritent attention. C’est le cas de l’initiative citoyenne « l’Arbre des imaginaires », porté par Marin Maufrais et Loïc Marcé, qui « met en cohérence les innombrables initiatives, pistes de solutions et sources d’inspirations de la transition écologique et sociale afin de les inscrire dans de grands récits. En catalysant l’émergence de ces nouveaux imaginaires collectifs nous donnons du souffle à des projets de société fédérateurs, viables et désirables ». L’initiative consiste ainsi à rassembler des bribes d’imaginaires pour leur donner un sens global. Ce qui est visé ici, c’est plutôt la diffusion de bonnes pratiques, d’imaginaires inspirants, reliés à des actions concrètes déjà existantes, comme le fait Rob Hopkins.
Des méthodes à préciser, des intrications à encourager
Ce qui se joue donc, c’est moins l’opposition entre deux voies – l’une de l’adhésion au récit par l’émotion, l’autre de la projection et de l’introspection – que de s’interroger sur les moyens nécessaires pour s’approprier de nouveaux imaginaires, avant de se lancer dans cet exercice.
Il s’agit en premier lieu de se poser la question de ce qu’on peut attendre de ces nouveaux imaginaires :
Que peut-on attendre des récits produits ? Face aux financements et investissements colossaux d’œuvres culturelles mainstream et des messages publicitaires diffusant des récits dominants, quels sont leurs pouvoirs d’influence ?
Quel public visent-ils ?
Dans quelle mesure les citoyennes et citoyens sont partie prenante du processus ? Sont-ils spectateurs ou acteurs de leur production ?
Faut-il partir de la complexité du sujet pour ne pas être « hors-sol », ou laisser libre cours à l’imagination ?
Selon Rob Hopkins, il est difficile pour un grand nombre de personnes « d’imaginer », car nous n’y sommes pas habitués. Comment lever ce frein ?
Peut-on vraiment créer un imaginaire, ou simplement révéler ceux existants ?
Les imaginaires donnent-ils une place réelle à la création, à la pluralité des points de vue, y compris les plus controversés ?
Les récits décrivent-ils des situations du quotidien qui incarnent réellement un futur soutenable ? Quelle place laissent-ils à la fantaisie, à l’utopie ou à la dystopie ?
Peut-on créer des récits sans entrer dans le désirable ? Autrement dit, comment définit-on ce qui est désirable ou ce qui ne l’est pas sans entrer dans la normativité ?
Quelles modalités d’accompagnement et d’appropriation sont envisagées, dès le début du processus ?
Comment relier cette appropriation des récits à l’action au présent ?
On l’a dit, ces deux voies sont en cours de construction, et une piste de travail serait de créer un pont entre elles pour enrichir leurs plus-values :
Dans la première voie, la « consommation » d’un produit culturel formalisant un récit désirable peut-elle suffire à changer d’opinion ou de pratiques sans accompagnements à l’action ?
Dans la deuxième voie, ne faudrait-il pas s’inspirer de formes plus abouties de mises en récit, de créations, d’incarnation par l’émotion, pour sortir des outils trop communs du scénario, du design fiction, ou du jeu sérieux ? Comment toucher un plus grand public et ne pas se contenter des plus avertis ?
Enfin, pour les deux voies, une question demeure. Promouvoir des imaginaires émergents désirables, même qualitatifs, ne déclenche pas non plus automatiquement un rejet des imaginaires dominants : comment déconstruire l’attachement à l’égard de ces imaginaires ?
Autant de questions qui méritent d’expérimenter, de tester, et de partager pour prouver par l’exemple – qui demeure encore à démontrer – la pertinence de mises en récit de nouveaux imaginaires désirables.
*Je remercie Hervé Chaygneaud-Dupuy, Anne-Laure Garcin, Émile Hooge, Meven Royo et l’équipe de la Direction de la Prospective et du Dialogue public pour leur relecture attentive.
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