Corinne Lachkar, costumière : « Il faut vivre le Défilé pour vraiment le comprendre »
Interview de Corinne Lachkar
Costumière
Interview de Philippe Delpy
Philippe Delpy a été membre du comité de pilotage du Défilé de la Biennale de la danse de 1996 à 2018, d’abord en tant que chargé de mission culture du Fonds d’Action Sociale (FAS), puis en tant que délégué du préfet à la Politique de la ville.
Au sein de ce comité, il a toujours œuvré pour que le Défilé ne dévie pas de son objectif premier : servir l’émancipation et l’intégration à la société des habitants des quartiers populaires, et plus particulièrement ceux issus des immigrations.
Dans cet entretien, il souligne le rôle central des opérateurs, porteurs de la question sociale qui se donnent les moyens d’aller chercher les publics populaires, et présente la manière dont les enjeux que portait le Défilé ont pu se transformer.
Cette interview a été menée dans le cadre de l’enquête sur le Défilé de la Biennale de Lyon, réalisée en 2021 et 2022, à l’initiative de la Métropole de Lyon et de la Biennale de la Danse. Les résultats sont restitués dans trois cahiers, coordonnés et mis en page par la direction de la Prospective de la Métropole de Lyon.
L’objectif en était de comprendre ce que peut changer un tel événement, sur les participants, les territoires et la métropole ; de questionner la manière dont les grandes évolutions de la société l’impactent ou le questionnent ; enfin, de rendre possible une réflexion collective sur l’avenir de cet événement d’exception.
À quel moment le Défilé a-t-il rencontré votre carrière ?
Quand le Défilé est arrivé, j’étais encore au FAS, au Fonds d’Action Sociale, je venais de quitter Inter-Services Migrants (ISM). Ce qui m’intéressait et nous intéressait dans le Défilé, c’était sa dimension populaire. Le leitmotiv de mon engagement institutionnel a été de permettre à des gens issus des quartiers populaires, et particulièrement issus des immigrations qui font les quartiers populaires, de participer à « la vie culturelle française ».
Au sein d’ISM — dont le label était aussi, rappelons-le, Images, Spectacles, Musiques du Monde —, nous étions convaincus que l’intégration des populations migrantes, passe bien sûr par l’apprentissage du français, mais aussi par la reconnaissance de leur culture et de leur participation à la culture commune française. Là-dessus s’est greffée la question de la jeunesse.
Il était dit que les jeunes issus de l’immigration ne savent pas se positionner, qu’ils sont pris entre la culture française et leur culture d’origine, etc. Et moi, je m’apercevais en allant dans les centres sociaux, les MJC, qu’ils « se bougeaient » à travers la danse, et à travers l’humour — je pense à Smaïn par exemple à cette époque. On assistait à un mouvement de fond, autour de revendications et de descriptions de leurs vies dans la société qui n’était pas du tout comme dans le hip-hop américain, dans la revendication ethnique, « race » contre « race » mais une demande de reconnaissance de leur place dans la société française.
L’objectif d’intégrer les populations issues de l’immigration est très peu mentionné dans les archives du Défilé. Comment l’expliquer ?
Ce n’était pas un discours complètement audible. Il n’y avait pas besoin d’afficher cet objectif, de l’exprimer ouvertement, parce que les objectifs plus larges donnés au Défilé rendaient possible, dans leur mise en œuvre et dans la vigilance de cette mise en œuvre, la participation au Défilé des populations migrantes ou issues de l’immigration ou descendantes de l’immigration. Afficher ces objectifs aurait été contre-productif, en pointant ces publics, au risque de nourrir la polémique et leur stigmatisation.
Quels autres objectifs portait le Défilé ?
C’était le mélange, arriver à faire en sorte que des classes sociales qui ne se rencontrent pas puissent se rencontrer. Nous, évidemment, avions envie de prioriser les classes populaires des quartiers. Tout de suite Lyon s’est fait peur (rires), avec les jeunes issus des quartiers, avec les jeunes chorégraphes, etc., et a été complètement surpris.
Je me rappelle toujours que la manifestation lyonnaise, c’était les Pennons de Lyon. Tout d’un coup, non, ce n’étaient plus les Pennons ! Une espèce de choc a permis aux acteurs et décideurs de s’ouvrir complètement à cette conception d’un Défilé allant chercher dans les quartiers populaires des publics qui n’étaient pas habitués à répondre positivement aux propositions artistiques. Là aussi, ça a été une surprise, de trouver des publics.
Par ailleurs Guy Darmet a tenu ce discours qui a été à mon avis important : « J’invite les gens des quartiers populaires au centre de Lyon ». Les différentes communes qui ont participé ont ressenti l’enjeu de venir au centre.
Comment se faisait la sélection des groupes au Défilé ? Et comment vous assuriez-vous, au sein du comité de pilotage, que ces groupes iraient bien chercher des publics populaires ?
Dans le comité de pilotage, pour la sélection des groupes, les deux coordinateurs faisaient un travail pointu, en citant, pour chaque candidature reçue, les chorégraphes, d’où ils venaient, ce qu’ils faisaient, et les partenaires. Au comité de pilotage, nous avons toujours été sidérés de les voir porter à ce point l’enjeu social, et « ramer » pour toucher les publics populaires, alors qu’on pouvait penser qu’ils seraient plutôt briefés sur l’enjeu culturel et esthétique.
Pour ma part, esthétiquement je n’avais aucune compétence pour choisir des chorégraphes. En revanche, je pouvais avoir un avis sur la capacité des opérateurs et des partenaires à essayer d’aller chercher les publics qui étaient, pour nous, les publics cibles du Défilé. Pour moi deux questions me permettaient de valider un groupe : quels étaient ses partenaires sociaux ? Comment allaient-ils s’y prendre pour chercher aussi les publics populaires ?
Toutes les structures n’avaient pas la volonté d’aller les chercher. Ce n’était pas toujours gagné ! Certains défilés reposaient sur des structures qui avaient peu de lien avec un public populaire. Certains opérateurs pouvaient aller à la facilité.
J’adore par exemple Mourad Merzouki, mais à Bron, les gens s’inscrivent en nombre, il n’y a pas besoin d’aller chercher, mais ce ne sont pas forcément nos publics cibles. À Villeurbanne, je me souviens, c’était un peu pareil avec Patrice Papelard, il n’avait pas besoin d’aller chercher les publics. Il suffisait de dire « Défilé », « répétitions », ils trouvaient leur public. Il s'agit d'amateurs qui ont l'habitude de répondre positivement aux sollicitations artistiques.
Avec le CCO [Centre Culturel Œcuménique] c’était autre chose, avec Aralis aussi ! Là, il y avait un vrai travail de gratte pour aller vers des publics populaires. Kadia Faraux est aujourd’hui peut être celle qui va le plus chercher les publics qui étaient le cœur de cible du Défilé, jusqu’à, peut-être, être trop populaire au risque d’évacuer la middle class…
En tous cas, c’est vrai que c’est contraignant d’aller draguer dans les quartiers populaires, d’essayer de convaincre des gens qui ne participent jamais à rien, de venir danser… Et en fonction des partenaires sociaux, je me rappelle que j’avais un avis relativement tranché.
Parmi les financeurs du Défilé, y avait-il des divergences de perception des objectifs du Défilé ?
Chacun venait en effet avec ses objectifs. Au sein de l’État, il y avait une tension, entre la DRAC d’un côté, et le FAS, ou la Politique de la ville qui a pris son relai : qui est le plus légitime à financer le Défilé ? Est-on dans la culture, ou est-on dans la socio-culture, la Politique de la ville ? Si la DRAC avait été le premier financeur du Défilé, côté État, cela aurait bien voulu dire que le Défilé était quelque chose de culturel, alors que là, on est resté sur le socio-culturel, la Politique de la ville, l’artistique seconde zone… Pour chercher les publics populaires, des chorégraphes se démarquent.
En 1998, le vice-président à la culture de la Région Rhône-Alpes, un élu FN, a bloqué des subventions régionales au Défilé, suscitant de vifs échanges sur le métissage, le multiculturalisme… Quelle était votre position ?
Nous, au FAS et à la Préfecture, sur le plan théorique, nous nous battions contre le multiculturalisme. Il était clair que le modèle français ne devait pas ressembler au modèle américain, au modèle anglais, ou au modèle canadien. Nous, c’est l’interculturel. L’enjeu n’est pas de valoriser les différences, c’est de les reconnaître pour que chacun puisse être reconnu dans un groupe plus large, que ce groupe s’interpénètre, et qu’on arrive effectivement à vivre ensemble et à faire une société demain qui ne sera pas celle d’aujourd’hui. Cela n’a jamais été contesté, me semble-t-il, au sein du comité de pilotage.
Avec le recul, quelles sont les grandes évolutions du Défilé que vous avez constatées ?
J’ai vu la progression qualitative, esthétique, du Défilé. Je pense qu’avec Dominique Hervieu, l’exigence artistique est montée. Je ne sais pas si c’est un bien, parce que ça a pu enlever peut-être la recherche de choses plus simples pour que les gens se sentent plus investis, et a pu jouer au détriment de l’engagement social. Je pense à la qualité chorégraphiée, aux chars, ce n’était plus la joyeuse déambulation du début.
Je me rappelle que lorsque le CCO ou Aralis préparaient le Défilé, ce n’était pas le jour du Défilé qui comptait, c’était la préparation, les rencontres qui pouvaient se faire. Il y avait du cœur, et ça rejoignait complètement ce que voulaient le FAS et la Politique de la ville. Plus on allait dans la qualité, plus c’étaient des professionnels culturels qui répondaient. Je pense à Villeurbanne, aux ateliers Frappaz, qui se sont beaucoup appuyés sur des professionnels pour répondre à cette exigence. Mais j’ignore si ça a été une dérive importante.
Il y a eu aussi le glissement des publics populaires et issus de l’immigration vers des publics où ces composantes étaient moins marquées. Ça s’est aussi gentrifié. Parmi les évolutions, il y a eu aussi les hommes qui ont largement disparu.
On déplorait aussi, de Défilé en Défilé, le manque de jeunes, qu’on retrouvait motivés par le hip-hop et pas forcément par la rencontre d’autres cultures ou générations. Cette question du mélange, elle n’était pas toujours gagnée. J’ai ressenti aussi que la danse gommait entre guillemets la différence, et que, parfois, tout le monde se ressemblait un peu trop, gommant les originalités.
Il y a eu aussi l’ouverture du Défilé à d’autres villes de la région, qui ne participaient pas au financement du Défilé, mais simplement au financement de leur groupe, ce qui pouvait occasionner un déséquilibre dans les moyens fournis.
Quels sont les souvenirs particulièrement marquants que vous gardez du Défilé ?
J’aurais toujours souvenir du Défilé mené par Aralis, dans lequel un vieux chibani ouvrait le cortège. Cet homme, on l’avait rencontré au début de l’atelier, il se comportait comme un chibani, c’est-à-dire discret : « Faut pas me voir », et en ouverture du Défilé, il était vraiment majestueux, totalement transformé.
C’est l’image symbolique très forte que je garde de ce qu’a pu procurer le Défilé, pour cette personne. Je me souviens aussi d’une année où il pleuvait, un temps de cochon, et voir les gens avec une joie immense qui continuaient à défiler alors qu’ils en prenaient plein la figure, ça montrait qu’ils y trouvaient quelque chose.
Comment voyez-vous les tensions qui existent en France sur les questions d’intégration et de l’islam. Le prisme religieux était-il aussi présent il y a 25 ans ?
Il l’était, parce qu’on a vu poindre Tariq Ramadan au CCO de Villeurbanne invité par l’UJM, l’Union des jeunes Musulmans. Le CCO avait une fonction œcuménique, donc naturellement il recevait entre autres des demandes de réunions de musulmans, et c’est là qu’on s’est aperçu qu’il y avait une corde pour bien séparer les garçons et les filles, donc cette question était déjà là.
Et puis il y avait le voile, c’était du côté des filles turques et de leur disparition de l'espace public que les institutions étaient préoccupées. Nous avons vu poindre ces questions. Il est clair que les politiques d’intégration n’ont pas été assez fortes et que ce que nous vivons aujourd’hui est la conséquence d’un échec, même si pour la majorité des descendants de l'immigration, l'intégration sociale et professionnelle est réussie.
Et le Défilé, là-dedans, pouvait-il faire quelque chose ?
Il a permis à des personnes de s’émanciper, je pense à Rillieux où sur différentes activités comme la danse ou les arts plastiques, j’ai vu des femmes toujours présentes, alors que si elles n’avaient pas eu ces ouvertures-là, le quartier les aurait enfermées.
L’émancipation des femmes par la culture se pose-t-elle de la même façon aujourd’hui ?
Non, je pense qu’aujourd’hui c’est plus difficile. Je pense que des femmes se sentent obligées, pour être reconnues comme croyantes, d’avoir un voile, qu’il y a une emprise du quartier, que l’ethnicisation des quartiers, ajoutée à leur paupérisation, a produit un enfermement. Dans ces quartiers populaires, la modification de la population a été énorme, le vivre-ensemble était tout à fait différent il y a 20-30 ou 40 ans. Les quartiers étaient plus ouverts.
Je me rappelle d’un concert avec Bernard Lavilliers à Mistral, du temps où il n’était pas encore nationalement connu. Il n’y avait aucun problème, les groupes jouaient partout. La Villeneuve c’était pareil.
À mon avis, il y aurait tout un travail d’action culturelle au bas des tours à mener, du maillage, du tricotage, en finesse. Kadia Faraux essaye de faire ça, il faut sacrément y croire ! Il y aurait tout ce travail à faire pour ramener les gens dans une démarche d’ouverture d’esprit. Mais c’est un travail de fond, et un travail de masse. Donc le Défilé à lui tout seul…
Que peut régler le Défilé à son niveau ?
Dans une même commune, où les gens se croisent mais ne se rencontrent pas, on a vu des rencontres se faire. Je pense que l’expérience de la rencontre est marquante et qu'elle transforme profondément. Par contre, va-t-on régler ainsi les problèmes de division sociale, d’enfermement religieux ou dans un groupe, je n’en suis pas sûr, c’est plus difficile. Faut-il s’assigner cet objectif-là, je n’en suis pas sûr. On ne peut pas demander au Défilé de régler des problèmes de fond qui commencent à l’école et dans les politiques du logement.
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