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Ilaria Casillo et David Chevallier (CNDP) : « Sans engagement clair à céder une partie de la décision, les citoyens n’ont aucun intérêt à participer »

Interview de Ilaria Casillo et David Chevallier

Portrait d'Ilaria Casillo et David Chevallier
© TDR
Vice-présidente de la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) et Délégué régional CNDP Auvergne Rhône-Alpes

« Ma parole a du pouvoir », tel est le message porté par la Commission Nationale du Débat Public (CNDP).

Entité indépendante, la CNDP est garante du droit à l’information et à la participation du public sur l’élaboration des projets et des politiques publiques ayant un impact sur l’environnement.

Tout au long de la vie d’un projet, elle veille concrètement au respect de ce « droit au débat », inscrit à l’article 7 de la Charte de l’environnement.

Elle s’assure que le public soit informé, détermine la forme de la participation et rend compte des résultats des débats… tout en gardant sa neutralité. La CNDP n’a pas vocation à se prononcer sur l’opportunité des projets ou des politiques débattus.

À l’heure où le « pouvoir d’agir » des citoyennes et des citoyens s’affirme, Ilaria Casillo, vice-présidente de la CNDP, et David Chevallier, délégué régional de la CNDP Auvergne Rhône-Alpes, reviennent sur les conditions d’un dialogue public réussi.

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Date : 14/10/2021

La défiance envers les responsables politiques semble miner notre démocratie. Dans le même temps, les envies de participer à la vie publique s'expriment et les institutions multiplient les dispositifs de concertation. Dans ce contexte, le dialogue entre élus et habitants est-il encore possible, et à quelles conditions ?

Il s’agit juste de partager la décision pour qu’elle soit de meilleure qualité

Ilaria Casillo : Cette tension caractérise bien notre époque : d’un côté, on a un abstentionnisme croissant, et de l’autre, des citoyens de plus en plus engagés. Mais il ne faut pas confondre la participation institutionnelle avec l’envie de peser sur les décisions. Celle-ci ne se traduit pas automatiquement par la volonté et la disponibilité à s’engager dans un processus de concertation. Cela pose en effet la question des conditions : la clarté et l’honnêteté du processus, en particulier la manière dont la parole des habitants va être prise en compte. Sans reddition des comptes, sans engagement clair à céder une partie de la décision, et non du pouvoir, les citoyens n’ont aucun intérêt à participer, car une manifestation peut obtenir davantage.

Tant que les responsables politiques n’auront pas compris que l’enjeu est de partager une partie de la décision, le gap ne sera pas comblé. Cela ne remet pas en cause leur légitimité électorale : il s’agit juste de partager la décision pour qu’elle soit de meilleure qualité. Certains élus et responsables de concertation ont encore du mal à fournir une reddition des comptes claire, intelligible et sincère. Sans cela, on risque de créer de la défiance vis-à-vis de la démocratie participative, et on serait perdant sur tous les plans.

David Chevallier : Discuter dans l’espace public est un exercice qui a trait aux émotions, positives et négatives. On constate un peu plus aujourd’hui effectivement cette défiance, à la fois à l’encontre des élus et des techniciens. C’est pour cela que les conditions du dialogue sont importantes : la nécessité d’élargir le public, le fait d’informer et de donner la possibilité de participer, même si tout le monde ne se sent pas concerné. Cela implique de ne pas se focaliser uniquement sur les riverains, mais d’aller au-delà et de porter une attention particulière aux publics les plus empêchés. Sur chaque concertation, il faut avoir cette réflexion. Pendant la pandémie, la CNDP a été très vigilante à l’égard des publics rencontrant des difficultés avec le numérique, soit 13 à 14 % de la population qui ne pouvaient participer à des démarches exclusivement numériques.

Il s’agit aussi de rapprocher les personnes de la décision, c’est-à-dire veiller à ce que les décideurs puissent s’exprimer le plus directement possible, qu’un dialogue s’instaure et que la chaîne de décision soit visible pour l’ensemble des participants. Ceux-ci doivent savoir à quoi leur parole sert. Cela implique d’avoir une information claire et honnête tout le long des dispositifs.

 

Les 4 grandes étapes de concertation pour co-construire un projet de quartier : 1. Se mettre d'accord sur les conditions du dialogue et partager un diagnostic. Le service de la Participation citoyenne veille à l'expression des enjeux politiques et citoyens. Habitants, bailleurs, élus et services concernés y contribuent activement. Le champ de la participation citoyenne se trouve dans un îlot concerné par l'OAP

Quel rôle joue la Commission nationale du débat public ?

Le garant, mais cela peut être aussi le rôle de l’animateur, intervient si le décideur n’est pas suffisamment à l’écoute des arguments

IC : Nous voyons la participation comme un exercice politique et démocratique, mais avant tout comme l’exercice d’un droit : chaque personne a le droit d’être informée de tout projet qui a un impact sur son environnement et d’y participer. Mais pour que sa participation soit effective, il faut déjà que son information soit claire et complète, et qu’elle soit dans les meilleures conditions pour débattre. Le débat public ne consiste pas à donner la possibilité de poser des questions à un élu ou un maître d’ouvrage. Il faut de vrais espaces de débat suivis de pratiques de reddition renforcées. La loi impose au maître d’ouvrage de dire les enseignements qu’il tire de la concertation.

Depuis trois ans, la CNDP renforce ses recommandations concernant la reddition des comptes. Lors d’une concertation, elle produit une délibération qui est généralement ajoutée au Journal officiel où elle se prononce sur la qualité de la réponse. C’est un soft power que nous souhaitons étendre. Cela a déjà fait changer considérablement la qualité des réponses. Désormais, à la fin de la démarche, on produit des tableaux détaillés des propositions auxquelles le maître d’ouvrage doit répondre avec autant de précision. Faire des comptes-rendus avec des verbatims, produire des synthèses, c’est bien mais pas suffisant. Plus la concertation aboutit à des propositions et positionnements précis, plus il sera possible de mesurer ce qui a été pris en compte ou non, et pourquoi.

DC : Pour cela, la CNDP dispose d’un réseau de 300 garants, qui sont mobilisés sur certaines démarches, soit pour répondre à une obligation légale, soit à la demande volontaire de la maîtrise d’ouvrage. Cette garantie porte sur le droit à l’information et le droit à la participation. Le garant dresse un bilan de la concertation : il donne une lecture du déroulement de la démarche, de la cartographie des arguments exprimés, afin de donner une visibilité à toutes les paroles, etc. Le garant peut aussi tirer la sonnette d’alarme au cours du processus s’il estime que les droits à l’information et à la participation ne sont pas respectés. Cela permet de rectifier et de réadapter un outil par exemple dans une logique itérative. Le garant, mais cela peut être aussi le rôle de l’animateur, intervient également si le décideur n’est pas suffisamment à l’écoute des arguments.

 

élaborer un cahier de recommandations urbaines & sociales : les habitants travaillent ensemble, accompagnés par des professionnels de la participation citoyenne. Les recommandations dépassent le seul projet immobilier de l'îlot. Elles concernent l'aménagement urbain et le développement local du quartier, et sont partagées avec les parties prenantes institutionnelles. Image représentant le champ du développement local, et le champ de l'aménagement urbain à l'intérieur du champ dela participation citoyenne

Les démarches de concertation autour de projets d’aménagement se heurtent parfois à des mobilisations protestataires, alors que ces projets sont portés par des élus du suffrage universel. Est-on là dans une forme de conflit de légitimité, entre deux conceptions de la démocratie ?

Il y a longtemps eu une alliance étroite des élus, chercheurs, ingénieurs et techniciens, qui a eu pour effet de les couper un peu du monde commun

IC : Ce sont deux légitimités différentes. Aujourd’hui, il y a un écart croissant entre la décision légale et la décision légitime. Avant, la décision de l’élu était à la fois légitime et légale. Différentes démarches ont montré qu’une décision légale n’est pas forcément acceptée et vécue comme légitime par la population. Ne pas prendre en compte cet écart est un peu suicidaire pour les élus, car la légitimité de leurs décisions est requestionnée au-delà du seul moment des urnes. Les habitants sont légitimes à s’exprimer car ils sont directement concernés par les impacts des projets et devront composer avec eux : il est normal qu’ils s’en inquiètent. Et pour certains projets, leur légitimité vient de la loi.

Les conflits peuvent avoir trois origines. On peut s’opposer à un projet parce qu’il dérange notre cadre de vie ou a un impact sur notre santé, parce qu’on ne partage pas le modèle de société qu’il véhicule, ou parce qu’on n’est pas en accord avec la manière dont il a été décidé. Quand vous avez ces trois dimensions, le conflit est très radical. Et l’élu ne peut pas le résoudre en mettant en avant le fait qu’il a été élu. Il faut rouvrir le champ de la confiance et comprendre à quelles conditions les habitants pourraient cohabiter avec ce projet. Ces mobilisations permettent de comprendre les conditions de faisabilité sociale des projets, aux côtés de la faisabilité technique, économique, etc. Reconnaître la légitimité des habitants à produire avec les élus des décisions de meilleure qualité est essentiel pour sortir des conflits et mener à bien des projets.

DC : Il y a longtemps eu une alliance étroite des élus, chercheurs, ingénieurs et techniciens, qui a eu pour effet de les couper un peu du monde commun. Aujourd’hui, on a une forte demande de faire de la place aux « profanes », c’est-à-dire les personnes qui se sentent concernées par un projet, auxquels on a d’abord reconnu une expertise d’usage. Cela a été un premier pas.

On commence à voir des démarches soucieuses de recueillir l’avis du plus grand nombre dès l’origine du projet. C’est très intéressant et cela implique pour les élus et techniciens d’adopter une posture d’écoute très en amont. Cela revient à inverser la chaîne habituelle, où les élus et techniciens commençaient à travailler en chambre, puis présentaient le projet aux habitants.

Dans ce contexte, qu’en est-il du rôle des professionnels de la participation citoyenne ?

Prendre part à une démarche de participation, c’est faire entendre sa parole et lui donner du poids

DC : Un des éléments fondateurs a été la définition du rôle de garant. Il a la capacité à s’intéresser au processus de concertation et à ne pas intervenir sur le fond. Cela est déjà une amélioration significative. Mais tous les métiers de la participation sont impactés car il y a besoin d’apporter de la clarté, de l’information, de se rapprocher de la décision… Ces éléments sont complexes au regard des émotions qui peuvent s’exprimer parfois. Les projets conflictuels nous apprennent beaucoup et font progresser les pratiques professionnelles. On voit par exemple l’évolution de la posture d’animation vers de la facilitation, la montée des exigences vis-à-vis de la reddition des comptes.

Aujourd’hui, la qualité d’un compte-rendu devient fondamentale pour s’assurer de la prise en compte des paroles. Cette évolution a conduit la CNDP à changer sa baseline pour « Ma parole a du pouvoir ». Il y a besoin de redire que prendre part à une démarche de participation, c’est faire entendre sa parole et lui donner du poids. C’est fondamental dans les démarches de participation si on veut s’assurer de la qualité du dialogue et apaiser les conflits.

J’entends aussi, depuis la crise liée au Covid, les difficultés des professionnels de la participation citoyenne à accompagner ces démarches. Ces métiers sont passionnants mais de plus en plus complexes et éprouvants sur la durée. Leurs témoignages font écho à ceux des professionnels du social et médico-social qui, eux, ont mis en place différents outils pour prendre de la distance et analyser les pratiques. Cette solidarité de corps professionnel et ces outils auraient intérêt à être mis en œuvre pour les professionnels de la participation citoyenne, afin de prévenir l’épuisement professionnel, les départs ou réorientations. Ces professionnels développent des savoir-faire et savoir-être qu’il serait dommage de ne pas capitaliser et transmettre.

 

Partie 3 : CO-CONSTRUIRE LE PROIET DE QUARTIER  Les professionnels  de l'aménagement urbain conduisent ce travail technique avec les habitants.  Les réflexions sur  le développement local du quartier nourrissent la réflexion sur l'Orientation de l'Aménagement et de Programmation, qui doit être pensée en lien  avec le projet de quartier.  Les professionnels  de la participation citoyenne sont en veille sur le projet. Schéma du quartier dans un champ du développement local dans un champ de la participation citoyenne. Le champ du développement local intervient dans le champ de l'aménagement urbain (îlot (OAP) et le champ de l'aménagement urbain intervient dans le champ du développement local également

La conflictualité parfois présente dans les démarches de concertation n’est-elle pas le signe finalement d’une vitalité démocratique ?

On peut entendre des expressions positives ou négatives, mais toutes reflètent une vitalité démocratique saine et utile

DC : Bien sûr. Finalement, au regard de nos métiers et de l’intérêt démocratique de l’exercice, le pire serait d’organiser une réunion et que personne ne vienne. Quand les habitants viennent, même pour débattre de façon conflictuelle, ils s’expriment. On sait alors que la démarche sert à quelque chose. On peut entendre des expressions positives ou négatives, mais toutes reflètent en effet une vitalité démocratique saine et utile.

Comment anticiper et intégrer ces expressions aux projets comme une source de réflexions utiles ? Cela peut être difficile pour le professionnel devant déjà concilier nombre de contraintes techniques, économiques, ou encore environnementales pour concevoir un projet.

Le pire serait que les choses ne soient pas dites et que la mobilisation se fasse après, en-dehors du cadre de concertation

DC : Cela implique en effet pour le professionnel de se placer dans une posture d’accueil et non de vouloir « faire passer son projet ». Si le professionnel est convaincu que la concertation va permettre d’enrichir le projet et de le rendre faisable techniquement et socialement, cela devient intéressant. Il n’est pas rare qu’en fin de démarche, des techniciens changent leurs points de vue et accueillent positivement les retours des habitants, car ils y voient le signe d’un intérêt pour un aménagement, la vie du quartier… Cette posture-là va fluidifier les relations ensuite.

Cela se joue aussi du côté des opposants, car il n’est pas toujours facile de tenir ce rôle, de porter des revendications… Ils doivent être sûrs que les espaces proposés soient faits pour cela et rassurés sur leur légitimité. En tant que garant, on entend parfois des habitants s’excuser d’avoir bousculé une réunion. Le pire serait que les choses ne soient pas dites et que la mobilisation se fasse après, en-dehors du cadre de concertation, sur des registres qui peuvent être tragiques. Rappelons-nous que plusieurs réformes du débat public et du droit environnemental sont directement issues du drame de Sivens, avec la mort de Rémi Fraisse. On a besoin de travailler les outils et les méthodes pour accueillir les conflits et éviter le pire.

Ne prend-on pas le risque de survaloriser la parole de celles et ceux qui savent se mobiliser, aux dépens d’une majorité qui reste silencieuse ? Comment être à l’écoute de chacun, tout en garantissant le respect de l’intérêt général ?

Cela reste un énorme challenge d’augmenter la part de la population s’intéressant à un projet

DC : Cela fait partie des questions les plus compliquées de la concertation. Un premier élément est de ne faire fuir personne. Les personnes présentes à chaque réunion ont leur place, leur légitimité. L’enjeu est de parvenir à élargir les publics, et en particulier de toucher les plus empêchés. C’est un travail fin à mener sur chaque démarche. Il s’agit de proposer des cadres rassurants (qui facilitent le dialogue) et innovants (qui peuvent attirer de nouveaux publics).

Il faut aussi prendre le temps. Le temps consacré à ces démarches de concertation est du temps gagné pour la suite. Quand un projet est mieux partagé, intégré, les conditions de faisabilité ou d’absence de faisabilité sont mieux connues.

Du côté des participants, la démarche de concertation est en concurrence avec de nombreuses activités personnelles, familiales, professionnelles : il faut arriver à lui faire une place. Multiplier les angles d’attaque, les horaires, etc. peut aider à toucher des publics différents. Pour autant, on n’a jamais vu dans l’histoire toute une population s’intéresser à un même sujet. On cite souvent la population athénienne, mais dans les faits, elle excluait les femmes, les esclaves, etc. Même parmi les citoyens qui pouvaient voter, tous ne le faisaient pas.

Cela reste un énorme challenge d’augmenter la part de la population s’intéressant à un projet et de donner les possibilités aux personnes qui le souhaitent de se fabriquer un avis. Porteurs de projet, élus, techniciens et professionnels de la participation citoyenne doivent partager ces objectifs. Il n’existe pas d’outil magique.

 

Partie 4 : REPARTIR LES MISSIONS APRES LA CONCERTATION  Le service de la Participation citoyenne et les habitants restituent la concertation à l'ensemble des riverains.  Les élus annoncent les suites à donner mise en œuvre de l'OAP,  poursuite des actions prévues  dans le cahier des recommandations.  L'équipe de la Participation citoyenne a terminé son travail, mais les autres acteurs de proximité restent  mobilisés sur le projet global.

On sait que ces espaces de discussion ne parviennent à impliquer le plus souvent que les citoyens les plus « formés » à la politique. Comment dépasser ce « cens caché », pour reprendre l’expression du sociologue Daniel Gaxie, et donner la parole à celles et ceux qui ne se sentent pas compétents ou légitimes pour la prendre ?

On travaille de fait à la mobilisation de tous les publics

DC : Tout ce qui est de l’ordre du développement du pouvoir d’agir peut être mobilisé. Un levier consiste à voir plus loin que les partenaires habituels, porteurs de projets et professionnels de la participation, et à s’appuyer sur d’autres acteurs tels que les centres sociaux, les acteurs de l’éducation populaire, etc. Ils connaissent des publics variés, qu’ils peuvent former. Par exemple, lors du débat public sur la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), la feuille de route de la France en matière de politique énergétique, nous avons coorganisé une réunion à Lyon avec la Mission régionale de l’information sur l’exclusion (MRIE). Nous avons pu réunir des professionnels du travail social, des personnes en situation de précarité qui nous ont donné une autre vision de ce que devait être le mix énergétique, de ce que c’était de vivre en situation de précarité énergétique.

Cette manière de faire nous semble pertinente, même si elle prend du temps, d’autant plus quand les personnes ne sont pas habituées à des démarches de concertation. On est un peu sur la « face nord » de la participation, mais si on se donne cette exigence collective de réfléchir ensemble aux publics que l’on pense les plus éloignés de la participation, on travaille de fait à la mobilisation de tous les publics.