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Sophia Majnoni d'Intignano (FNAB) : « Le marché bio souffre d'une mauvaise compréhension des enjeux et des idées reçues sur les prix »

Interview de Sophia Majnoni d'Intignano

Sophia Majnoni d'Intignano (FNAB)
© Sophia Majnoni d'Intignano (FNAB)
Déléguée générale de la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique

Sophia Majnoni d'Intignano est déléguée générale à la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique, une association née en 1978 qui joue le rôle de réseau professionnel entre agriculteurs et agricultrices bio.

Dans cet entretien, elle identifie les facteurs de la crise conjoncturelle de certaines filières bio et sur les leviers d’action qui pourraient être mobilisés par les collectivités locales.

Réalisée par :

Date : 23/03/2023

Cela fait plus d’une décennie que le marché de la consommation bio connaît une hausse régulière 15 à 20 % par an. En 2021 et 2022, on a observé un retournement de la tendance et un recul de la consommation. Voyez-vous des filières ou des circuits de distribution plus touchés ou au contraire épargnés par ces tendances ?

Parmi les filières les plus affectées, on trouve celle du lait, en surproduction structurelle par rapport à la demande actuelle

Oui, certains circuits et filières de distribution ont été plus touchés que d’autres. Parmi les filières les plus affectées, on trouve celle du lait, en surproduction structurelle par rapport à la demande actuelle. En 2021, 30 % de la production laitière bio a été reclassée en conventionnelle. Les coopératives mixtes (conventionnelles et bio), telles qu'Agrial, Sodial et Lactalis, ont réussi à limiter les dégâts en basculant facilement les volumes bio en conventionnel. En revanche, les coopératives 100 % bio n'ont pas de débouchés conventionnels et ont connu des baisses de prix.

La filière porcine est également en crise, en partie due à la multiplication des réglementations liées à la biosécurité, la castration des porcelets et la réglementation des bâtiments en porc bio. De nombreux producteurs refusent de mettre en place les nouveaux protocoles et arrêtent leur production. Sur les 1 200 fermes en porc bio, 300 à 400 sont en grande difficulté.

La pomme est un autre secteur en crise de surproduction. La production représente le double du marché estimé, avec 200 000 tonnes de pommes à écouler. L'industrie des compotes et jus de pomme bio en France est limitée, car elle ne paye pas les mêmes prix que le marché du frais et se fournit principalement dans les pays de l’Est.

 

Quels sont les facteurs de la baisse de la consommation ?

La concurrence du localisme et des discours nationalistes et souverainistes a détourné les consommateurs des produits bio

La baisse de la consommation bio est due à plusieurs facteurs. D'une part, la concurrence du localisme et des discours nationalistes et souverainistes a détourné les consommateurs des produits bio. D'autre part, l'Agence bio a perdu ses budgets de communication, et il y a eu un manque de lisibilité sur ce qu'est le label bio. Les interprofessions n'investissent pas dans la communication sur la bio, et il y a eu une multiplication des allégations marketing de qualité telles que le zéro pesticide et le label Haute Valeur Environnementale (HVE).

Toutes les filières alimentaires bio connaissent un recul du marché, qui est dû non seulement à la surproduction structurelle, mais aussi à la baisse de la demande. Les observateurs estiment que la demande a commencé à stagner en 2019 et que la crise du Covid-19 a masqué cette stagnation. De plus, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) a créé un discours sur le local pour contrer la consommation bio, ce qui a contribué à la baisse de la consommation.

En résumé, plusieurs filières bio sont en crise en raison de la surproduction, de la baisse de la demande et de la concurrence du localisme.

Cela dépend-il de la bonne compréhension des enjeux économiques, environnementaux et sociétaux associés à la filière bio ?

Les consommateurs s'orientent souvent vers des produits conventionnels, même plus chers, car ils perçoivent le bio comme inabordable

Oui, le marché bio souffre d'une mauvaise compréhension des enjeux et des idées reçues sur les prix. Des tests montrent que les consommateurs s'orientent souvent vers des produits conventionnels, même plus chers, car ils perçoivent le bio comme inabordable. Les acteurs environnementalistes et solidaires ne soutiennent pas suffisamment la filière bio, qui est souvent considérée comme une niche pour gens qui cuisinent, ou insuffisante sur certains aspects. Cette situation dilue le message bio et nuit à la reconnaissance de la filière comme solution de masse, a fortiori lorsqu’elle est mise en concurrence contre des labels alternatifs moins-disant tels que le label HVE.

La stratégie des grandes et moyennes surfaces, qui utilisent les produits bio plus comme un positionnement marketing, avec des marges beaucoup plus importantes sur les produits bio que sur d'autres produits, peut-elle aussi contribuer à expliquer le phénomène ? Les grandes et moyennes surfaces représentent 50 % des produits bio consommés.

La stratégie des grandes et moyennes surfaces (GMS) n'est pas si claire. Elles se basent avant tout sur des volumes pour réaliser des bénéfices, et le marché bio étant une niche, leurs coûts logistiques sont plus élevés. Elles déclarent ne pas gagner d'argent sur ces produits. En revanche, suite à la crise, elles ont déréférencé massivement des produits bio, réduisant l’offre et donc la consommation. Les filières estiment que les GMS ont augmenté les prix des produits bio sans négociations commerciales favorables, mais personnellement, je ne me sens pas suffisamment informée pour me prononcer sur le rôle des GMS dans le déclin du bio.

Y-a-t-il un risque de prophétie auto-réalisatrice, si nous disons que le bio décline ?

Nous assistons plutôt à un retour à la normale après une période de croissance très rapide

Oui. Et nous ne sommes pas encore en mesure de donner des chiffres précis sur la réalité de la crise. Les informations que nous avons sont contradictoires et il est difficile d'évaluer l'ampleur de la situation. Il est vrai que certaines filières sont touchées, mais il ne s'agit pas d'une crise généralisée du bio. En réalité, nous assistons plutôt à un retour à la normale après une période de croissance très rapide. Le marché pourrait se stabiliser et retrouver un rythme de conversion plus normal. Cependant, le rééquilibrage du marché pourrait se faire au détriment de certains acteurs et certaines filières, notamment ceux qui connaissent déjà des difficultés financières.

Quel est le rôle possible de la puissance publique, y compris à l'échelle locale, pour améliorer cette image du bio et renforcer la demande ?

Une idée intéressante serait de créer un réseau de villes engagées pour la bio

La puissance publique peut jouer un rôle important pour améliorer l'image du bio et renforcer la demande. Par exemple, il serait intéressant de soutenir la campagne nationale « #BioReflexe » et de l'adapter au niveau local pour encourager les gens à acheter des produits bio.

Dans le secteur de la restauration collective, les collectivités pourraient augmenter leurs objectifs d'approvisionnement en produits bio et se concentrer sur les produits en crise. Il serait également utile de lancer une réflexion sur le commerce équitable et le juste prix pour soutenir les agriculteurs bio.

Une idée intéressante serait de créer un réseau de villes engagées pour la bio, afin de partager des expériences et des bonnes pratiques pour soutenir le secteur. Les collectivités pourraient également soutenir le lobbying avec les agences locales pour obtenir des aides directes aux fermes bio.

Un programme appelé « Fruits et légumes à l'École » peut aider à réduire le prix des produits bio dans la restauration collective. Ce programme européen, initialement conçu pour la sensibilisation, a été modifié et simplifié par le gouvernement car seule une fraction de son budget était effectivement dépensée. Il permet aux collectivités de prendre en charge la différence de prix entre les produits conventionnels et bio. Les collectivités doivent donc s'impliquer et promouvoir ce programme pour soutenir la consommation de bio dans les écoles maternelles, primaires, collèges et lycées.

Enfin, il est important de faire pression sur le gouvernement pour la mise en place du chèque alimentaire durable, promis lors de la campagne présidentielle. Les collectivités pourraient également tester des initiatives locales de chèques alimentaires durables, en complément d'autres mesures, telles que les initiatives de Sécurité Sociale de l’Alimentation.

 

On présente souvent les difficultés économiques de la bio comme une question de rendements. Mais le problème n'est-il pas plutôt que la filière bio paye pour des externalités négatives que ne paye pas la filière conventionnelle ? Cela crée une distorsion de marché.

La réflexion doit porter sur le modèle exportateur français

La réflexion doit porter sur le modèle exportateur français. La France exporte beaucoup de blé et se concentre sur l'élevage industriel pour exporter de la viande. L'agriculture biologique ne correspond pas à ce modèle et sert plutôt à nourrir la population française, sans exporter massivement. La bio fait face à des défis de résilience, car elle est moins connectée à un marché européen et dépend des fluctuations de production.

L'agriculture biologique implique de repenser le modèle alimentaire et industriel agricole, en tenant compte de la place de l'Europe au niveau mondial sur les questions agricoles et alimentaires. Les contradictions du système actuel sont évidentes, par exemple avec les mesures prises pour lutter contre la grippe aviaire qui nuisent aux filières de volailles bio. Ces contradictions montrent que deux modèles opposés - l'agriculture industrielle et l'agriculture biologique - coexistent difficilement.

Les freins à l'agriculture biologique sont nombreux : un modèle industriel écrasant, la contamination des parcelles bio et la perte de confiance du consommateur, ainsi que le fait que le modèle bio ne puisse pas être repris par le modèle dominant en raison de sa faible production. De plus, la peur de la famine, héritée d'après-guerre, est un obstacle à la remise en question du modèle actuel.

En conclusion, les difficultés de l'agriculture biologique ne résident pas seulement dans les rendements, mais aussi dans la nécessité de repenser le modèle agricole dominant, en tenant compte des enjeux économiques et environnementaux.