Qu’est-ce que l’hospitalité à l’échelle d’une ville ? Répondre à cette question peut se faire de deux manières : par la théorie, en réfléchissant à la manière dont la fabrique de la ville a produit – volontairement ou non – des exclusions ; par la pratique, en regardant concrètement les solutions trouvées par les individus pour répondre à leurs besoins quotidiens.
Ce sont ces deux angles que le laboratoire de recherche et création, LALCA, créée en 2008, propose d’investiguer dans cet article.
En parallèle de ce travail d’observation et d’enquête, LALCA mène des recherches documentaires et collabore régulièrement avec des laboratoires académiques, comme le Laboratoire EVS-LAURe, et l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain de l’EHESS-CNRS.
« Qu'ont en commun Wynton Marsalis, le café, l’amande, la barbe à papa et des clés ? » C’est le nom, la couleur, le goût, l’objet de l’hospitalité, selon des habitants de Lyon rencontrés au début du projet en 2017. C’est ainsi qu'a émergé notre première définition de l’hospitalité, à la fois poétique et décalée, loin des concepts d'hôpital, d’hospice ou d'hôtel, qui viennent immédiatement à l’esprit quand on évoque cette notion. Loin aussi de l’idée de la vertu morale de celui qui offre le gîte, il s’agit enfin de dépasser l’idée selon laquelle l’hospitalité ne concernerait que l’étranger lointain - que la France devrait néanmoins être en capacité d’accueillir.
Indépendamment de la dimension poétique de cette définition, l’hospitalité doit être cherchée dans ce qu’elle peut avoir de plus opérant dans les pensées urbaines. Elle peut être considérée comme un changement d’état, une prise de conscience déplaçant le regard que l’on porte sur l’Autre, sur soi-même, et au-delà, sur la ville : « L'hospitalité est une épreuve, au sens où elle engage un renversement de situation qui est ni plus ni moins la transformation de l'ennemi en hôte (...) de l’étranger en émissaire d’une autre cité », considère la sociologue Anne Gotman.
L’hospitalité porte alors en elle la richesse d’une connaissance à acquérir, d’un nouveau monde, d’une manière originale de faire ville. Elle ne peut en ce sens être déconnectée de l’environnement, et précisément de celui facilitant l’habiter.
Habiter ne peut se réduire au seul toit sur la tête, comme le soulignent les travaux des chercheurs Marc Breviglieri et Chantal Deckmyn. Il convient de l’envisager comme la somme des différents besoins de l’être humain : manger, dormir, se laver, s’habiller, s'aimer, se connecter à Internet, à ses amis, etc. Pour les personnes dépourvus de logements conventionnels, subvenir à ces besoins n’est pas aussi simple que pour les personnes logées, et implique de nombreux déplacements dans l’espace public pour remplir ces fonctions d’habiter, ici pour dormir, ici pour se laver, ici pour trouver à manger. L’espace public devient alors une centralité dans cette constellation de « l’habiter éclaté », fragmenté en autant de lieux qu’il y a de besoins.
Ainsi, outre la définition d’Isaac Joseph, pour qui l’espace public est un espace de circulation où le citadin vient faire « l’expérience du simple rassemblement sans motif partagé », il est aussi le lieu où certaines personnes peuvent être amenées à demeurer, à développer les habitudes essentielles à l’habiter (LALCA 1). La valeur hospitalière d’un lieu public pourrait donc être sa capacité à accueillir les habitudes des habitants, et à permettre des formes diverses d’habiter.
Écouter, entendre, pour mieux voir ce qui se cache au creux des villes
Comment la notion d’hospitalité peut-elle être prise en considération dans la fabrique de l’urbain, alors que la morphologie des villes se dessine autour de ses défenses, et que les outils développés pour analyser, comprendre et représenter le territoire ne tiennent que rarement compte de l’humain, tendant alors sans doute à simplifier les espaces publics dans un souci d’opérationnalité : c’est ce que nous montrerons dans un premier temps.
À travers les représentations officielles, il apparaît difficile d’imaginer que l'hospitalité n’apparaisse en ville autrement que dans une forme marginale. Or, cette forme marginale est elle-même porteuse de solutions urbaines opérantes, ce qui sera abordé dans un second temps.
Une bonne manière de faire consisterait à écouter et à entendre les réalités urbaines vécues par les personnes pour qui l’espace public n’est pas qu’une affaire d’accessibilité, et à s’en remettre à l’expérience qu’elles en ont.
Afin de comprendre, entendre et recueillir ces réalités, ces urbanités en mouvement, nous avons conçu un dispositif particulier de recherche et de création, le Campement sonore (LALCA 2), qui nous permet d’aller à la rencontre des personnes en temps précaire (Guillaume Le Blanc), de mener avec elles des entretiens enregistrés, et de réaliser des portraits sonores de chacune d’elles, comme autant de reflets des réalités sociales d’une ville.
La longue histoire de l’inhospitalité de la cité
« La distinction spécifique du politique [...] c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi » nous dit le juriste controversé Carl Schmitt (dans la continuité de travaux en philosophie de Thomas Hobbes sur le politique et la souveraineté). Selon lui, c’est en désignant un adversaire que la communauté politique peut se définir. À bien des égards, les structures de nos villes occidentales découlent de cette culture de la méfiance, et expriment ce rapport qu’elles entretiennent vis-à-vis de cet « ennemi , (qui) est simplement l’autre,l’étranger ».
Une brève analyse de l’aménagement des villes nous le montre. Jusqu'au 19e siècle, c’est de l’ennemi extérieur, envahisseur redouté, dont les villes se protègent en érigeant des fortifications. Pourtant, celles-ci ne sont plus d’aucune utilité pour lutter contre les révoltes qui émanent des classes ouvrières asservies par l'industrialisation au cœur même des villes. Les remparts extérieurs tombent alors au profit des élargissements de rue. Sous la direction du Baron Haussmann, ces entailles seront appliquées à Paris pour mater ces insurrections, comme le rappelle le philosophe Walter Benjamin dans ses exposés de 1935 et 1939.
Un siècle et demi de changements de concepts urbains n’aura pas suffi à modifier la tonalité de la fabrique de nos villes. De l’ère du contrôle au nom de l’hygiénisme, nous sommes passé à celle de la sécurisation : à partir de la fin du 20e siècle, les systèmes de surveillance (Vigipirate, vidéoprotection, etc.) et d’empêchement (mobilier anti-SDF, dispositifs sonores anti-jeunes, etc.) se sont déployés dans nos rues et plus largement dans les méthodes de production de l’urbain. En parallèle, la gentrification et les différentes politiques de rénovation urbaine pèsent aussi sur l’organisation de la cité : la valeur du foncier augmente, poussant in fine certaines personnes moins riches à quitter les centres villes pour s’installer aux marges.
Au début des années 1970, le philosophe Henri Lefebvre signale déjà cette réalité « ségrégative » de la ville et de la crise des « centres de décision, de richesse, de puissances, d’information, de connaissance, qui rejettent vers les espaces périphériques tous ceux qui ne participent pas aux privilèges politiques ». C’est dans ce contexte de violence que la ville continue de se construire. L’objectif est de minimiser, voire gommer ou supprimer de ces espaces « ce qui peut gêner », « ce que l'on ne veut pas voir » : entre autre « le » pauvre, qui sans-abri, rrom, ouvrier, prostitué, etc. squatte sur un banc, construit une cabane, travaille dans son camion, et souhaiterait simplement s'insérer dans ces espaces.
La carte, cet outil essentiel pour contrôler le territoire
La planification des villes est rendue possible grâce aux systèmes de représentations cartographiques mis en place dès le 18e siècle, et qui ont des objectifs à la fois économiques et militaires de contrôle du territoire. D'abord pour mieux organiser les défenses de la marine française, puis pour savoir sur quoi il règne, Louis XIV commandite à la famille Cassini une cartographie du territoire français. Cette famille de géographes va s’entourer de nombre d’arpenteurs (ingénieurs et graveurs), qui vont ainsi, pendant plusieurs années, mesurer par triangulation l’ensemble du territoire.
Sous l’Empire, c’est Napoléon qui exprime la nécessité de recenser les biens fonciers et leurs propriétaires, afin d'évaluer le revenu des biens et des terres. Selon la méthode d’arpentage des Cassini, il parcellise le territoire, donnant naissance au cadastre, une représentation fiscale de la géographie urbaine.
Toute carte porte en elle les ambitions et les représentations de celui qui la conçoit et la réalise. Elles ne sont par conséquent jamais neutres. L’utilisation du cadastre comme unique représentation considérée comme valable de la ville porte en elle l’amalgame entre le territoire et la répartition de ses richesses, et exclut de fait celles et ceux qui n’ont pas de toits sur la tête. Dans cette juxtaposition de parcelles bâties ou non, les différentes réalités urbaines qui se superposent ont beaucoup de mal à être représentées, et par là même à exister. On ne peut distinguer ce que le cadastre ne dit pas, ce qui émerge çà et là : l’urbanité de la ville, sa vie sociale.
Dans cette logique, la ville se pense dans une dichotomie du dedans et du dehors, de l’intérieur et de l’extérieur, de la ville et de la non-ville, séparant alors le “bon” citoyen (sédentaire) du “mauvais” (mobile). La mobilité, nécessaire à un grand nombre de personnes pour assurer leur survie (qu’elle soit le lot du quotidien pour aller travailler, chercher des lieux refuges ou sur une temporalité plus longue pour les travailleurs mobiles venant s’installer le temps d’un contrat précaire), semble pourtant être perçue comme un élément pouvant altérer la feinte cohérence territoriale. À notre époque, cela semble bien paradoxal, au regard des différents dispositifs « plug and play », mis à disposition des cadres hypermobiles d’une ville globalisée (Saskia Sassen) que revendiquent les métropoles.
Ainsi, les réalités sociales et urbaines - marginales peut-être, mais néanmoins de plus en plus nombreuses – sont effacées des représentations officielles. Pourtant, notre travail de terrain nous a convaincu que dès que la ville souhaite se penser comme inclusive et hospitalière, il devient impératif de reconnaître cette diversité de vies, ces « pratiques a-fonctionnelles ou non-conformes » (Nicolas Fieulaine).
« Bricoler » pour s’adapter aux impensés urbains
Nos expériences auprès de personnes en temps précaire nous ont amenés à nous questionner sur les différents niveaux de spatialisation et de temporalisation de l’hospitalité, induits par cette morphologie constellaire de l’habiter éclaté.
Comment habiter lorsque dans un algéco non isolé, il fait 5 degrés l’hiver, et 40° l’été ?
Comment habiter lorsque dans l’abri qu’on occupe, les sanitaires sont publics, qu’il n’est pas possible de se laver, de cuisiner, de ranger ses affaires, ni de prendre une douche?
Comment habiter quand les déménagements ressemblent à des expulsions, et qu'on est déplacé d’un lieu à l’autre, d'une ville à une autre ? Comment habiter alors quand les déplacements rompent le fragile cercle social construit pas à pas, qu’on loge à plusieurs dizaines de kilomètres de l'école de son enfant ou de son lieu de travail ?
Comment habiter, quand il est pourtant question de connexion au monde, à ses amis, à son économie, à son quartier ?
Pour celles et ceux laissés hors du cadre, les solutions viennent surtout en bricolant, en bidouillant, en braconnant, en s’appropriant des morceaux de villes que l'on re-pense ou que l’on re-fabrique à son image. Normée, la vision officielle de la ville est parcellaire et laisse passer dans son maillage ces pratiques, ces débrouilles permanentes, qui débordent de partout, dans les endroits délaissés ou dans les centres villes, comme aux abords du bâtiment du Grand Lyon suite à l'expulsion d'un hôtel de fortune en 2017.
Lors de nos arpentages ou de l’installation de nos Campements sonores, nous constatons ces détournements des espaces et des lieux publics. L’exemple des bains-douches Delessert, les derniers de la métropole lyonnaise, situés entre Debourg et Gerland, est à ce niveau particulièrement éloquent.
Le bâtiment a été construit en 1967 pour les habitants des Cités HBM de La Mouche, qui ne possédaient pas encore de salle de bain. Très fonctionnaliste, il compte deux niveaux, dont le premier est semi-enterré. Un escalier central permet d'accéder à l’étage supérieur, dans lequel se trouvent les bains-douches. Cet escalier marque une symétrie du bâtiment, et une marquise protège le perron. Dessous et de chaque côté, un escalier donne accès au niveau inférieur, une salle non utilisée à ce jour mais qui devrait devenir une laverie sociale et solidaire début 2022.
Bien que non pensés à cet effet, les murets et les escaliers extérieurs sont justement investis par les agents et les usagers pour s’asseoir, s’allonger, manger, boire, faire une pause, fumer une cigarette et bien entendu, parler. Ainsi habité, le parvis des bains-douches est un espace de sociabilité qui crée une sorte d’hospitalité involontaire (LALCA 2). Plus que son architecture, ce sont ces pratiques qui donnent corps au bâtiment.
Moi c'est Michel. Voilà J'ai 39 ans. Voilà voilà, je suis de la région. Ben, je suis une personne qui n’a plus de logement, qui se retrouve sans domicile, mais ça a été voulu de ma part. L'appartement ne me plaisait plus. J'ai certaines habitudes qu’il faut que je change et que je n'arrive pas à changer, j'ai un peu des problèmes avec l'alcool.
Pour dormir, c'est pas si loin d'ici (NDLR : rencontré aux bains-douches, Michel nous indique la direction de l’Est avec le bras). Il y a des barrières de parking, donc je passe une barrière de parking et la porte est ouverte. Tu peux la fermer, moi je passe par-dessus. Après, je pense qu'ils savent qu'il y a quelqu'un parce que j'ai laissé un sac lundi, (j'avais un sac avec de la bouffe dedans donc je l'ai laissé pour la journée), je suis venu avec mes affaires ici et en fait le soir il avait disparu. Donc ils se doutent qu'il y a quelqu'un. J'avais déjà été vu, il y a quand même des gardiens, des gens qui peuvent tourner…
Bon j'arrive, je ne me fais pas chier, je vais sur un premier étage, je me pose sur mon pan de porte, je pose mon sac... hop... j'ouvre, je sors mon duvet, je le pose. J'enlève ce qu'il y a dans le sac. Mon portable, je le mets à côté, mes chaussures je les mets par-là, mes chaussettes qui puent, pareil, et voilà. Et après ben le sac, j'le prends, j'm'en sers d'oreiller et voilà je m'endors. Ce qu’il y a, c'est que moi je ne suis pas grand donc voilà je suis sur un pan de porte, voilà je dors quoi, je peux vraiment dormir.
Après c'est sûr que… Bon on parle de l'hiver... Là sur les périodes transitoires printemps-automne... C'est parfait quoi… Pour se reposer ou faire des grasses-matinées. (Michel, usager des bains-douches)
Trouver un abri pour y passer la nuit nécessite une grande capacité d’observation et de discrétion. Il faut repérer les lieux, les analyser en termes de sécurité, de capacité de protection, se faire petit, ne pas risquer une expulsion, etc. Aller se doucher, chercher à manger, dormir dans un abri, chercher un réseau wifi gratuit, cadencent et organisent la journée d’une personne dépourvue de logement conventionnel selon des temporalités bien particulières. C’est la mise en œuvre de cet emploi du temps qui structure quotidiennement le parcours de l’habiter éclaté dans une chronologie d’espaces à parcourir, de lieux à investir et à habiter dans la ville.
Moi c'est Louis-Michel, j'ai 36 ans, je suis arrivé en France il y a 7 ans. Je suis resté 4 ans à Rennes et j'y ai bossé en tant que formateur en électronique dans une institution qui s'appelle l'INSA. Une fois que mon contrat s'est terminé, j'ai décidé d'aller ailleurs, pour trouver du travail. C'est à partir de là que la vraie galère a commencé, parce que pour moi la mobilité c'était intéressant au niveau de l'emploi, le fait de pouvoir accepter un travail à 200, 300 ou 500 kilomètres, mais ce n'était pas un très bon calcul. Depuis trois mois que je suis à Lyon, je n'ai pas d'appartement.
Quand on n'a pas de lieu fixe, c'est toute la ville qui est à disposition. Elle est ouverte et ne possède pas de limites. Quand on n'a pas un QG, un point géographique vers lequel on revient sans cesse, nos trajets sont uniquement déterminés par ce que l'on a à faire dans la journée. Et moi, si on regarde une carte, je vais dans toute la ville. La ville est un grand dortoir. Je peux me retrouver à dormir dans n'importe quel endroit et c'est ce qui fait qu’au bout de trois mois à Lyon, j'ai l'impression de connaître la ville beaucoup plus que ceux qui ont un circuit classique, parce que je suis obligé de chercher un endroit pour dormir, pour laver mon linge, pour manger.
Je vis dans ma voiture. Je choisis les lieux où je dors, je reste stratégique, j'évite les endroits où il y a trop de monde parce que la foule n'a pas d'identité. Je recherche quand même des lieux où il y a une civilisation, je veux dire que ce soit suffisamment habité pour ne pas me retrouver isolé si jamais justement quelque chose m'arrive, pour que je puisse crier au secours et qu'on m'entende et en même temps. Il faut qu'il soit discret. Donc par exemple hier soir, j'ai dormi à Tassin-la-Demi-Lune sur un parking près d'une université, car qui dit université, dit services de sécurité pas trop loin. Je me suis installé dans un coin sombre de ce parking-là, pour ne pas trop me faire voir, puisque ce n'est pas légal de toute façon de dormir dans un véhicule. On peut se faire arrêter. (Louis-Michel, usager des bains-douches)
Au regard de nos rencontres, il paraît intéressant de parler de bricolage urbain à propos de ces pratiques qui utilisent la ville pour construire et/ou maintenir des habitudes, sans lesquelles il est impossible d’habiter. En ce sens, le bricolage urbain porte une dimension politique : il organise - de manière non méthodique, contrairement à l’urbanisme - la cité. Une fois bricolée, c’est à dire transformée, cette dernière porte une hospitalité non prévue et non pensée, mais qui offre des éléments d’accueil incontestables.
Je m'appelle Jawad, j’ai été expulsé depuis sept mois… Ça fait seulement sept mois, j’ai l’impression que ça va durer des années. J’ai toujours adoré cette image du gars avec un baluchon. Du coup depuis, je voyage léger : nécessaire de toilettes puis des caleçons, des dessous. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais je suis tout le temps habillé pareil.
J’habitais pourtant pas loin, vers l’ENS Lyon, mais je ne savais pas qu’il y avait des bains-douches ici. Je me suis toujours dit que si j'étais à la rue, les gens pourraient peut-être se dire qu’ils me voient souvent avec une canette, faut être conscient que je suis SDF, mais au moins ils ne pourraient pas se dire que je suis sale. Je peux sentir l'alcool, mais je ne sentirai pas mauvais.
Ça prend beaucoup de temps en fait, c'est beaucoup de contraintes de rester propre. Même si on y a accès, les douches publiques, c'est contraignant. Parce qu’il n’y a pas que sa propre toilette mais aussi tout ce qu'on peut avoir comme dessous à laver aussi. Entre douche, lessive, c'est super contraignant, c'est casse-tête des fois.
Le plus difficile c'est le week-end, parce que du coup il n’y a pas d'accès aux douches, donc du coup avec le RSA je prends une auberge de jeunesse, et ça permet d'avoir une continuité dans la semaine. Je la prends le samedi parce que le samedi au moins, je veux dire, le vendredi je prends ma douche (aux bains-douches) donc voilà je suis propre, puis le samedi ça permet de prendre une chambre pour prendre une douche le samedi et le dimanche matin. (Jawad, usager des bains-douches)
Le bricolage désigne l’activité pratique de l’amateur « qui improvise un savoir-faire, utilise des matériaux hétéroclites afin de fabriquer ou réparer un objet. Il caractérise l’activité modeste du non-spécialiste qui ne dispose ni des compétences de l’artisan, ni de la science de l’ingénieur » (Evelyne Oléon). Bricoler, c’est donc fabriquer et concevoir avec ce qui est là, c’est transformer le réel, opérer des détournements, recomposer avec l’existant. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss y voit une « science du concret », et le philosophe Pierre-François Dupont-Beurier une « force de contestation sociale, car il est quelque chose comme une réponse aux agressions de la société ».
Cette hospitalité marginale trouve aussi sa place dans les pratiques des agents des bains-douches. Le personnel est disponible, bienveillant, et il s'accommode des règles et des interdictions inhérentes à ce genre de lieu, participant ainsi à la notion du soin mutuel, du « cuidado » (Maria Grace Salamanca). Certains acceptent de veiller sur un téléphone portable, d’autres lancent des machines à laver pour quelques usagers, d’autres encore s’improvisent coiffeur. En inventant des stratagèmes d’accueil dans un espace non pensé à cet effet, les agents transforment les bains-douches chaque matin, dès l’ouverture, en lieu d’hospitalité.
Pour nous les agents, les bains-douches c'est l'entretien, l'accueil, et satisfaire le public. Armella (NDLR : petite fille qui dormait dans un véhicule stationnée devant les bains-douches), je la coiffais, je voyais bien que c'était une jeune fille, une petite fille quand même, qui allait à l'école, c'est ce qui m'a touché, elle partait à l'école, elle dormait dehors, elle avait besoin de propreté, donc j'avais demandé si on pouvait laver son linge, la laver, peigner ses cheveux, et c'est pour ça que je le faisais. Je la lavais et je prenais une brosse que j'amenais de chez moi, je la peignais puis je lui faisais une coiffure, et ça lui faisait plaisir. Je lui faisais un petit chignon, des fois je lui laissais comme ça, mais l'essentiel pour moi c'était qu'elle soit propre, parmi ses amis. Voilà, c'était ça mon objectif. (Thérèse, agente aux bains-douches)
La reconnaissance du bricolage : de l’hospitalité marginale à l’hospitalité générale
Quelle leçon peut-on tirer de ces témoignages, pour rendre la ville plus hospitalière ? Tout d’abord, il apparaît que l’hospitalité est aujourd’hui marginale car l’ensemble des pratiques décrites plus haut ne sont pas reconnues.
Pour changer cela, il faut d’abord connaître, et donc entendre la diversité des pratiques, des bricolages, et la matière sonore peut être un média utile à cette mise en connaissance. C’est ce qui nous a amené à enregistrer aux bains-douches de Gerland, à Perrache, Place Chardonnet dans les pentes de la Croix-Rousse et au CADA de Villeurbanne, de courts portraits que nous nommons Récits de vi(ll)es et des polyphonies citadines, qui donnent à entendre les mots nus de réalités urbaines, des situations, des temporalités, des expériences de personnes en situation d’habiter éclaté.
L’écoute active nous semble être une alternative à la participation, car elle porte une attention sur l’expérience vécue en tant que donnée, et en tant que connaissance urbaine indispensable.
Penser la ville dans sa temporalité
Au-delà de ses vingt-deux cabines individuelles, les bains-douches Delessert s’inscrivent comme une « centralité » indispensable à la ville de Lyon pour se laver, d’une part parce qu’ils sont accessibles à tous, gratuitement, de façon anonyme et sans condition et, d’autre part, parce qu’ils ont une grande amplitude horaire (7h30-17h30 du lundi au vendredi). Leur fermeture le soir et le week-end impose toutefois aux usagers de penser leur hygiène dans une temporalité quotidienne - par exemple se laver l’après-midi avant d’aller à un rendez-vous (Patrick), ou dans la journée, entre deux livraisons (Éric), etc. - mais aussi hebdomadaire, autour de jours-clés comme les lundi, mercredi et vendredi, qui permettent de se laver (presque) un jour sur deux. Alors même que la répartition géographique des lieux structure le parcours quotidien, son organisation se pense davantage en termes de temporalités et de chronologies, imposant bien souvent des détours. Cette chronologie et ces contraintes spatio-temporelles révèlent la complexité de ces formes d’habiter éclaté et du prendre soin de soi.
Les parcours de bon nombre de personnes en temps précaire ou en situation d'hypermobilité font sauter les limites administratives de la commune, et se déploient sur le territoire métropolitain, voire au-delà. Dans cette morphologie constellaire de l’habiter, la recherche de lieux d’hospitalité est une donnée essentielle avec laquelle ces personnes composent, reconfigurant sans cesse leurs trajectoires quotidiennes en fonction de l’endroit et de l’instant où elles se trouvent, et où elles doivent se rendre a posteriori. Le nombre limité de lieux où il est possible de prendre une douche définit alors des récurrences spatiales et des régularités temporelles.
Là aussi, pour mieux comprendre, nous tentons de représenter ces temporalités. Nous entrevoyons un parallèle possible entre le marin et le sans-abri. Aussi, comme les portulans, ces cartes maritimes établies en fonction du cap visé et du temps mis pour se rendre d’un point à un autre, les cartes que nous réalisons aux bains-douches ont pour échelle une donnée temporelle : 1 cm = 5 minutes. Elles intègrent également les quatre directions des points cardinaux.
Une ville conçue pour chacun, plutôt que pour tous
Aujourd’hui, sous couvert de réaliser des espaces publics pour le plus grand nombre, l’aménageur les normalise, les uniformise, nous l’avons vu, ne laissant pas ou peu de place à des usages non prévus. Sans doute par peur des conflits d’usages, appropriations et bricolages sont bien souvent détruits.
Précisément, c’est à ce point de jonction que pourrait se situer l’hospitalité urbaine, entre un espace structuré en amont, envisagé de manière ouverte, et un bricolage permettant une appropriation par chacun, laissant les espaces publics être modifiés par celles et ceux qui les habitent.
Nous avons testé cette hypothèse en 2017, place Chardonnet, et avons construit, en lien direct avec l’expérience urbaine de l’un des habitants (abrité dans sa voiture), un petit perron à une fontaine trop proche du stationnement pour être utilisable. Doté d’un banc, cet espace lui permettait de se laver avec un peu plus de confort. Nous avons constaté, pendant les trois mois de son installation, la diversité des usages ou transformations imprévus : l’espace plat a permis à certains de réparer leur vélo, le banc à d’autres de faire une pause dans l'ascension de la Croix-Rousse, un savon a été accroché, des arrosoirs ont été installés pour arroser les plantes semées par des gens du quartier, etc.
Bien sûr ces diverses appropriations du territoire peuvent générer débats (voire conflits) mais n’est-ce pas là le propre du lieu public : permettre la rencontre entre les différences, l’échange de points vue parfois radicalement opposés et les discussions entre ses habitants ? Il s’agit donc de trouver le point d’équilibre qui permette d’accepter les différences et les contradictions des êtres humains pour que chacun puisse avoir une place dans l’espace public. Et dans le fond, n’est-ce pas cela, le véritable sens de l’hospitalité ?
Bibliographie
BENJAMIN W., 1989, « Paris, Capitale du XIXe siècle, Le livre des Passages », traduit de l’allemand par Jean Lacoste d'après l'édition originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, éditions du Cerf
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