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« Ça fait passer un moment » : Le banc à l’ombre et ce qui tourne autour…

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Illustration faite au feutre et à l'encre de Chine représentant un immeuble du quartier Bel Air à Saint-Priest.
Un immeuble du quartier Bel Air à Saint-Priest. Feutre et encre de Chine.© Malou Allagnat

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La méthode d’observation dans l’espace public propose au chercheur une immersion au cœur de son terrain, et lui offre des moments d’échanges directs avec les habitants. Dans le cadre de cette étude consacrée aux effets des fortes chaleurs, à l’été 2020, elle a occupé une place centrale dans ma collecte de données.

C’est ainsi que le récit d’un banc à l’ombre se construit. Monique, Claudia, Édith et Alexa habitent ici depuis 17 ans, 30 ans, 50 ans ou 60 ans. Elles ont de 78 à 83 ans. Elles viennent d’Algérie, de Crète ou du Portugal et pourtant ici « C’est pas la même chaleur. Ici c'est une chaleur étouffante. Y'a pas d'air ».

Elles abordent le sujet de la chaleur par l’intermédiaire de leur (im)mobilité, leur âge, l’importance du lien social… Des discours pragmatiques voire fatalistes : « On y peut rien c’est comme ça, on vit avec et puis voilà ! ». Ces paroles sont associées à des descriptions d’un moment estival où les espaces publics se remplissent, et où les habitants des tours alentours investissent chaque interstice.

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Date : 15/07/2021
Illustration représentant un parking brûlant du plateau de Bel-Air – Secteur de la Cordière. Feutre et encre de Chine
Parking brûlant du plateau de Bel-Air, secteur de la Cordière. Feutre et encre de Chine.© Malou Allagnat

 

Elles arrivent au compte-goutte. C’est souvent Monique qui arrive la première. Suivie de Claudia, Édith et Alexa, sa chaise pliante sous le bras. « Parce qu’on ne rentre pas toutes les quatre sur ce petit banc ». La scène se passe l’été, à partir de 17h. Elles s’assoient toutes les quatre ici, sous les pins. En plus d’être ombragé en fin de journée, ce banc a l’avantage d’être accolé au « chemin de promenade des chiens du quartier ». Un point stratégique pour rencontrer les voisins.

Là, assises en promontoire, elles ont une vue sur l’intégralité du square, les adolescents groupés autour du terrain de basket, les jeux d’enfants et les parents qui veillent au grain. Elles s'arrêtent de parler. Puis, « Quand le soleil arrive ici, on va là-bas. Le soleil il tourne et nous aussi et puis voilà ». Mais attention les bancs à l’ombre sont très prisés ici « Quand le soleil tape » (…) C’est important pour elles, « Ils devraient nous mettre des bancs à l’ombre hein ». Parfois la discussion s’arrête, « C’est qui ceux-là ? », « C’est les petits fils de Mme. M, ils sont gentils comme tout ». Puis la discussion reprend. Un chien passe. Alexa s’empresse de sortir son sac plastique dans lequel elle a toujours des friandises pour chiens et une petite gamelle d’eau. Ce plan fonctionne à merveille, le voisin s’arrête et discute quelques minutes. « Tous les gones y sont dehors. On peut voir les gens du quartier ». Là, sur ce banc à l’ombre, elles entretiennent leur réseau social estival.

 

Illustration au feutre et à l'encre de Chine représentant Monique, Claudia, Édite et Alexa sur leur banc dans le parc
Double-page du carnet de terrain estival. Les prises de notes ont été effectuées avant et après la rencontre avec Monique, Claudia, Édite et Alexa.© Malou Allagnat

 

Pendant les canicules, quand le vent devient chaud « comme du feu », le banc à l’ombre ne suffit pas. Les quatre voisines restent alors chacune chez elles « Ces jours-là on ne va pas sortir trop tôt. On reste à la maison et on se met à côté de la clim. Plusieurs d’entre elles se sont équipées, ou plutôt leurs enfants les ont équipées, « Mon gosse il m'a acheté une clim. Je m'en sers même pas », « Moi je l'ai aussi la clim’. Ma fille me l'a achetée aussi. Il faut la mettre au balcon avec le grand tuyau. On la coince. Moi ça m'aide beaucoup comme je peux pas trop bouger, je m'assoie là-bas et ça y vient de l'air et ça va très bien. Et l'important c'est que je m'habille en coton pour laisser passer l’air ». Pourtant cet équipement fait débat :

- C’est pas de l’air naturel. 
- Moi je l'a mets pas la clim parce que je peux pas entendre la télé. Le bruit c'est fort ! 
- Mais y'a rien en ce moment à la télé. Y'a rien à la télé y'a que des crimes et des machins, il vient et il l’égorge. Les programmes, ils sont pas intéressants. 
- Bah toi c'est pour ça que tu arrives à 17h pile- poil !

Monique rebondit sur cette remarque : « L’important c’est pas d’entendre mais plutôt de regarder, se dépayser ». La télévision, permet de faire passer le temps avant 17h. « Moi j'aime bien les téléfilms. », « Moi ce que j'adore c’est les westerns. Avec les chevaux les montagnes et tout ça. Moi j'adore. Oh j'adore. Mon fils m'enregistre tous les westerns ». Une impression de voyager en restant immobile. Car oui, à cette question naïve : « Vous êtes restées ici cet été ? » elles me répondent à l’unisson  « Bah oui, où on peut aller ? ». Alexa s’exclame :

- Moi quand j'étais en bonne santé j'étais 6 mois en Crète et 6 mois ici. Mais là non, je peux pas voyager toute seule là c'est plus possible.
- Elle est toute cassée. 

 

Illustration feutre et encre de Chine représentant un dame se promenant avec son chien dans le quartier Bel Air à Saint-Priest
Feutre et encre de Chine© Malou Allagnat

 

En périodes de fortes chaleurs, les déplacements dans le quartier sont chronométrés. « Quand il fait très chaud, je fais les courses le matin. À 8h15 je suis déjà en bas. Ils ouvrent à 8h30 ». Qui dit déplacement dit planification des pauses. Chaque banc ombragé est identifié en amont du trajet. « La chaleur elle m’énerve quand je marche. J'en perds mon souffle (…) Je voulais aller à Carrefour ce matin et ... je me suis arrêtée plusieurs fois sur les bancs ». Au fil de la discussion, leur capacité à se déplacer se révèle être un frein majeur en périodes de fortes chaleurs. « Moi je ne conduis pas », me dit Alexa puis, en montrant Édith, elle s’exclame : « Puis elle, elle marche comme un escargot. On devient vieux. Profitez de votre jeunesse. Regardez comme on est foutues nous ! C'est vrai hein ».

Alors ce banc à l’ombre, à deux pas de leur logement est un prétexte pour se réunir.

- On se réunit à partir de 17h même quand il fait très chaud et heureusement ça fait passer un moment. On est toutes seules à la maison.
- Non pas elle, s’exclame Édith, elle a encore son mari. Elle est gâtée elle.
- Enfin bref, c'est important pour nous. Bien sûr. Ah oui c'est important de se retrouver sinon on devient marteau hein. Heureusement que l'on a ça, sinon on n'a rien du tout.
- Parce que qu’est-ce que je fais, moi quand je suis chez moi toute seule ? Et bien je pense et je pense et c’est triste. 

Autour de ce banc se trame une vie habitante et associative qui a une grande importance pour les quatre voisines.
- À 18h il y en a un qui va venir faire de la musique. C'est un monsieur qui vient pour les enfants. Il vient pour les gosses. Ils font de la danse, ils jouent aux fléchettes… Il vient de 18h à 20h30. On passe un bon moment-là.
- Moi je viens danser ici avec eux le disco. C'est la deuxième jeunesse. 
- Elle dit qu'elle a mal aux jambes mais elle y va hein. Enfin, ça fait passer un moment. On n'a pas autre chose ici.
- Et ben les revoilà. C'est bon c'est l'heure.

C’est la fameuse heure des moustiques. Un réflexe apparait soudain, clap clap. Alexa sort une petite bouteille de vinaigre blanc. L’odeur aigre parfume nos échanges. « C'est des petits machins noirs qui nous piquent. Des bestioles, des moustiques quoi » Clap ! Un moustique ! Raté.

De toute façon, il est 20h, l’heure de rentrer. Elles remontent chacune dans leur tour respective. Claudia me dit que quand elle rentre, elle allume sa télé, remplie une bassine d’eau fraiche et s’assoit sur son canapé les pieds dans l’eau une glace dans la main devant la télé et « franchement on est bien ».

 

Panorama depuis le 12ème étage d’une tour du quartier de Bel-Air, illustration au feutre et à l'encre de Chine.
Panorama depuis le 12ème étage d’une tour du quartier de Bel-Air. Feutre et encre de Chine.© Malou Allagnat