Du temporaire au transitoire, retour sur la prise en compte du temps dans l’urbanisme
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Quand le temps devient un outil d’aménagement de l’espace
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Texte d'auteur
La crise a fortement questionné nos manières « d’habiter », au sens de mode de connaissance du monde et « type de relations affectives loin d’une approche abstraite ou technocratique de l’espace » [1]. Nous avons tous été confinés, contraints, dans l’espace et dans le temps et cette situation a mis en évidence une dimension centrale de nos existences : la liberté, et en particulier celle de circuler.
La crise a également rendu lisible une forte division de la société urbaine, une vraie « distanciation », « sociale » cette fois : « les gens d’en bas » circulaient au contact avec le virus et le risque, et parmi eux les opérateurs de la mobilité (livraisons, chauffeurs, etc) mais aussi les soignants, les caissières ; les autres « en haut » les regardaient depuis leur confinement, en télé-travaillant. Pour un temps, cette division a entraîné un renversement des hiérarchies et des valeurs.
Avec l’urgence, des solutions qui semblaient impossibles hier, comme le télétravail, sont devenues intéressantes pour les organisations publiques et privées. Comme par contraste, la crise a également mis en exergue ce que l’on ne souhaitait plus revoir « après » comme la saturation des réseaux, la pollution, et le bruit. Elle nous a montré la faiblesse d’un modèle basé sur la toute-puissance de la science. En France, la crise a fortement ébranlé la confiance vis-à-vis des élites, des politiques. Elle a entraîné une forte critique vis-à-vis de l’État défaillant et une demande. Elle a redonné du sens à la proximité, au local comme dimension du réel, de la débrouille et figure de réassurance. Elle a montré l’importance de notions comme le bien être. Elle a redonné un sens à de petites choses du quotidien comme la confection d’un bon repas et souvent replacé la famille et les amis au centre.
La crise a eu et aura un impact sur l’aménagement de la ville et des mobilités, des biens et des personnes qu’il conviendra de suivre. On assiste notamment à une revalorisation des circuits courts, avec la volonté d’acheter et de consommer local et de retrouver une qualité de vivre près de chez soi. Ce sont autant d’éléments qui joueront nécessairement sur les localisations d’activités et le système de mobilités des biens et des personnes à différentes échelles.
La crise met notamment en lumière l’intérêt d’une approche spatio-temporelle de nos vies et de nos territoires. Elle donne un nouveau souffle à des politiques des temps et des mobilités, à des approches chronotopiques qui se déploient depuis une vingtaine d’années en France, portées par de nombreuses villes (dont la Métropole de Lyon, dans son service usages et expérimentations, mais aussi Poitiers, Saint-Denis, les métropoles de Rennes, Strasbourg, Lille.., mais aussi par des chercheurs de différentes disciplines et relayées au sein de Tempo territorial, réseau d’acteurs des politiques temporelles. Avec le déconfinement, les solutions développées pour répondre à la « distanciation physique » jouent notamment sur l’étalement des activités dans l’espace et le temps. Elles s’appuient sur le soft, plutôt que sur le "hard" à l’exemple de l’expérimentation de nouvelles pistes cyclables ou du déploiement des terrasses sur l’espace public dans une logique d’urbanisme « tactique » ou « temporaire ».
Avec le déconfinement, la question qui nous est posée est : comment vivre ensemble à relative distance les uns des autres, sans se toucher ? C’est un paradoxe et un défi pour la ville, « lieu de maximisation des interactions » [2]. Il va falloir utiliser les temps et les espaces libres pour dé-saturer [3] et respecter la « distanciation spatiale ». On voit resurgir des solutions déjà anciennes, comme le lissage des horaires dans les transports, les aménagements temporaires, ou le télétravail qui intègre l’immobilité dans les politiques de mobilité.
Même si ce ne sont que des hypothèses, cette crise et le déconfinement semblent redistribuer les rôles en termes de mobilité. Il y a des « gagnants » qu’il faut accompagner, pousser, promouvoir. Le premier est sans doute le vélo, qui permet de parcourir des distances suffisamment longues, tout en respectant la distanciation. Il y a aussi la marche même si les ruelles des centres sont parfois trop étroites et si les périphéries - où il y a de la place - sont peu conçues pour ce mode de déplacement. Les acteurs économiques comme les restaurants, les bars, vont devoir également occuper l’espace public, même de façon éphémère, ce qui générera des conflits d’usage et le nécessaire déploiement de nouveaux modes et codes de co-habitation. Si on ne fait rien, la véritable gagnante sera la voiture, car elle est sécurisante. Il suffit de voir les reportages sur le « camping car », héros autoproclamé de l’été 2020 pour comprendre les enjeux. La voiture individuelle permet de se protéger de l’autre, qui est devenu un danger potentiel. C’est une bulle sécurisée qui permet de rejoindre d’autres bulles que sont le domicile, le lieu de travail ou le drive. Le risque est renforcé par l’importance de l’automobile pour l’économie française avec près d’un million d’emplois directs et indirects concernés. Le secteur va être aidé par les pouvoirs publics, les publicités vont devenir agressives, et l’image de la voiture risque de sortir revalorisée, malgré la prise de conscience. A l’inverse, les grands perdants risquent d’être les transports en commun, qui représentent tout le contraire : promiscuité, confinement et danger. Un travail est nécessaire pour accompagner la reconquête des TC en termes de confort, de sécurité et d’habiter.
La crise est l’occasion d’opérer un changement de regard sur les transports et les mobilités. La première proposition est de réfléchir à la mobilité, en prenant en compte l’ensemble du système urbain et territorial. Il faut aborder la ville comme un système de flux, plus que comme un système de stock : flux qui entrent ou qui sortent, selon les heures, les saisons, les jours, les semaines. Si on veut jouer sur la désaturation des espaces, il faut travailler à l’échelle de cette pulsation. N’oublions pas non plus que nos systèmes sont en grande partie construits sur la mobilité « domicile-travail », alors qu’elle ne représente que 25 % de la mobilité. Un changement de regard sur les transports et la mobilité nécessite également de réfléchir à une chaîne de mobilité multimodale, et non à des modes isolés de transport, à des articulations davantage qu’à des oppositions entre TC et voiture. Cette dernière, de moins en moins polluante, peut transporter plusieurs personnes. Il faut utiliser sa force d’évolution pour l’amener à de nouveaux usages. Il faut également réfléchir en termes de chaîne de services de mobilité, et penser la mobilité des personnes de l’échelle de la rue au monde, de la marche à l’avion.
Il est important de réfléchir en termes de continuités. La continuité spatiale, avec des offres complémentaires en fonction des lieux à haute ou faible densité. Mais aussi la continuité tarifaire - telle la Suisse, qui permet avec un seul billet de prendre tous les modes dans une logique du moindre effort -, la continuité temporelle, en repérant les maillons de mobilité les plus faibles (nuit, week-end, vacances…), la continuité informationnelle pour préparer le voyage en amont et le mémoriser en aval, la continuité politique et institutionnelle qu’il convient de construire. Cela nécessite également de faire tomber des frontières, de jouer à fond la recherche-expérimentation, de revoir la coopération et la gouvernance entre les décideurs et les usagers. Il faut imaginer des dispositifs pour faire travailler ensemble tous les opérateurs de fabrique et de gestion de la ville (transport, mobilier urbain, urbanisme…).
Jusqu’à présent, nous n’avons parlé qu’ajustements, adaptation de l’offre de services à une demande évolutive. La crise nous oblige également à réfléchir à d’autres échelles spatiales et temporelles en passant de la tactique à la stratégie. Je propose de le faire autour de deux thèmes :
La ville n’est pas que matérialité. Elle est faite de services, d’usages qui peuvent varier au fil du temps. Elle doit devenir malléable. L’intelligence collective et les TIC peuvent nous permettre de faire de la ville une salle polyvalente avec plusieurs fonctions sur un seul espace. Lors de la construction d’un bâtiment, on peut imposer la mise en place d’une « haute qualité temporelle » obligeant une multi-occupation des bâtiments 24h/24 et 7j/7 afin d’éviter le gaspillage d’espace. C’est aussi valable pour les bâtiments et les logements dans le but de faire cohabiter différentes populations comme les personnes âgées et les jeunes. Ce concept est à développer sur l’aménagement des campus, ou des écoles, afin de pouvoir les utiliser plus largement. Malgré les normes contraignantes et la gestion des cohabitations, on devrait, par exemple, pouvoir utiliser des bâtiments administratifs la nuit pour accueillir des SDF. Intelligence collective et technologies doivent nous permettre d’imaginer autre chose que la « ville sans contact » et aseptisée promise par la Smart City.
Le pessimisme est un état d’esprit, l’optimisme un volontarisme.
Ces propositions contribuent à l’émergence d’un urbanisme temporaire et temporel qui s’intéresse aux temporalités et aux rythmes ; d’une « ville malléable ». Celle-ci jouant sur le modulaire, le temporaire, le multifonctionnel et reflétant une pensée hybride ou créole [4] des espaces et des temps de la ville qui jusque-là était plutôt basée sur la spécialisation et le zonage.
Enfin, parallèlement à ces tentatives pour adapter les transports et maîtriser la dilution urbaine sur le long terme, il nous faut également réfléchir à la conservation en ville des espaces libres, non immédiatement investis, des espaces potentiels, des espaces publics dont on a vu l’importance quand il s’agit de se retrouver, même à distance. C’est une question de temps, de rythmes et de possible résilience. Les systèmes urbains ont besoin d’air, d’espaces et de temps non saturés où puissent surgir les rencontres, la sérendipité, les hasards heureux. « On reconnait une ville à la place qu’elle laisse à l’improvisation » [5] rappelait le journaliste et sociologue Kracauer.
[1] Dardel E. (1952). L’Homme et la Terre : nature de la réalité géographique, Editions du CTHS (1990)
[2] Claval, Paul (1982). La logique des villes. Essai d’urbanologie, Paris, LITEC.
[3] Antonioli M, Drevon G, Gwiazdzinski L, Kaufmann V, Pattaroni L. (2020). Saturations. Individus, collectifs, organisations et territoires à l'épreuve, Elya Editions
[4] Joignot, F. (2011). Pour l’écrivain Edouard Glissant, la créolisation du monde est “irréversible”. Le Monde.
[5] Kracauer, S. (2013). Rues de Berlin (et d’ailleurs), Paris, Belles Lettres.
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