Du temporaire au transitoire, retour sur la prise en compte du temps dans l’urbanisme
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Quand le temps devient un outil d’aménagement de l’espace
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Le développement de l’urbanisme transitoire s’accompagne de la professionnalisation de structures positionnées dans le champ de l’occupation temporaire. Ce processus s’accélère en France depuis quelques années, mais également en Allemagne, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Belgique ou au Canada. Très hétérogène, ce nouveau milieu professionnel en cours de structuration regroupe des acteurs différents, allant du statut d’association à celui d’entreprise, se positionnant dans une posture de coopération avec les pouvoirs publics.
Selon Juliette Pinard et Hélène Morteau, le milieu professionnel émergeant de l’urbanisme transitoire regroupe des acteurs issus de trajectoires très différentes.
Certains collectifs sont des acteurs historiquement engagés dans le développement de lieux artistiques à partir des années 1970, sous la forme d’occupations légales ou de squats. Certains ont participé au mouvement des nouveaux territoires de l’art, étudié par Fabrice Lextrait en 2001 dans son rapport dédié aux friches culturelles en France et en Europe. Ce rapport met en lumière le rôle nouveau des artistes dans la cité, à travers la présentation de lieux artistiques emblématiques comme la Condition publique à Roubaix, Les Subsistances à Lyon, la Ferme du Bonheur à Nanterre, les Frigos à Paris, l’Archipel des Squats à Grenoble ou encore la Friche de la Belle de Mai à̀ Marseille.
Plusieurs structures ayant ouvert et géré́ ces lieux intermédiaires sont aujourd’hui identifiées comme des professionnels de l’occupation temporaire, à l’instar des collectifs Mains d’Œuvres (Mains d’œuvres, Saint-Ouen) et Usines éphémères (Le Point Éphémère, Paris). L’investissement de ces espaces délaissés leur a permis de développer des compétences en matière d’ingénierie culturelle de requalification de friches, d’ouverture et de gestion de lieux culturels alternatifs et d’animation d’espaces publics. Par exemple, le collectif Curry Vavart, dont les fondateurs ont commencé́ à développer des lieux artistiques sous la forme du squat, ont créé l’Association pour la Gestion d’Espace Temporaire Artistique (AGETA) et gère plusieurs lieux comme la Villa Belleville ou le Shakirail à Paris. Des acteurs spécialisés depuis plusieurs années en urbanisme culturel et artistique, comme le Pôlau et le Centquatre, ajoutent l’urbanisme transitoire aux compétences qu’ils proposent.
Depuis quelques années, le développement de l’urbanisme transitoire concorde avec l’arrivée de nouveaux professionnels de l’occupation temporaire. Parmi eux, on distingue premièrement des structures issues de domaines d’activités comme l’art et la culture (Collectif Mu, Mains d’œuvres, 6B, Wonder, Villa Mais d’Ici), l’événementiel (Soukmachines), l’animation et le débit de boissons (Allo La Lune, Sinny & Ooko). Ces acteurs ont souvent été́ amenés à̀ développer un lieu (temporaire ou pérenne), puis en ont fait leur métier à travers la gestion de plusieurs nouveaux projets. Ces « nouveaux entrants » au sein des professionnels de la ville se dotent de nouvelles compétences, en recrutant des urbanistes en charge de la réponse aux appels à projets et aux sollicitations des propriétaires publics et privés.
Deuxièmement, les démarches d’occupation temporaire sont également développées par des structures dont les fondateurs sont issus des domaines de l’urbanisme et de l’immobilier (Plateau Urbain, Ancoats), de l’architecture et de l’animation du territoire (Yes We camp, Ici Bientôt, Encore Heureux) et du développement local (Intermède, La Belle Friche). Ces professionnels affirment leur appartenance au champ des métiers de l’urbain, tout en revendiquant des compétences spécifiques et un positionnement militant, à travers d’autres manières d’occuper et de transformer la ville. Leur connaissance de ce milieu leur a permis d’y déceler des opportunités de développement de leur activité́, par exemple face au constat de la vacance immobilière ou encore du temps long des projets urbains.
Dans ce champ du temporaire qui se constitue, certains professionnels interviennent aussi ou spécifiquement dans l’espace public, au travers d’une action au croisement entre architecture, design urbain, projet artistique et expérimentation. Cette nébuleuse de « constructeurs » regroupe une diversité de structures, comme le collectif ETC (Saint-Étienne), La Formidable Armada, Les Pourquoi Pas !? (Lyon), Cabanon Vertical (Marseille), Collectif Dérive (Nantes), Bruit du Frigo (Bordeaux), AAA Atelier d’Architecture Autogéré, Atelier Approches !, Yes We Camp, Ya + K, Bellastock (Paris), les SAPROPHYTES (Lille), Ambassade du Turfu, collectif Parenthèse (Aubervilliers)…
Leur intervention se traduit entre autres par des aménagements et évènements temporaires dans l’espace public, en accompagnement de projets de renouvellements urbains, de réfection de places publiques ou de rues. Supports de concertation et de participation, ces occupations temporaires font de plus en plus l’objet d’appels d’offres publiques. Elles sont envisagées comme un levier de co-conception et de co-construction de l’espace avec les habitants et les acteurs locaux, permettant de tester des méthodes (design thinking), des nouveaux usages et des aménagements, ainsi que d’animer les lieux, de communiquer et de préfigurer les projets de réaménagement. Pour mettre en œuvre ces projets, ces collectifs multiformes activent leurs réseaux de compétences, qui mêlent architectes, artistes, scénographes, sociologues, anthropologues, bénévoles, artisans, etc.
De nombreuses synergies se développent entre ces structures qui forment un réseau d’acteurs participant au développement de projets communs, d’actions d’entraide, de valorisation mutuelle ou d’échanges de bonnes pratiques. Néanmoins, ce nouveau milieu professionnel regroupe des acteurs aux pratiques différentes, tous ne portant pas les mêmes valeurs ou représentations, ni les mêmes ambitions ou modes d’action. Certaines structures sont ainsi critiquées pour la dimension trop marchande et commerciale des projets, quand d’autres disent défendre des démarches davantage sociales et solidaires.
Ces professionnels de l’urbanisme temporaire proposent des compétences nouvelles et hybrides. Ces dernières sont issues de leurs expériences passées et des compétences techniques, juridiques et opérationnelles acquises à mesure du développement de projets d’occupation temporaire (mise aux normes, contractualisation, modèle économique, marketing, etc.). Ces structures sont en capacité de prendre en charge tout ou partie de la mise en œuvre d’un projet temporaire, mais aussi d’accompagner les collectivités dans le développement de ces démarches.
Premièrement, ces professionnels proposent une nouvelle activité́ d’intermédiation entre les propriétaires publics ou privés disposant d’un ou de sites vacants et les porteurs de projet à la recherche d’un lieu (associations, jeunes entreprises, artistes et artisans…). Ils s’occupent de la contractualisation avec le propriétaire, de la sélection des occupants et parfois de l’ouverture du site au public. Dans le cadre de groupements de projets, ils jouent un rôle de facilitation auprès des collectivités locales, des habitants et des usagers concernant l’aménagement temporaire des espaces publics, leur préfiguration et leur transformation, mais aussi parfois les orientations des futurs bâtiments.
Le deuxième champ de compétence concerne la gestion et l’animation des projets temporaires d’occupation de bâtiments vacants comme d’espaces ouverts. Ces professionnels définissent la programmation (contenu, activités, évènements), aménagent et mettent en scène l’espace (mobilier, scénographie, signalétique), participent à la promotion du projet (communication, réseaux sociaux) et mènent des actions de médiation avec les acteurs du territoire et les riverains.
Enfin, un troisième champ de compétences concerne la réalisation d’études dans le cadre de prestations de conseils et d’assistance à maîtrise d’ouvrage, notamment commanditées par des collectivités ou des promoteurs dans le cadre d’appels à projets ou d’appels d’offre. Ces missions d’accompagnement portent par exemple sur l’analyse du potentiel de développement de stratégies d’urbanisme transitoire, la proposition de programmes novateurs et de démarches de préfiguration de projets urbains, la planification stratégique d’occupations d’espaces ouverts ou de bâtiment dans la chronologie du projet, etc.
Ces nouveaux professionnels sont de plus en plus reconnus : ils sont médiatisés, participent à plusieurs évènements et plusieurs d’entre eux remportent des prix (Palmarès des Jeunes Urbanistes, accélérateur national French Impact). Ils convainquent les propriétaires publics et privés d’adopter de nouvelles règles du jeu dans leur projet d’aménagement ou leur stratégie immobilière. Militant souvent en faveur d’une manière alternative de concevoir la ville, ils expérimentent de nouvelles méthodes et renouvellent la vision des acteurs de la production urbaine comme l’explique Juliette Pinard dans sa thèse de doctorat. Leur intervention ouvre le champ vers de nouveaux modes de conception des projets urbains et de l’espace public : une intervention plus sobre en ressources favorisant le réemploi (bâtiments, matériaux), une démarche de programmation ouverte à travers l’expérimentation en temps réel d’usages et d’aménagements, une appropriation plus forte de l’espace permettant aux citoyens d’exercer leur droit à la ville, etc.
Finalement, ces nouveaux professionnels ont créé un nouveau métier et participent à l’émergence d’un marché́. Ils contribuent directement au développement de l’urbanisme temporaire et à la multiplication des projets et, en même temps, profitent de l’attrait de plus en plus fort pour ces pratiques de la part des collectivités, des propriétaires, des aménageurs et des promoteurs immobiliers.
Depuis quelques années maintenant, une nouvelle commande se développe en faveur de l’urbanisme temporaire qui reste encore largement une initiative publique comme l’explique l’Institut Paris Région. D’une part, les collectivités jouent un rôle proactif en multipliant des expérimentations d’aménagement dans l’espace public. La pratique est de plus en plus intégrée dans les cahiers des charges au sein des appels d’offre, par les collectivités comme les bailleurs et aménageurs, en amont ou au cœur des projets d’aménagement pour soutenir la concertation et la participation et activer des lieux en attente de transformation. D’autre part, les démarches en faveur de l’occupation de bâtiments et de terrains vacants se multiplient de la part de plusieurs acteurs publics.
Certains systématisent la démarche, à l’instar du dispositif TempO’ initié en 2015 par l’établissement public territorial Est Ensemble. Ce dernier porte une vision stratégique globale, en identifiant les sites vacants, leurs propriétaires, les usages potentiels pour les réactiver et en assurant le relai entre ces acteurs. Ces démarches temporaires sont directement menées par des Établissements Publics d’Aménagement (EpaMarne, EpaSaclay, Paris La Défense, Euroméditerranée) et des aménageurs publics (Paris & Métropole Aménagement, Grand Paris Aménagement).
De grands propriétaires publics comme SNCF Immobilier ont fait de l’urbanisme transitoire une nouvelle démarche d’entreprise. Depuis 2015, l’opérateur a développé une quinzaine de projets (Ground Control, la Cité Fertile, la Station-Gare des Mines), principalement sur ses emprises parisiennes et avec une dizaine à l’étude à l’échelle nationale (Lyon, Rennes, Avignon…).
Enfin, les collectivités soutiennent et tendent à structurer de plus en plus ce champ d’action dans la fabrique de la ville. Elles peuvent mobiliser des dispositifs de financement auprès des porteurs de projets. Par exemple, depuis 2016 la Région Île-de-France finance des initiatives d’urbanisme transitoire dans le cadre d’un appel à manifestation d’intérêt faisant l’objet de plusieurs sessions annuelles et ayant déjà̀ accompagné le développement d’une cinquantaine de projets temporaires. Elles peuvent faciliter l’intégration de la pratique en organisant un guichet unique en préparation à l’échelle de la région de Bruxelles, en recrutant des chargés de mission spécifiques comme à Marseille, ou en mobilisant un marché d’AMO spécifique et en diffusant la réflexion au sein de leurs services via des formations et groupes de travail transversaux comme à Lyon. Elles peuvent s’engager en faveur de la reconnaissance officielle de la pratique. En 2018, la Métropole du Grand Paris adopte ainsi à l’unanimité́ un vœu relatif au développement de l’urbanisme transitoire et en 2019 la Ville de Paris lance une « Charte en faveur du développement de l’occupation temporaire », signée par 18 operateurs immobiliers.
Les acteurs privés de la production urbaine tendent également à jouer un rôle de plus en plus important en s’engageant dans la signature de telles chartes, mais aussi en lançant des démarches d’urbanisme transitoire en tant que promoteurs immobiliers propriétaires de sites (Quartus, Bouygues Immobilier, Novaxia, Nexity), en créant des dispositifs de soutien financier à des projets dans leurs patrimoine (fonds de dotation Novaxia) et en intégrant de manière croissante ces acteurs dans le cadre de groupements immobiliers.
Pour conclure, l’urbanisme transitoire repose sur de nouvelles formes de coopération entre acteurs publics et privés. L’engagement des élus et des pouvoirs publics envers ces démarches est nécessaire à leur développement. Dans un cadre juridique et économique contraint, les collectivités ont un rôle de facilitateur, de mise en relais et de soutien financier. Leur implication permet d’assurer la cohérence des actions temporaires avec les enjeux et besoins du territoire, mais aussi d’utiliser ces actions en soutien directe de leurs politiques publiques. Garantes de l’intérêt général, les collectivités peuvent aussi prévenir certaines dérives liées au développement de l’urbanisme temporaire, comme la marchandisation et la gentrification des espaces urbains, la prédominance de certains acteurs et l’uniformisation des projets.
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