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Grandir en banlieue : parcours, construction identitaire et positions sociales. Le devenir d’une cohorte

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Photographie de tours d'immeubles
© La Métropole de Lyon

Texte de Benjamin LIPPENS

Travail de thèse en cours

La thèse présentée ci-dessous est la deuxième phase d’une enquête menée en 2003 par Emmanuelle Santelli, sur les trajectoires sociales et professionnelles de jeunes ayant passé leur enfance dans un quartier politique de la ville de la banlieue lyonnaise. Elle cherchait à déterminer si le fait d’avoir grandi dans un même quartier de banlieue, d’être descendant d’immigrés maghrébins et d’appartenir à la même génération engendrait des trajectoires communes.

Ce texte propose de revenir, dans un premier temps, sur l’enquête initiale d’Emmanuelle Santelli, avant d’aborder, dans un second moment, le travail de thèse en cours, quelques-uns de ses enjeux, hypothèses de recherche et éléments de méthode.

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Date : 09/07/2019

Enquête 2003 : "Grandir en Banlieue. Parcours et devenir de jeunes Français d'origine maghrébine"

Emmanuelle Santelli a constitué ce que l’on appelle en sciences-sociales une cohorte, c’est-à-dire un groupe d’individus ayant vécu un même évènement sur une même période, faisant l’objet d’une enquête longitudinale. Les critères retenus permettent de tester un ensemble de questionnements et d’hypothèses :

  • Avoir passé son enfance dans le quartier (au moins une année durant sa scolarité élémentaire) : dans quelle mesure le quartier façonne-t-il des trajectoires similaires lorsque l’on a fréquenté le même espace urbain ?
  • Être descendant d’origine maghrébine : quelles places sont attribuées aux descendants d’immigrés maghrébins dans la société française et quelles sont leurs possibilités d’ascension sociale ?
  • Avoir entre 20-29 ans au moment de l’enquête (être né entre 1974-1983) : en quoi appartenir à une même génération et grandir dans un même contexte social, économique et politique local structurent-ils les parcours 
  •  

Chiffres clés de l’enquête : en 2003, 473 personnes correspondaient à ces critères. Elles ont été identifiées via les registres des écoles primaires. Environ 200 ont répondu à une enquête par questionnaire. Puis, une trentaine d’entretiens ont été menés. Aujourd’hui, ces personnes ont entre 36-45 ans.

Principaux résultats de l’enquête de 2003, « Grandir en banlieue » :

  • La moitié des jeunes adultes n’habitaient plus le quartier au moment de l’enquête (pour la plupart, cette mobilité était liée au déménagement des parents) : le quartier doit être pensé en termes de « flux » et non de « stock » de populations. Il est ainsi à la fois ce lieu fixe dans lequel s’ancre un univers urbain et social, mais également un lieu de brassage et de passage de diverses populations.
  • Les parcours professionnels, qui pour la plupart débutaient, étaient marqués par une grande précarité et présentaient des différences de genre : les femmes, qui étaient plus nombreuses à avoir poursuivi des études dans le supérieur, occupaient aussi plus souvent un emploi stable.
  • Peu de jeunes avaient décohabité du domicile parental et s’étaient autonomisés des règles de vie familiale.
  • Pour une part significative de la cohorte, la revendication d’une identité sociale articulait des dimensions complexes, à la croisée de la nationalité française, de l’appartenance religieuse et du pays d’origine des parents.
  • L’expérience de la stigmatisation et des discriminations liées à l’origine résidentielle, sociale et étrangère était commune à toutes les personnes enquêtées, toutes trajectoires confondues.

À partir des parcours professionnels, Emmanuelle Santelli a dressé une typologie distinguant cinq catégories de jeunes, toutes représentant aux alentours de 20% des enquêtés.

  • Les « exclus » : le groupe est très majoritairement composé de jeunes hommes (8 sur 10), sans diplôme ni emploi stable. Ils ont entre 20-25 ans, habitent le quartier et correspondent à la figure médiatique des « jeunes de cités ». Ils demeuraient la plupart du temps « enfermés » dans le quartier, lieu de sociabilité qui leur offrait un sentiment de sécurité et de valorisation. Au moment de l’enquête, seul 1 sur 5 occupait un emploi, uniquement en qualité d’ouvrier non qualifié en CDD, et aucun n’avait travaillé plus de trois mois consécutifs. Les exclus sont les plus nombreux à se tourner vers un engagement religieux, afin de redonner du sens à leur vie et d’acquérir de nouvelles bases morales (parfois pour se sortir des petits trafics).
  • Les « prolétaires invisibles » : ce groupe est lui aussi composé majoritairement d’hommes (7 sur 10), pas ou peu diplômés et tous habitaient le quartier, tout en restant à distance des sociabilités résidentielles. Leurs parcours semblaient prendre la même voie que les exclus : échec scolaire et insertion précaire sur le marché du travail. Pourtant, au moment de l’enquête, ils occupaient un emploi stable dans le secteur industriel (emploi qualifié pour certains). Ils ont acquis des savoir-faire reconnus sur le marché du travail. Par ailleurs, les prolétaires invisibles ont développé des liens hors du quartier, qu’ils ont réussi à mobiliser dans leurs parcours professionnels (réseaux issus des premiers emplois, des activités sportives ou de leurs sociabilités extérieures au quartier).
  • Les « self-made-men » : 8 sur 10 sont encore des hommes, généralement pas ou peu diplômés (près de la moitié ont un CAP ou BEP). Ils sont plus âgés que les exclus (près de la moitié avaient entre 26-29 ans). Ils ont régulièrement occupé un emploi et leur parcours professionnel s’avérait être en construction (1/2 était ouvrier intérimaire au moment de l’enquête). Leurs projets de vie (installation en couple) ou professionnels étaient associés à l’obtention d’un emploi stable ou à une situation d’auto-entreprenariat pour ne plus avoir à subir la précarité salariale. À la différence des exclus, ils bénéficiaient de ressources familiales qui leur permettaient d’envisager un changement de carrière (petite entreprise familiale par exemple). Ils vivaient à l’extérieur du quartier mais y retournaient régulièrement, maintenant un lien fort avec celui-ci.
  • Les « intellos précaires » : ce groupe est quant à lui majoritairement féminin, les deux tiers sont des jeunes femmes. Ces jeunes adultes se distinguent par le fait qu’ils ont tous obtenu un diplôme, a minima le baccalauréat pour les deux tiers d’entre eux. Par contre, près des trois quart occupaient des postes d’employées en contrats courts (intérim, CDD) au moment de l’enquête. Leur expérience se caractérisait par un sentiment de déqualification professionnelle puisque leur projet d’ascension sociale – conséquence espérée de leurs parcours scolaire – a été déçu.
  • Les « actifs stables » : ce groupe est lui aussi féminin (7 sur 10) et 8 sur 10 sont diplômés. Tous ont quitté le quartier (souvent à la suite d’un déménagement familial) et occupaient un emploi stable. L’école a été investie comme un tremplin social et les parcours scolaires ont été choisis pour leur rentabilité (insertion rapide dans l’emploi). La mobilisation des parents et les ressources familiales furent déterminantes dans leurs parcours.

Il est important de garder à l’esprit que ces catégories sont fluides et non figées : ces jeunes adultes étaient à un âge où leur situation professionnelle était susceptible d’évoluer, car leur entrée sur le marché du travail était récente. Depuis un vingtaine d’années, les enquêtes Génération du Céreq (Génération 2013 pour la dernière [1]) ont montré que le temps nécessaire aux jeunes adultes pour se stabiliser sur le marché du travail s’allongeait, a fortiori parmi la population des descendants d’immigrés et des habitants des ZUS. Ainsi, les « intellos précaires » ont pu devenir des « actifs stables », et parmi les « exclus » d’hier, on compte probablement des « prolétaires invisibles » voire des « actifs stables ».

 

Quinze ans plus tard : que sont devenus ces jeunes de 20-29 ans désormais adultes de 36-45 ans ?

Par rapport à la première enquête, la sortie de la jeunesse et le passage dans l’« âge adulte » [2] est un changement majeur de situation et a plusieurs conséquences :

  • Les situations professionnelles sont plus prévisibles et moins changeantes : les inflexions de trajectoires professionnelles sont plus rares que durant la jeunesse [3].
  • Passer dans un autre âge social transforme les rapports à la société :
  • Les institutions fréquentées évoluent : pour certain.e.s, le travail aura remplacé les études,
  • Les personnes enquêtées auront vécu de nouvelles expériences socialisatrices qui transforment à la fois leur rapport aux autres et à elles-mêmes. On nomme cela le processus d’ouverture sociale.
  • Les contraintes sociales, les aspirations et les rôles sociaux ont évolué pour beaucoup: vivre en couple, élever ses enfants, poursuivre une carrière professionnelle, s’occuper des parents vieillissants constituent par exemple de nouveaux enjeux du quotidien.

 

Deux axes vont structurer cette nouvelle recherche :

  1. La question de la mobilité sociale : peut-on réussir lorsque l’on est descendant.e d’immigrés, issu d’un quartier de banlieue et d’origine sociale modeste ?
  2. La question de la citoyenneté : comment trouver et prendre sa place dans la société française lorsque l’on est descendant.e d’immigrés, issu d’un quartier de banlieue et d’origine sociale modeste ? Cette question est d’autant plus forte au regard du contexte international et national (notamment les vagues d’attentats depuis 2012) qui semble se durcir pour les « musulmans ».

Cette enquête se distingue du grand nombre de travaux sur « la banlieue » qui ont tendance à se focaliser sur une catégorie particulière d’habitants plus visibles : les bandes de jeunes ou les étudiants qui réussissent. Cette thèse, tout comme la première phase de l’enquête, vise à restituer la diversité des parcours des descendants d’immigrés maghrébins ayant grandi dans un quartier populaire.

Un deuxième panel ? Un objectif de cette recherche serait d’ouvrir l’enquête à des « français d’origine ». L’enquête TeO réalisée conjointement par l’INED et l’INSEE parle de « population majoritaire » pour désigner les « personnes nées en France métropolitaine de parents français eux-mêmes nés en France métropolitaine » [4]. Cette enquête a suscité certaines polémiques en raison de la construction de catégories dites ethniques, qui sont indispensables pour pouvoir évaluer l’ampleur des discriminations subies. Depuis une quinzaine d’années, plusieurs enquêtes statistiques ont prouvé les traitements inégaux réservés aux descendants d’immigrés notamment maghrébins, sub-sahariens et turcs. Être perçu comme « blanc » n’expose pas aux mêmes conséquences qu’être perçu comme « arabe » ou « noir ». Par exemple : les résultats d’une enquête sur les contrôles de police à Paris montrent que les chances de contrôle sont 6 à 8 fois supérieures si l’on est perçu comme « noir » ou « arabe » [5].

L’enjeu de ce panel serait de saisir, non pas statistiquement, mais plutôt qualitativement par des entretiens, quel est le vécu de ces adultes d’origine française ; en quoi se distingue-t-il de celui des individus d’origine maghrébine ? Les deux groupes partagent peut-être des discriminations liées à l’origine sociale et/ou au territoire, mais il reste une part de discrimination qui peut être liée au pays d’origine des parents, à l’apparence physique « arabe » et à la pratique de la religion musulmane. La comparaison permettrait de le mettre en évidence. Autrement-dit, comment l’obstacle supplémentaire des discriminations ethno-raciales s’ancre dans les trajectoires sociales et professionnelles ? 

Quelques questionnements animent cette recherche

  1. Quels rapports ces adultes entretiennent-ils aujourd’hui avec le quartier, alors même que certains l’ont quitté depuis bien longtemps ?

La première enquête a montré que pour les membres de la cohorte, alors âgés de 20 à 29 ans, le départ du quartier était souvent un vecteur de réussite sociale. Ce constat est-il toujours valable quinze ans après ? Il était vécu comme un moment de rupture qui ouvre vers de nouveaux horizons, de nouvelles relations et expériences. À l’inverse, pour ceux dont le passage dans le quartier s’éternise, il devient un espace enfermant de relégation à l’extrémité de la société et du centre-ville et l’avenir laisse entrevoir les contours d’une précarité professionnelle, économique et sociale durable.

  1. Quelles sont les ressources et les ressorts de la mobilité sociale ?

Malgré l’importance de la reproduction sociale (de nombreuses enquêtes en témoignent), la société n’est pas figée pour autant. Certains s’en sortent mieux que d’autres, grâce à une combinaison de facteurs favorables. L’enjeu est d’identifier ces variables et les différentes dispositions sociales qui orientent les trajectoires dans un sens ou dans un autre : les ressources financières, scolaires, familiales, conjugales institutionnelles, les petits capitaux sociaux (notamment les réseaux de connaissances), les effets de lieux, les effets de contexte local, les effets de génération, les effets de socialisations différenciées selon le genre, etc.

  1. Le rapport aux institutions publiques :

Quels rapports les personnes enquêtées entretiennent-elles avec les institutions publiques ? Ces institutions concourent-elles à la reproduction de l’ordre social ou favorisent-elles des formes de mobilité ascendante ? Comment ont évolué les relations aux administrations publiques ? Comment les rapports et les types d’institutions fréquentées ont été transformés par le passage à l’âge adulte ?

Cette recherche est aussi une façon d’évaluer l’effet des politiques publiques, dont celle de la Ville, sur un temps long et l’impact des mesures du droit commun pour cette population qui a pour particularité d’avoir grandi dans un quartier de banlieue mais qui, à la date de cette nouvelle phase de l’enquête, vit très majoritairement hors de ce quartier.

  1. Les constructions d’identités et de citoyennetés :

Dans la précédente enquête, Emmanuelle Santelli avait montré que les descendants d’immigrés sont tentés de mobiliser plusieurs références identitaires (par exemple, se définir par l’appartenance nationale et la religion) et de rechercher ailleurs cette reconnaissance (notamment dans le pays d’origine des parents) ; dans une société française ne reconnaissant pas sa dimension multiculturelle. Qu’en est-il aujourd’hui ? Notamment dans un contexte, depuis les attentats de 2001, où être musulman expose à de nombreux amalgames et où certaines politiques publiques mettent en spectacle des décisions telles que l’arrêté « anti-burkini », au nom d’une « laïcité » instrumentalisée, et contribuent à alimenter un contexte « islamophobe » [6].

Plus généralement comment se construit la citoyenneté des personnes enquêtées ? On peut envisager la citoyenneté selon ses dimensions juridiques (ensemble de droits et de devoirs conféré par l’appartenance à un corps de citoyens), sociales (sentiment d’appartenance, rôles et normes) et politiques (participation à la vie et aux décisions collectives).

Méthodologie de la nouvelle enquête :

Retrouver les membres de la cohorte : les 473 membres de la cohorte construite en 2003 représentent la base des personnes à interroger dans ce travail. Le premier objectif est d’en retrouver le maximum.

  • Appui sur les acteurs présents dans le quartier afin de retrouver ceux qui y vivent encore où qui ont gardé contact avec le quartier.
  • Appui sur les réseaux de connaissances des personnes enquêtées pour identifier celles qui ont quitté le quartier mais qui restent en lien avec d’autres (via les réseaux sociaux par exemple).
  • Le recrutement du second panel, de « français d’origine », se fera sur la base des réseaux d’interconnaissances, formant ce que l’on appelle un échantillon « boule de neige ».L’accès aux fichiers nominatifs de l’éducation nationale est également envisagé.

Concernant la méthode d’enquête :

  1. Une première vague d’entretiens exploratoires (entre 5-10) sera réalisée afin d’élaborer un questionnaire (en reprenant également quelques éléments du questionnaire passé en 2003).
  2. La passation de ce questionnaire à l’ensemble des membres retrouvés.
  3. Élaboration d’une première analyse.
  4. Une seconde vague d’entretiens, approfondis, qui complètera les points aveugles et mettra à l’épreuve les hypothèses issues de l’analyse du questionnaire.

[1] Pour une analyse des résultats de l’enquête 2016 auprès de la Génération 2013 : Émilie Gaubert, Valentine Henrard, Alexie Robert, Pascale Rouaud, « Enquête 2016 auprès de la Génération 2013 - Pas d'amélioration de l'insertion professionnelle pour les non-diplômés », Céreq Bref, n°356, 2017, 4p.

[2] Le sociologue Olivier Galland définit le passage à l’âge adulte une fois franchi ces trois étapes : la décohabitation, l’obtention d’un emploi stable, la mise en couple.

[3] Pour exemple : afin d’éviter de prendre en compte des situations socioprofessionnelles susceptibles d’évoluer, l’INSEE, a choisi de calculer la mobilité sociale intergénérationnelle des fils et des filles âgés de 40 à 59 ans.

[4] BEAUCHEMIN, Cris ; HAMEL, Christelle ; SIMON, Patrick (coordonnée par), Trajectoires et Origines : enquête sur la diversité des populations en France, Paris : INED - INSEE, 2010, 151 p., Document de travail n° 168 (voir le glossaire, p. 7).

[5] Se référer à l’enquête suivante : GORIS Indira, JOBARD Fabien, LEVY René, Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris, New York, Open Society Institute, 2009

[6] Se référer à l’ouvrage suivant : Abdellali HAJJAT, Marwan MOHAMMED, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman", Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2013