Les grands quartiers d’habitat social à Lyon : action des élus communautaires
Interview de Bruno VOISIN
Sociologue à l’Agence d’urbanisme du Grand Lyon
Interview de André GERIN
<< L'agglomération s'est construite sur une politique ségrégative >>.
André Gerin, 62 ans, marié et père de deux enfants, est Maire de Vénissieux depuis 1985, où il a succédé à Marcel Houël. Il est député de la 14ème circonscription du Rhône depuis 1993. Au cours de sa carrière politique, il a également été Vice-Président du Grand Lyon et élu Conseiller régional puis Conseiller général. Il est membre du Parti Communiste Français depuis 1964 et réside aux Minguettes depuis plus de 40 ans. Ouvrier fraiseur chez Berliet (RVI), devenu dessinateur industriel grâce aux cours du soir, André Gerin, homme de contact et au contact des réalités, ne manque pas une occasion pour dire haut et fort ce qu’il pense.
André Gerin a publié, en 2007, un ouvrage avec le journaliste économique Jean-Claude Pennec, intitulé "Les Ghettos de la République" et publié aux éditions Les Quatre Chemins. Dans cet ouvrage, il raconte la vie des quartiers au quotidien, la violence, l'économie parallèle, la place prise par les fondamentalistes musulmans, les difficultés d'intégration et la misère. Il évoque également son expérience de maire et les difficultés auxquelles les maires de ces grands quartiers d’habitat social se trouvent confrontés.
Convaincu que la question de la sécurité est une question majeure, avec l’appui de son équipe municipale, il a notamment impulsé la création d’un office public de la tranquillité. Depuis mai 2000, cette structure ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, assure la continuité du service public pour, en première urgence, l’accueil, l’aide et le soutien des victimes.
Premier magistrat de la troisième ville du Rhône, André Gerin s’est toujours attaché à donner à sa ville une place dans l’agglomération lyonnaise, en exigeant des dessertes efficaces des transports en commun, en créant de nouvelles zones d’activités et en dotant Vénissieux d’un vrai centre-ville. Soucieux de réparer le traumatisme subi par les Minguettes, lors des étés 1981 et 1982, il a soutenu la réhabilitation de la ZUP et la réalisation des équipements liés, lançant même un concours international d’économie urbaine pour revitaliser le quartier Démocratie. Le nécessaire développement urbain de Vénissieux, et des Minguettes en particulier, va l’amener à collaborer, dans la durée, avec la Communauté Urbaine.
Dans cette interview, nous revenons avec lui sur le contexte des Minguettes à la fin des années 70 et au début des années 1980, la marche de l’égalité organisée grâce à une mobilisation forte d’acteurs locaux associatifs ou habitants, la mise en place des dispositifs de politique de la ville en lien avec le Grand Lyon et sur sa vision d’avenir de ces quartiers et plus globalement de notre agglomération.
Interview réalisée à l'occasion de la commémoration des 40 ans de la Communauté urbaine de Lyon : 40 ans du Grand Lyon, un récit à partager. Après avoir été créée comme une communauté de moyens il y a 40 ans de cela, sous l’impulsion de l’État, le Grand Lyon constitue une communauté de projets autonome, reconnue pour son efficacité dans la gestion d’un territoire qui regroupe 57 communes et plus de 1,3 millions d'habitants. Cette collectivité reste en devenir et l’enjeu est désormais de constituer une véritable communauté de destin, inscrite dans le grand bassin de vie de l'agglomération qui regroupe plus de 2 millions d'habitants. La Direction Prospective et Stratégie d’Agglomération du Grand Lyon a engagé un travail de fond visant à écrire une première histoire de l’institution. Cette interview constitue l’un des éléments de cette histoire, mémoire encore vivante de l’agglomération.
Monsieur Gerin, vous étiez élu Conseiller municipal de Vénissieux à l’époque de la construction de la ZUP des Minguettes, était-ce le temps d’un rêve ?
Bien sûr, c’était un rêve, et un rêve magnifique ! Nous allions construire des logements modernes et confortables pour loger les ouvriers qui habitaient les taudis de la ville ou qui, comme moi, venaient du milieu rural pour y travailler. C’était l’ère du plein emploi où la main d’œuvre faisait défaut. Nous faisions un saut sans précédent dans la vie moderne. Et le rêve commençait à se réaliser. Je me souviens lorsque nous sommes venus habiter aux Minguettes en 1968 : pour ma femme, fille de paysan, et pour moi, fils d’ouvrier paysan, c’était vraiment magnifique. Lorsque nous nous sommes mariés, nous vivions dans un taudis à Vienne, sous les toits avec les toilettes sur le pallier du dessous, alors imaginez ce que représentait pour nous un logement moderne avec de la lumière et tout le confort. Nous étions fiers. Nos familles faisaient le déplacement pour venir visiter notre appartement, même mon beau-père qui n’était jamais sorti de chez lui était venu voir ! Et puis, nous retrouvions ici des gens qui partageaient nos valeurs de militants, qui étaient issus des mêmes milieux, la plupart venaient du milieu rural. Pendant les quatre ou cinq premières années, effectivement, c’était le rêve.
À quel moment le rêve a-t-il basculé, et pourquoi ?
Tout a changé au début des années 1970.
Une conjonction de facteurs a conduit à la dégradation des immeubles et de la vie sociale, puis à l’arrêt de la construction de la ZUP. Parmi ces facteurs, on peut retenir l’Etat qui n’a pas réalisé tous les équipements prévus en accompagnement de la construction des logements (écoles, gymnases, …), et les organismes HLM de l’agglomération qui ont logé, ou relogé là, toutes les familles les plus paupérisées. On peut retenir aussi la décision de Valéry Giscard d’Estaing d’autoriser le regroupement familial qui va induire l’arrivée de personnes qui, pour la plupart venant du milieu rural d’Algérie, étaient illettrées, habituées à vivre dans un habitat en rez-de-chaussée et ouvert sur l’extérieur. Elles allaient devoir s’installer dans des tours, au dixième ou au vingtième étage. On peut retenir enfin les lois Barre-Barrot qui ont favorisé l’aide à la personne et conduit les classes moyennes à acheter des maisons individuelles dans les communes des alentours. 60% des 10000 habitants de Corbas ont habité précédemment aux Minguettes. Les fonctionnaires, les maîtres, les professeurs, les policiers vont eux aussi partir vivre à l’extérieur du quartier et ne revenir que pour exercer leur métier dans le cadre de missions et d’horaires bien définis. Mais, ce que l’on retient surtout, c’est le catastrophique effet pendulaire, entre l’arrivée massive de populations qui viennent travailler et la diminution forte, progressive et permanente des emplois dans les industries. Les ouvriers se sont retrouvés au chômage, avec toutes les conséquences que l’on connaît.
Comment évoluait la vie sociale ?
La cohabitation entre les Français qui ne sont pas partis pour accéder à la propriété et les populations rurales immigrées du Maghreb, des montagnes de l’Algérie, s’est vite révélée difficile. Deux cultures qui se méconnaissaient devaient se rencontrer dans un contexte particulièrement difficile où la guerre d’Algérie était encore bien présente dans les mémoires et où un certain esprit colonialiste de domination perdurait. "Ils ne respectent même pas ce qu’on leur donne" entendait-on.
Au-delà des cultures, c’était des modes de vie qui, au quotidien, devenaient des sources d’exaspération : d’un côté des familles qui grandissaient et de l’autre des ménages qui avaient appris à contrôler les naissances, des façons d’exercer l’autorité parentale différente (dans les familles immigrées, ce sont les mères qui exercent l’autorité), des façons de cuisiner et des relations à l’espace public bien différentes également. Le "bruit et l’odeur", les portes qui claquent, les gens dans les escaliers, les animaux dans les baignoires, les hommes entre eux des heures durant, le chômage les ayant frappés les premiers, sont autant de différences qui, dans ce contexte, ont été particulièrement mal vécues.
Ainsi, au-delà des caricatures qu’on en a faites, le problème était bien réel et difficile à traiter. Les Français vivaient mal le fait de se sentir assignés à résidence et le non-respect de tout ce qu’on offrait à ces familles d’immigrées qui, notamment parce qu’elles avaient un nombre plus élevé d’enfants, se voyaient octroyer les plus grands logements. Les familles immigrées avaient du mal à s’adapter à cet habitat vertical, aux conditions de travail difficiles, puis au chômage.
Ces difficultés de cohabitation ont été aggravées par les bailleurs qui n’ont pas entretenu les immeubles, et tout particulièrement les parties communes, comme ils auraient dû le faire. Il faut dire que l’importance de la vacance et la perte de loyers qui en découlait réduisait d’autant leur capacité d’intervention. En 1982, 2.200 logements étaient vacants aux Minguettes et 300.000 en France où ce même phénomène touchait les autres ZUP. Alors que l’on comptait 36.000 habitants en 1975 sur le plateau des Minguettes, il n’en restait que 25.000 en 1982. Le rêve devenait cauchemar et Marcel Houël, le Maire de l’époque, ne s’en est pas remis. C’était l’échec de sa vie. Lui qui avait tant rêvé cette nouvelle ville, qui, enfant, avait vu petit se construire les Gratte Ciel de Villeurbanne destinés à loger les ouvriers, qui était issu du milieu du bâtiment, maçon lui-même, secrétaire général du syndicat du bâtiment, qui avait titré un de ses articles paru en 1967 "Bientôt 100.000 habitants à Vénissieux", la situation était tragique. Et quand les bailleurs ont commencé à parler de démolition, Marcel Houël ne pouvait pas l’entendre. Il était inconcevable de mettre ainsi fin au grand projet, qui était le sien, celui de son équipe, de son parti, de construire une ville communiste exemplaire en matière sociale. Il était inconcevable de mettre fin à la perspective immense de construction capable de résorber la crise du logement sévissant depuis la fin de la guerre. Il était inconcevable d’envisager la démolition de tours aux logements confortables, juste quelques années après leur construction : un non sens, et pourtant…
À quel moment la question de la démolition s’est-elle posée pour la première fois ?
C’est Jean François Rajon, le Directeur de Logirel qui, dès la fin des années 1970, a évoqué l’idée de démolition. Contrairement à nous qui refusions de voir se profiler une triste réalité, lui avait su anticiper les dégradations qui allaient se jouer. Il s’est rendu sur place pour exposer son intention de démolir une des tours de Monmousseau, un des quartiers des Minguettes. Nous avons alors vivement réagi en nous opposant fermement à cette décision inconcevable. Tout ne pouvait pas se résumer à une question d’urbanisme. En 1983, trois tours de Monmousseau (192 logements) seront démolies. Et, en une dizaine d’années se seront au total dix-sept tours des Minguettes qui seront purement et simplement rasées, rayées de la carte.
Dès la deuxième moitié des années 1970, votre prédécesseur dénonçait le désengagement de l’Etat. La situation s’aggravant et la vacance grandissante ont conduit à la mise en œuvre d’une opération HVS (Habitat Vie Sociale). Comment alors avez-vous travaillé avec les différents bailleurs publics et avec l’agence d’urbanisme qui avait en charge la gestion de l’opération HVS ?
Préalablement à l’opération HVS, en 1976, nous avons tenu un conseil municipal extraordinaire aux Minguettes. On s’interrogeait sur les problèmes du quotidien et plus particulièrement sur ce phénomène entièrement nouveau qu’était celui de la délinquance. Ce fut vraiment une belle réunion. Car, même si nous n’avions pas conscience de plein de choses, nous sentions bien la dérive arriver. C’est dans ce contexte que l’opération HVS a été mise en place. Mais, dans ce cadre, comme d’une manière plus générale, la collaboration avec les bailleurs et avec l’agence d’urbanisme a toujours été compliquée. Nous ne pouvions que désapprouver leur politique d’attribution des logements.
Il est important de rappeler qu’à une époque, Vénissieux comptait 11% de la totalité du logement social du département du Rhône ! Il est important de rappeler aussi que la ZUP a été longtemps considérée comme le dépotoir de l’agglomération, le lieu où l’on concentrait les familles en grande difficulté. Il est important enfin de rappeler que nous n’avons jamais eu la maîtrise du peuplement de notre propre ville ! En effet, dans les années 1960, nous voulions créer un office HLM pour qu’il n’y ait qu’un seul bailleur sur l’ensemble de la ZUP. Pour cela il fallait être "accrédité", mais nous ne l’avons jamais été, et les logements des Minguettes sont gérés par non moins de 11 organismes d’habitat social différents ! L’agglomération s’est construite sur une politique ségrégative. À Ecully et Dardilly, les espaces résidentiels, à Lyon, ses beaux quartiers, ses centres d’affaires ses technopôles et ses équipements, et à Vénissieux, ses usines et ses familles victimes de la crise.
N’a-il pas fallu attendre 1981 et la mise en place de la Commission Nationale pour le Développement Social des Quartiers sous l’autorité d’Hubert Dubedout pour que l’Etat apporte une réponse conséquente ?
C’est vrai qu’il aura fallu attendre 1981, la mise en place de la CNDSQ avec Hubert Dubedout, et les commissions Schwartz sur l’insertion des jeunes et Bonnemaison pour la lutte contre la délinquance, pour que les choses avancent vraiment. Ces commissions vont amener l’Etat à travailler autrement, à se rapprocher des collectivités, comme un prélude à la décentralisation. Après l’élection à la présidence de la République de François Mitterrand, la procédure HVS va se transformer en dossier d’agglomération. Les objectifs sont alors d’enrayer la dégradation, de stabiliser la population, de remettre sur le marché des logements vacants et de compléter les équipements. Ce contrat permettra notamment d’engager avec succès la requalification du quartier Monmousseau. Les missions locales sont mises en place en 1982. Elles représentent une avancée particulièrement importante. Elles accueillent les jeunes de 16 à 25 ans pour les accompagner dans leur insertion sociale et professionnelle.
C’est aussi à cette époque que les ZEP (Zone d’Education Prioritaire) viennent renforcer les moyens des établissements scolaires. Et enfin, la prévention de la délinquance devient un objectif pris en compte en tant que tel. De nombreux services sont alors ouverts aux habitants des Minguettes, le cinéma Gérard Philippe et sa salle polyvalente, de nouveaux centres sociaux, la Maison des jeunes, la Maison du peuple est rénovée… Ces différents équipements ainsi que des locaux communaux accueillent les quelques 188 associations que l’on compte alors à Vénissieux.
On ne peut effectivement pas parler des Minguettes sans avoir en tête l’image de la démolition des tours ou celle des étés chauds de 1981 et 1983. Comment créer, depuis, une image suffisamment forte pour améliorer la perception du quartier ?
L’été chaud de 1981 a surtout été un été chaud médiatique. Certes, une dizaine de voitures avaient alors été brûlées, mais il en brûle une chaque jour, depuis des années. Certes, un malaise s’exprimait, mais il ne méritait sûrement pas un tel déferlement de journalistes prêts à tout pour dépeindre le quartier en Bronx. Certes, les "étés chauds", celui de 1981 puis celui de 1983, les voitures brûlées, les affrontements des jeunes avec la Police, les blessés de part et d’autre, sont pour moi le spectacle de la désolation. Mais, ces événements et leur médiatisation ont stigmatisé les Minguettes, et 25 ans après, la blessure reste profonde. L’acharnement des médias à ne donner du quartier qu’une image négative est très mal vécu par les habitants.
Vénissieux est aussi une ville riche de sa diversité, une ville rebelle ancrée dans une culture de résistance, une ville de l’industrie, une ville ouvrière capitale du poids-lourd, une ville qui se reconstruit. Mais de ces belles dynamiques, les médias n’en font pas échos. Quand la ville organise "le Grand Rendez-vous de la Ville" pour faire connaître et valoriser les métiers de la production industrielle, quand elle inaugure une école de musique d’envergure régionale, ou quand des logements en copropriété sont tous vendus avant même que leur construction soit terminée, signe que des gens sont prêts à revenir habiter aux Minguettes, personne n’en parle. Cependant, malgré ce dénigrement des médias, l’image des Minguettes et de Vénissieux évolue dans le bon sens, mais il faut du temps et des actions significatives. L’arrivée prochaine du tramway en est une.
Quel souvenir gardez-vous de la marche pour l’égalité en 1983 ?
Cette marche s’est faite sans nous. Nous n’avons soutenu l’initiative que lorsqu’elle a pris de l’ampleur et bénéficié d’une opinion favorable dans les médias, quelques jours avant son arrivée à Paris. Il faut dire qu’au sein du PC du Rhône, cette marche suscitait de grands débats et qu’au bureau central à Paris, le débat était impossible. Fallait-il ou non soutenir cette marche ? Fallait-il tendre la main à cette jeunesse ?
En fait, nous étions sur la défensive. Nous étions coincés dans le triptyque jeunes = délinquance = immigrés. Aussi, les relations avec les acteurs de la marche, et notamment Christian Delorme ou Jean Costil, étaient plus que distantes, tendues. On considérait qu’ils défendaient des causes indéfendables. De plus, nous avions très mal vécu la grève de la faim de Christian Delorme. Nous la percevions comme une action contre la municipalité. Je me souviens, lors de la venue de Marcel Trillat, le 17 ou 18 juillet 1981, pour le journal d’Antenne2 : le Maire, contraint, s’est effectivement rendu dans un des quartiers des Minguettes pour une rencontre avec des jeunes organisée pour l’occasion, mais il est très vite reparti. Il ne supportait pas de devoir débattre avec cette jeunesse qu’il jugeait probablement responsable de la dégradation du quartier, et de l’échec de son projet de ZUP des Minguettes.
Comment, avec le recul, interprétez-vous le comportement des personnalités comme Christian Delorme ou Jean Costil et pensez-vous que ces personnalités issues du catholicisme social soient encore influentes ?
Ce qu’ils ont fait était vraiment bien. Je le dis aujourd’hui, mais je ne sais pas si je l’aurais dit à l’époque. Car, par rapport à la marche qui suscitait de tels débats au sein de notre parti, je suis resté en retrait. Il faut reconnaître qu’ils étaient assez visionnaires par rapport à ce qui se passait dans le pays et les attentes de cette génération. Ils ont réellement impulsé un mouvement, mais je pense qu’aujourd’hui, ils ne sont plus influents.
Que sont devenus Toumi Djaïda et les autres militants de l’époque, et pensez-vous qu’une telle mobilisation soit encore possible ?
Toumi habite toujours le quartier. Il a tourné la page. Il fait partie des gens modérateurs qui trouvent que la ville change en bien et qu’il faut que ça continue. Une mobilisation de ce type n’est plus possible aujourd’hui. Certes, cette marche a été une réussite, mais les promesses et l’espoir qu’elle a suscités ont été tellement déçus qu’aujourd’hui, nous vivons une profonde fracture civique.
Dans votre ouvrage "Les Ghettos de la République", vous décrivez vos inquiétudes face à l’avenir, la contestation systématique de tout ce qui est républicain et vous évoquez même la présence de germes d’une guerre civile. Vous écrivez : "Selon moi, les émeutes ont lieu tous les jours. Et les ingrédients sont rassemblés en permanence. Il suffit d’une étincelle pour que ça s’enflamme. Ça fait dix ans que ça dure sauf qu’il ne s’agit plus du phénomène des années 80. Il y a maintenant un côté "marée noire" qui prospère sur un terreau de pauvreté absolue, morale et culturelle. Des familles sont vraiment en situation de survie. C’est pourquoi je crois que le pire est encore à venir. Lorsque je dis que sont perceptibles les germes d’une guerre civile, je n’exagère pas. Je ne noircis pas le tableau. Au contraire je suis en dessous de la vérité". Depuis, les faits vous ont-ils conforté dans cette vision alarmiste de l’avenir, et vous qui, depuis votre élection en 1985, n’avez de cesse d’alerter sur ces problématiques de société, pensez-vous qu’aujourd’hui vous serez mieux entendu qu’hier ?
J’ai reçu plus de trois cents lettres de personnes qui me disent qu’il est bon d’entendre enfin "parler vrai", qui se retrouvent, en tant que médecin ou simple habitant, dans les situations et les problématiques que je décris. Je travaille en plus grande proximité avec les musulmans de la commune qui se sentent stigmatisés, qui veulent donner une autre image des enfants issus de l’immigration du Maghreb, qui ont une approche large et tolérante de la religion et une vraie préoccupation du vivre ensemble. J’ai pu débattre également avec certaines personnes à la Préfecture ou à l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense Nationale) qui partagent les mêmes inquiétudes.
Mais, globalement, au sein de mon parti comme dans les autres partis politiques, à part une dizaine de maires, ces questions restent tabous. Le PC a même été incapable de reconnaître que certains de nos camarades étaient partis au Front National. À Parilly, le quartier rouge de Vénissieux de l’après-guerre, le FN a fait près de 35% des voix en 1995. Cette année, on a compté pas moins de 52% d’abstention aux dernières élections municipales de 2008. Peut-on encore se voiler la face sur les dangers que court notre démocratie, notre République ?
En 1985, lorsque vous avez été élu maire pour la première fois, quelle était votre vision de la ZUP et de la ville ? Quelle identité souhaitiez-vous lui donner ?
Pour être franc, je n’avais pas de vision claire et précise de la ville. J’étais plutôt animé par deux révoltes. La plus forte, celle qui m’a vraiment tourmenté, c’est la prise en compte des jeunes. Je n’ai jamais pu accepter que l’on fasse le raccourci jeune = immigré = délinquant. Lors des événements de 1982 et 1983, la jeunesse de notre ville était vécue comme un handicap, je voulais qu’elle devienne une chance. 40% des habitants de Vénissieux ont moins de 25 ans, ce qui représente 23 à 24 000 personnes. 17 000 d’entre eux sont issus de l’immigration. Alors pour moi, c’est assez simple, soit on décide de faire la France, la Ville avec eux, on accepte que la population ait changé, que nos villes sont cosmopolites, soit on se leurre sur notre avenir. Ma deuxième révolte était plus politique et se situait dans une opposition assez viscérale avec le Grand Lyon. Mais, au bout de quelques années, j’ai fini par comprendre que la stratégie de la forteresse assiégée ne fonctionnait pas et qu’il fallait composer. J’étais plus dans une logique sociale et politique et moins dans la logique urbaine qui prévalait au Grand Lyon.
Pourtant, vous avez toujours œuvré pour que la ville soit mieux desservie par les transports en commun, bénéficie d’équipements et de services, soit véritablement reconnue comme la troisième ville de l’agglomération. Dans quelle mesure le Grand Lyon vous a-t-il accompagné dans la mise en œuvre de ces orientations politiques ?
C’est une bataille permanente avec le Grand Lyon, et quand on met tout dans tout, on n’obtient rien du tout ! Lorsque nous avons lancé le concours pour le quartier Démocratie, nous avions obtenu, entre autre, un IUT, le prolongement du métro, certes pas sur tout le plateau des Minguettes, mais au moins jusqu’à Démocratie, et, petit à petit, il n’a plus été question d’IUT, ni de métro, puis on m’a annoncé qu’il fallait démolir les dix tours de Démocratie !
On a quand même pu réaliser la médiathèque. Mais là encore, il aura fallu le soutien du Préfet Bernard, et attendre l’arrivée de Raymond Barre à la tête de l’exécutif communautaire, pour la construire en face de la Mairie afin de renforcer notre centre ville et de créer un lien avec le plateau. Michel Noir voulait l’imposer aux Minguettes. Raymond Barre avait plus de respect de la fonction de maire que Michel Noir. Nous voulions aussi que Vénissieux accueille la grande salle de rock de l’agglomération, mais pour ce dossier aussi, Michel Noir a mis son veto. Le projet est aux oubliettes et pour moi, c’est un vrai mauvais souvenir. Et on continue la bataille pour le métro. Déjà, en 1986, nous avions inauguré une vraie fausse station de métro sur le plateau des Minguettes. En 1990, des Vénissians étaient venus protester en masse à l’assemblée de la Communauté Urbaine après l’annonce de la décision de ne pas prolonger le métro jusqu’aux Minguettes. Aujourd’hui, nous n’abandonnons pas l’idée d’un prolongement jusqu’à la zone d’activité de Saint-Priest-Vénissieux-Corbas, notamment en lien avec l’arrivée du marché-gare et le Boulevard Urbain Est dont le tracé existe depuis 1966, mais qui n’est toujours pas fini. Nous avons travaillé à un projet d’avenir "Vénissieux 2030", qui intègre l’achèvement du BUE et la création d’un pôle d’échanges bénéfique pour le développement de l’emploi dans l’Est de l’agglomération.
D’après vos propos, il semble que la communauté urbaine n’a pas vraiment fait preuve d’esprit de solidarité ?
La mise en place de la Communauté Urbaine en 1969 s’est faite non dans un esprit de solidarité mais dans une logique, autoritaire, technocratique et politique de remplacement des communes. Cette logique a perduré et dure encore. Il y a peu de temps, notre Président suggérait lors d’une rencontre des Communautés Urbaines, que la nôtre devrait exister à travers vingt et un arrondissements. Les choses ne se vivent pas forcément de la même façon dans toutes les agglomérations, à Lille, Bordeaux ou ailleurs, mais la tendance lourde est la même. Il faut dire que l’intercommunalité est un sujet complexe. Il est évident que l’on ne peut pas rester dans son pré-carré, que l’on ne peut pas faire l’impasse de mises en commun en termes d’aménagements, d’équipements ou de sécurité.
Mais alors, comment fait-on le lien avec les habitants et une agglomération dans le futur ?
Pour moi, la question du respect des habitants et de la participation citoyenne reste fondamentale. Mon grand regret, c’est que les partis politiques ne se saisissent pas de telles questions pourtant fondamentales. Nous ne sommes plus dans l’après-guerre de 1945. Il est indispensable de réfléchir ensemble, au-delà des territoires institutionnels. Notre agglomération vit sur plusieurs départements, le Rhône bien sûr, mais aussi l’Isère, l’Ain et la Loire. Comment envisager l’avenir des départements, des Communautés de communes, en milieu rural et en milieu urbain ? Une vraie révolution institutionnelle est nécessaire en France.
Que proposons-nous ? Toutes les forces politiques républicaines devraient à la fois réfléchir à la pertinence de l’actuel fonctionnement institutionnel et définir une vision d’avenir du territoire de la région urbaine lyonnaise, proche des citoyens, et positionner au cœur de cette vision la question d’emploi et celle des infrastructures. Au-delà de l’intérêt partisan, il faudrait réfléchir au contournement fret, c’est un bel exemple avec des enjeux économiques qui intéressent l’avenir de l’agglomération et des enjeux d’aménagements pour les territoires concernés. On peut exprimer des envies et des idées sur la société de demain que l’on souhaite. On est dans l’Est. Pendant trente ans, nous avons vécu toutes les fractures, et vu arriver les grands boulevards urbains. Tout le monde sait que le trafic camion va encore s’accroître dans les années à venir, que l’on va se retrouver avec de grands boulevards urbains en pleine ville, et qu’il faut prévoir de grands contournements.
Comment travaille-t-on ensemble sur ces sujets, entre les différents partis politiques et entre les différentes institutions ? Personnellement, je suis tout à fait favorable pour que Saint Exupéry soit le troisième aéroport de France. C’est un élément important pour le développement de notre agglomération. Depuis qu’il existe, il était évident qu’il serait amené à grandir, mais on a laissé faire et laissé construire des lotissements à proximité, maintenant il faut assumer nos incohérences. Il ne faudrait pas refaire les mêmes erreurs pour le fret routier. De même, nous nous devons d’être clairs sur le devenir du couloir de la chimie. Certains, et j’en fais partie, souhaitent que l’on conforte les industries existantes, que l’on inscrive ce couloir dans une vision moderne. D’autres voudraient un axe vert jusqu’à Givors. Il est important de confronter ces points de vue et que les habitants en soient au moins informés. Le Grand Lyon devrait permettre le débat, être à l’initiative de réflexions, à l’échelle de la région urbaine lyonnaise, sur les enjeux d’avenir particulièrement importants pour les habitants.
Les dispositifs de politique de la ville, le service politique de la ville et renouvellement urbain du Grand Lyon et les équipes opérationnelles ont-ils permis que de meilleures collaborations se mettent en œuvre ?
Avec l’arrivée de ces dispositifs et des équipes opérationnelles du DSU, une intelligence s’est mise en place, ainsi qu’une vision plus partagée et une approche moins conflictuelle. Les dispositifs de politique de la ville ont effectivement servi à créer de nouvelles formes de partenariat avec l’Etat, la DDE et le Grand Lyon. Avec Claude Lanvers, Préfet à la Ville, c’est presque une amitié entre deux hommes que nous avons vécue. Il y a eu alors une vraie possibilité d’échange et d’action pour régler des problèmes. Notre correspondant à la DDE, Dominique Mouillaud, a également joué un rôle clef. Il a sans cesse cherché à trouver les meilleures solutions possibles. De même, le Préfet Paul Bernard était capable de prendre directement son téléphone pour dire "Monsieur le Maire, je ne comprends pas, il faut que l’on se parle". Grâce à ces personnes j’ai appris à dissocier ma place politique et mon rôle de maire, et depuis, j’entretiens des relations républicaines constructives avec l’Etat et plus globalement avec les différents fonctionnaires concernés.
Pensez-vous qu’aujourd’hui, on puisse dire que l’agglomération lyonnaise soit un laboratoire social en matière de politique de la ville ?
Oui, parce que l’originalité de l’agglomération lyonnaise qui s’est révélée durant les étés chauds, a été que nous soyons capable de faire quelque chose ensemble. L’originalité lyonnaise réside dans le fait que l’on est toujours capable de se mettre autour d’une table pour se parler. Et cette réalité nous permet, si ce n’est d’être en avance, en tout cas de ne pas être en retard sur les autres.
Comment le Grand Lyon peut-il progresser pour répondre aux enjeux des grands quartiers d’habitat social ?
Les difficultés de ces quartiers s’imposent aux communes qui les abritent mais aussi à l’agglomération dans son ensemble. Nous avons des problématiques communes, des points de vue à partager. Or, le Grand Lyon ne facilite pas le débat sur ces questions. Des maires rencontrent des difficultés similaires, ont des soucis partagés, mais pas de travail organisé pour y répondre. Il ne faudrait pas que le Grand Lyon devienne la Commission bis de Bruxelles. Le problème de fond, c’est que les relations entre le Grand Lyon et les communes doivent gagner en transparence et que la Communauté Urbaine doit se démocratiser. Pourquoi, dans cet objectif, ne pas instituer une véritable conférence trimestrielle des maires en lien direct avec le Président ?
Pensez-vous qu’un changement de mode d’élection pour que l’exécutif soit directement élu par les Grands Lyonnais permettrait plus de transparence ?
Il est certain que par rapport à la situation actuelle, effectivement ce serait mieux. Encore faudrait-il que soit précisée clairement l’organisation des pouvoirs et des contre-pouvoirs, que soient clarifiés les échelons… Ceci dit, ce système permettrait peut-être que certains hauts fonctionnaires n’aient pas plus de pouvoir que les maires. Cela permettrait peut-être aussi de ne pas avoir systématiquement le maire de Lyon comme président, ce qui, pour moi, est une totale anomalie.
Au Sud de notre métropole, les élus de la Ville de Valence et des communes environnantes envisagent de créer "le Grand Valence", une communauté de communes à cheval sur les départements de la Drôme et de l’Ardèche. Quels conseils souhaitez-vous leur apporter ?
Je n’ai pas vraiment de conseils à donner si ce n’est ceux-ci : soyez capables de mettre des choses en commun, mais aussi de préserver l’autonomie des communes, et surtout le lien avec les habitants.
Interview de Bruno VOISIN
Sociologue à l’Agence d’urbanisme du Grand Lyon
Interview de Yaya CAMARA
Militant de la marche pour l’égalité (les Minguettes 1983) et étudiant à l’Institut des Sciences Sociales Appliquées (ISSA) de l’Université Catholique de Lyon
Interview de Julien Talpin
Chargé de recherche en science politique au CNRS
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La smart city, concept apparu dans le sillage des nouvelles technologies numériques et de l’information, est-elle inclusive ?
Interview de Camille Peugny
Sociologue
Article
Éléments d’un débat sociologique autour de la notion de « ghetto », appliquée à la situation des cités françaises.
Texte de Benjamin LIPPENS
Doctorant en sociologie, Benjamin Lippens présente ici son projet de recherche.
Ce dossier est créé en appui au travail de thèse « Grandir en banlieue : parcours, construction identitaire et positions sociales. Le devenir d’une cohorte » de Benjamin Lippens, doctorant en sociologie.
Ce dossier est créé en appui au travail de thèse « Grandir en banlieue : parcours, construction identitaire et positions sociales. Le devenir d’une cohorte » de Benjamin Lippens, doctorant en sociologie.