À la suite du Grenelle de l’Environnement, le secteur du bâtiment s’est trouvé sous le coup d’une injonction au changement portée par des normes de performance énergétique, qui, quelques années auparavant, passaient pour très avant-gardistes (BBC).
Alors que de nouvelles exigences se profilent et que l’on se penche sur le « bâtir vert », il vaut la peine d’examiner le point aveugle de ces démarches : la possibilité d’un « habiter vert ». Dans des sociétés où tout concourt à la dépense énergétique, suffit-il d’un bâtiment économe pour rendre aux habitants la vertu de modération qu’ils auraient perdue ? Autrement dit, la performance énergétique peut-elle s’obtenir par la seule mise en œuvre de technologies vertes ? La réponse est évidemment négative.
Au contact de ses utilisateurs, l’intention des concepteurs est sans cesse déviée. Et c’est cette déviation qui justement permet son appropriation, autrement dit, la construction d’usages. L’objectif de cet article est de revenir sur la question de l’appropriation des bâtiments verts en montrant que l’usage n’est pas une menace pour la qualité même de son efficacité. À Bonne, dans le centre de Grenoble, écoquartier emblématique et prototype des bâtiments basse consommation, ces questions se sont posées de façon brûlante. Le principe d’un habitat écologique massifié s’est trouvé mis en question au nom de son inadéquation aux modes de vie comme aux pratiques de construction. D’un côté, les habitants et leurs usages sont accusés d’être à l’origine de contre-performances ; de l’autre, les professionnels et les bâtiments sont pointés du doigt en raison de dysfonctionnements techniques. Nous avons réalisé trois études qualitatives indépendantes auprès d’habitants et de professionnels, sur plusieurs immeubles de l’écoquartier (HLM, copropriété, résidence senior) construits à différents stades d’avancement. Les constats sont identiques. Pour dépasser l’opposition entre la technique et le social, il faut rechercher des « compromis sociotechniques », seuls à même de garantir l’efficacité du bâtiment vert.
L’indispensable coopération des utilisateurs
Les habitants que nous avons rencontrés à Bonne nous ont fait part de certaines insatisfactions qu’ils estiment liées à des dysfonctionnements techniques. Un point d’insatisfaction majeure, commun aux trois immeubles étudiés, même s’il ne concerne pas tout le monde, porte sur le fait de ne pas avoir suffisamment chaud chez soi en hiver. Le principe constructif des immeubles BBC repose sur une forte inertie thermique permise par l’isolation extérieure. Le bâtiment est alors moins réactif aux demandes des habitants, surtout quand le système de chauffage collectif a été « bridé » par le thermostat ou par le dimensionnement de la chaufferie. Certains habitants parviennent à s’acclimater en s’habillant plus chaudement, en limitant l’ouverture des fenêtres… Mais pour d’autres, généralement les plus âgés, ces adaptations ne sont pas suffisantes et l’inconfort persiste. Ces « dysfonctionnements » résultent d’un désajustement entre, d’un côté, les besoins et pratiques des habitants, et de l’autre, le scénario d’utilisation prévu par les concepteurs. Or ce scénario pour fonctionner, a toujours besoin du concours des habitants et cela même lorsque les dispositifs techniques sont automatiques. La ventilation double-flux a beau fonctionner de manière autonome et sa maintenance être assurée par des professionnels, des interventions régulières à l’intérieur des logements restent nécessaires pour changer les filtres de ventilation, par exemple. Cela suppose a minima la présence des habitants. De même, si la façade végétalisée est arrosée par un système automatique, encore faut-il que les habitants acceptent cette façade inhabituelle et les insectes qu’elle héberge, en renonçant, par exemple, à employer certains insecticides.
Des usages ambivalents
Dans les faits, les habitants ne restent pas passifs face aux nouvelles techniques « vertes ». Un processus d’appropriation se met en place pour ajuster le fonctionnement du bâtiment à leurs besoins. Certains de ces usages peuvent jouer contre l’objectif de performance énergétique, par exemple en utilisant un convecteur électrique pour obtenir quelques degrés supplémentaires ou en laissant une fenêtre toujours entre-ouverte en hiver, malgré les consignes du bailleur. Le scénario de fonctionnement idéal de la ventilation double-flux est mis à mal par des pratiques d’aération encore largement ancrées culturellement, et par des tactiques de contournement de certains effets de la ventilation : boucher la grille pour supprimer le courant d’air et / ou les odeurs, ou ôter « le plomb » au tableau électrique pour arrêter le bruit. Au-delà des consommations d’énergie, ces pratiques inattendues contrecarrent les équilibres imaginés par les concepteurs en matière de qualité de l’air, de confort d’été, et de charges. Si l’appropriation des bâtiments « verts » fait apparaître des contradictions entre intentions techniques et usages, il arrive aussi que les usages prolongent l’objectif des concepteurs. Les habitants déploient ainsi toute une série de tactiques visant à récupérer de la chaleur sans solliciter le chauffage : laisser le four ouvert après la cuisson, lancer le sèche-linge en soirée à un moment où l’on sent le froid… Ils interviennent aussi directement sur certains systèmes techniques, par exemple en retournant la grille de ventilation de la double-flux pour supprimer le ressenti de courant d’air. En été, le maintien d’une température supportable demande des pratiques rigoureuses vis-à-vis des ouvertures, qui sont parfois complétées par l’usage inversé d’une ventilation double-flux prévue initialement pour l’hiver. De même, les protections solaires imaginées par les concepteurs (végétalisation, persiennes) sont souvent doublées par des volets supplémentaires, des canisses ou encore des pergolas que les propriétaires des logements parviennent à installer en jouant avec les règles de la copropriété.
L’efficacité des compromis sociotechniques
Accusations de dysfonctionnement d’un côté, de sabotage de l’autre, l’enjeu de l’usage des bâtiments verts génère bien souvent des tensions entre habitants et professionnels. Bien que certaines démarches de « sensibilisation aux bonnes pratiques » puissent avoir leur utilité, elles ne touchent qu’un public limité (primo-arrivants, profils engagés) et reposent sur le postulat erroné d’une plasticité unilatérale des pratiques vis-à-vis de la technique. Toutefois, il est possible de sortir de l’apparent antagonisme entre « sobriété énergétique » et « qualité de vie » dispendieuse grâce à la « médiation sociotechnique ». Ce processus fabrique compromis efficaces et pérennes qui vont dans le sens des objectifs énergétiques, améliorent la qualité de vie des habitants et apportent des bénéfices sur le plan des relations sociales. Ces médiations se réalisent à travers l’instauration de nouvelles formes d’interactions sociales ou techniques, formelles ou informelles, avec les professionnels et entre les habitants. La présence d’un qu’il soit président du conseil syndical de la copropriété ou régisseur de la résidence senior par exemple, est souvent déterminante. Il peut négocier avec les professionnels le « comportement » de la technique, comme la hausse de la température de consigne ou l’arrêt des réduits de nuit. L’acculturation des habitants aux nouvelles techniques peut aussi passer par le partage des apprentissages issus de l’expérience : techniques de nettoyage du sol écologique, entretien des filtres de ventilation, utilisation du thermostat… Selon le statut d’occupation et le mode de gouvernance de l’immeuble, des formes d’auto-organisation apparaissent. Elles permettent aux habitants de se passer des professionnels pour certaines tâches comme l’achat groupé de filtres dans une copropriété. La médiation peut aussi être portée par la technique. C’est le cas lorsque des interfaces mettent en dialogue et capacité d’action) et permettent ainsi de mieux cohabiter.
De la pédagogie à la médiation sociotechnique
Même chargées des meilleures intentions écologiques, les innovations techniques peuvent, à l’usage, se révéler contre-productives dès lors qu’elles s’émancipent de la réalité sociale et ne font l’objet d’aucune négociation entre professionnels et habitants. Au contraire, en ouvrant la voie à des compromis qui flexibilisent les techniques et redonnent des marges de manœuvre aux usagers, les démarches de médiation sociotechnique sont garantes de l’efficacité et de la performance énergétique du bâtiment. À l’heure où bâtiments verts et écoquartiers se généralisent, il est crucial de chercher des compromis entre la technique et le social, afin d’organiser leur synergie et rendre possible l’avènement de la ville durable.
Dans cette perspective, c’est tout le discours sur la « pédagogie aux habitants » hérité de la modernité qu’il s’agit de déconstruire. Souvenons-nous que l’idée selon laquelle, pour reprendre une expression de Marcel Lods, « il faut apprendre aux gens à habiter » n’est pas neuve. Les Grands Ensembles, à la suite du Manuel de l’habitation, pensaient déjà éduquer les habitants par les bienfaits des nouvelles techniques. Il s’agissait alors de faire advenir un homme « nouveau », « moderne », en phase avec l’idéologie du confort des Trente Glorieuses. C’est donc tout cet imaginaire de l’habitant dépassé, ringard, inconséquent, voire parfois même dangereux qu’il s’agit de repenser. Pour introduire l’idée que seule la collaboration négociée et effective de l’usager au fonctionnement d’un bâtiment rend possible bâtiment rend possible et durable un « habiter vert ».