Emmanuelle Santelli : « Le confinement n’a fait qu’exacerber des disparités déjà existantes au sein du couple »
Interview de Emmanuelle Santelli
Sociologue
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Interview de Laurent Chauvin
Cet entretien a été mené dans le cadre d’un état des lieux des revendications portées par les associations du territoire de la métropole lyonnaise, en lien avec les questions de genre, d’égalité femmes/hommes et des droits des LGBTQI+.
Cette série d’interviews, qui compile des points de vue parfois opposés, est disponible sur Millénaire 3 au sein de notre chantier Égalité Femmes/Hommes.
Laurent Chauvin est le président du Centre LGBTI+ de Lyon, une structure fédérative d’associations, centrée sur des missions d’accueil, d’entraide, de lutte contre les discriminations, de prévention, d’actions culturelles et sportives. Historiquement, cette structure est née de la fusion du Forum Gay et Lesbien et d’ARIS, associations LGBT de Lyon.
Quel est le sens de votre engagement au Centre LGBTI+ ?
Nous n’aurions jamais réussi à obtenir une égalité de traitement du mariage s’il n’y avait pas eu, à une époque, une partie de la société civile, et une partie des hétérosexuels, qui s’étaient révoltés contre un système trop normé, en contribuant à des luttes qui ont été profondément blessantes, pour progresser sur des droits, principalement des gays et des lesbiennes. Aujourd’hui, nous en sommes à l’étape d’après. Chaque lutte prépare la suivante. Tout en défendant les acquis, il nous faut progresser sur d’autres questions : la transphobie, les questions de genre, et de place des femmes. Pour y arriver, il faut des alliés, à la fois dans le milieu LGBT, et dans la société civile. Voilà mon engagement.
Pourquoi un centre LGBTI+ pour des associations qui peuvent concerner, selon les cas, des personnes gays, lesbiennes, transgenres, … ?
Si l’on regroupe des thématiques d’orientation sexuelle et d’orientation de genre, c’est parce que le mécanisme qui mène à l’exclusion est exactement le même de la part de celui qui agresse. Dans une société masculine, ce sera le plus souvent un homme qui se sent remis en question dans sa masculinité, lorsque la femme prend trop de place, ou lorsque l’homme gay prend trop de place. Des mécanismes liés au sexisme (la place du masculin) dans la société mènent à une discrimination LGBTI au sens large, sur la place des femmes, la place des homosexuels, la place des lesbiennes. Même mécanisme, même cause, et c’est pour cela que nous avons ce regroupement.
Que revendiquent les personnes qui viennent au Centre ?
De ce que je vois du public accueilli, deux thématiques reviennent le plus souvent, celle de la discrimination des femmes, celle du genre et de la non binarité. Les femmes et les personnes trans verbalisent et confirment une discrimination vécue au quotidien. La loi instaurant le mariage pour tous donne des droits identiques aux hommes et aux femmes, mais la société n’a pas tant bougé. Les discriminations envers les femmes perdurent dans la société, la visibilité des femmes lesbiennes reste un combat. Mêmes si elles se marient entre elles, elles restent silencieuses, parce qu’elles subissent une double peine, en étant femmes, et en étant lesbiennes. Les femmes trans subissent cette même double peine et sont d’autant plus discriminées qu’elles sont des femmes.
Sur la thématique de la non-binarité, des gens s’assument ou s’affirment gender fluid, un terme anglais qui veut dire fluidité de genre. Comment la mettre en œuvre, en pratique, dans la société ? Ces thématiques ne sont pas portées de la même façon selon les personnes que nous accueillons au Centre.
Que trouvent les associations au centre LGBTI+ ?
Pour chacune des 33 associations, il y a un vrai besoin d’accès à des salles de réunion, à des espaces de dialogue — ouverts sur l’extérieur ou fermés —, de pouvoir organiser des groupes d’échange ou des actions militantes… Le faire dans le Centre LGBTI Lyon permet d’échanger sur des pratiques, de fédérer des associations qui peuvent sinon être centrées sur leur environnement et leur cause, d’amener par exemple la prise de conscience que la thématique de genre est importante pour faire progresser le droit des lesbiennes, ou pour sécuriser le droit des homosexuels. Le Centre est aussi un phare dans la ville. Nous recevons un nombre considérable de messages, de questions et de besoins d’orientation.
Combien d’associations LGBT sont implantées à Lyon ?
Une soixantaine, sur des thématiques très diverses.
Portez-vous des revendications ?
Oui, avec 33 associations, dont certaines ont des revendications très marquées, d’autres plus modérées. Faire une synthèse n’est pas simple mais nous construisons une base de positionnements communs. Ce que nous défendons, c’est la complémentarité des démarches, qu’elles ne s’empêchent pas ni s’opposent les unes aux autres. Nous cherchons toujours à avoir une position apartisane. Nous ne portons pas de revendications qui viendraient de mouvements polittiques, par exemple anarchistes, extrémistes, ou radicaux. Notre position consiste à être dans un dialogue permanent avec les autorités (Préfecture, police, Métropole, Ville de Lyon ….), de façon à porter nos revendications. Cela n’empêche pas qu’adhèrent au centre des associations et des personnes dont le discours est bien plus marqué contre les autorités, dont les revendications portent une vraie colère. De manière générale, la Fédération des centres LGBTI résume nos positions sur beaucoup de sujets, nous sommes alignés sur eux, et participons activement à leurs travaux.
Quelles sont les principales revendications que porte le Centre, sur lesquelles il faudrait selon vous se battre ?
Le premier des combats est la lutte contre les discriminations qui perdurent au quotidien. Quand on assiste à un match de foot par exemple, que l’on entend des chants homophobes, et que cela soit excusé sans mea culpa ni action par des représentants des clubs sportifs ou des politiques (« folklore », « si on ne peut plus faire de blagues »…), alors qu’il y a bel et bien une discrimination, les gens qui entendent ça peuvent se dire, « bon alors c’est pas bien grave ». Ce laxisme entraine ensuite des comportements homophobes et des agressions. Si dans les chants homophobes on remplaçait les mots « enculé » ou « pédé » que l’on entend par des mots stigmatisant les populations juives ou noires par exemple la société réagirait davantage, même si là aussi des efforts restent à faire. La société a évolué mais il y a une sorte de tolérance latente à l’homophobie, à la lesbophobie, et à la transphobie, dans les terminologies. On manque de communication dans la société sur ces sujets, et d’accompagnement. C’est très net.
Sur la PMA, quelles sont les revendications portées par le Centre ?
C’est une revendication également très forte que nous portons. Certains propos que l’on entend sur la PMA sont absolument incroyables. On est sur des valeurs traditionnelles de fonctionnement de la société, avec un homme et une femme pour pouvoir procréer, donc un modèle sociétal du couple et de la famille hétérosexuelle, plutôt que de poser qu’une personne qui peut physiologiquement procréer devrait avoir accès à la PMA, point. Que la femme concernée vive avec un homme ou avec une femme, c’est une considération liée à un référentiel culturel, qui ne devrait pas entrer en ligne de compte. Il faut cesser de faire de la discrimination sur la base d’un modèle hétéronormatif. Surtout que l’on sait que l’enfant est ensuite élevé aussi bien, si ce n’est mieux, il existe suffisamment d’études pour le démontrer.
Dans la loi sur la bioéthique, il y a des loupés, les rapporteurs et la justice sont tombés dans des pièges. En voulant trop verrouiller les choses, finalement on obtient une demi-loi, où la filiation est différente pour les enfants issus de PMA homosexuelle, par rapport aux enfants issus de PMA hétérosexuelle. Cela parait incroyable, mais dans un cas il faut un jugement, et dans l’autre il faudra simplement une déclaration. Cette différence de traitement nous pose problème.
Les associations LGBTI se sont-elles positionnées sur la loi de bioéthique ?
Oui, en complément, la loi de bioéthique était une occasion absolument inouïe de faire passer enfin un texte qui interdise les mutilations, que la France autorise actuellement, sur les personnes non consentantes. Je parle là des personnes intersexes. Dans 3% des naissances, le sexe ne correspond ni à un genre clairement masculin, ni à un genre clairement féminin. Et dans environ 10% de ces 3%, les médecins vont se réunir, vont en parler avec la famille, et vont pratiquer une/des opérations de réassignation pour faire correspondre le corps à une norme, soit très masculine, soit très féminine. Là, on transforme des personnes qui sont des nourrissons, qui vont parfois mal le vivre dans leur développement, parce qu’on aura assigné en homme une personne qui aurait pu se développer en femme, ou assigné en femme une personne qui aurait pu se développer en homme ou simplement assigné un genre à une personne qui aurait pu se développer normalement et sans opération. Pour être plus direct, sans intervention, ces personnes auraient pu avoir un vagin et un clitoris surdéveloppé qui ressemble un peu à un pénis. Et bien quoi ? La nature n’est pas forcément aussi binaire qu’on veut le faire croire.
Vous demandez l’interdiction des assignations à la naissance, dans de tels cas ?
Oui, nous demandons l’interdiction des opérations, tant que la personne n’est pas en âge de décider, sauf cas médical entrainant un risque de santé pour la personne. Qu’on ne fasse plus de réassignations sexuelles pour faire correspondre une personne à un genre. Chacun a le corps qu’il a, respectons-le tel qu’il est. Que les gens grandissent et qu’ils décident quand ils seront en âge de décider, plutôt que de décider à leur place. Dans les associations intersexe, nous avons des retours de gens qui vivent de véritables traumatismes, parce qu’en 18 ans, ils en sont à leur 15ème opération, après des « loupés ».
Que faites-vous sur ces sujets au niveau local ? Manifestations, contact avec des députés, … ?
Pour la loi bioéthique nous avons contacté les députés rapporteurs du texte, avons travaillé avec eux, les avons alertés sur un certain nombre de nos revendications, mais nous avons loupé un passage à l’Assemblée nationale, et quand le texte a été définitivement proposé, le chapitre qui nous satisfaisait était passé à la trappe, on ne s’en était pas méfié. Nous avions fait l’erreur de ne pas alerter les députés sur l’importance de ce chapitre, et sur le fait qu’il devait être conservé. Quand il a disparu, c’était trop tard pour le remettre dedans. Il faudra y revenir. La France a été condamnée à deux reprises par les Nations Unies, pour actes de mutilation. Nous ne sommes pas le seul pays d’Europe sans législation sur les personnes non consentantes. La difficulté, c’est que sur cette thématique-là, on fait face à un je-m’en-foutisme. C’est la marge de la marge, la dernière lettre du sigle LGBTI, un sujet difficile à porter, y compris dans les milieux LGBT. Pourquoi ? Parce quand tu es intersexe, ça ne se voit pas sur toi. Et aussi parce que les personnes concernées peuvent craindre une stigmatisation si elles s’affichent comme telles dans la société.
Les positions du Centre sur la GPA ?
C’est un autre débat, que nous ne portons pas actuellement, parce que les opinions divergent.
Quelles revendications portez-vous sur les thématiques de genre ?
C’est un gros chapitre dans les revendications. Au niveau local, nous avons un impact qui peut être assez fort. Quand, dans des formulaires, vous n’avez pas d’autre choix que « Monsieur » et « Madame », que les champs à remplir sont uniquement « Monsieur Untel » ou « Madame Unetelle », cela peut sembler de petites choses, mais ce sont autant de maladresses, qui induisent forcément un schéma à respecter. C’est blessant dans la vie des gens, dans le quotidien. Dans beaucoup de pays on utilise dans les formulaires, le « Monsieur », « Madame », « Autre », et cela arrive en France. Dans les générations nouvelles, beaucoup ne veulent plus s’identifier à un genre homme ou femme fermé. La revendication de fluidité de genre, dans la jeunesse qui arrive, est très forte.
La remise en cause de la binarité serait-elle un phénomène générationnel ?
Les questions de genre circulent énormément sur internet, et les jeunes qui se construisent aujourd’hui y ont plus accès que les générations précédentes. Quand on enlève les filtres « tu es une femme, tu vas te marier avec un homme, tu es un homme, tu vas te marier avec une femme », avec toutes les représentations qui vont avec, des jeunes se disent, je suis très bien comme je suis, quel besoin de me définir. Ce point est, en proportion, vraiment générationnel, il concerne beaucoup les moins de 25 ans.
Récemment, des polémiques ont éclaté sur la place des personnes trans dans les luttes féministes, dans le cadre d’actions menées par le collectif des « Colleuses » (qui dénoncent les violences sexistes et les féminicides). Doit-on considérer que les intérêts ne sont pas les mêmes ?
Une tribune a été publiée par Marianne il y a quelques jours, par 140 signataires, contre la place des transgenres dans les luttes féministes. Nous avons une position extrêmement claire, publiée dans un post. Une femme trans est une femme, point. Les trans le verbalisent de façon très nette. A partir du moment où ils et elles engagent leur transition, homme vers femme, ou femme vers homme, à partir du moment où les personnes décident de se faire appeler avec un prénom féminin, de mettre en avant des codes féminins de présentation de soi, elles sont estomaquées par la perte d’autorité de leur voix, de leur parole, de leurs actes dans la société. On leur coupe la parole plus facilement, alors qu’on ne les coupait pas lorsqu’ils étaient hommes. On les écoute plus. La pertinence de leurs propos n’est pas considérée de la même façon, et on aura tendance à considérer que leur avis ne compte pas autant que lorsqu’elles étaient hommes. A l’inverse les personnes qui font une transition femme vers homme sont estomaquées de la même façon, et dans les mêmes proportions, par la place naturelle donnée à leur parole, alors qu’avant elles étaient inaudibles, et qu’il fallait hurler pour qu’on les entende en tant que femmes. Le récit qui est fait par les trans de cette transition est extrêmement parlant sur la place qu’on donne aux femmes. Quand des féministes publient des tribunes qui remettent en cause la place des femmes trans dans les luttes féministes, c’est ne rien comprendre à ce qu’est une transition hommes femmes pour être femme ! C’est ne rien comprendre non plus aux discriminations dont vont souffrir les femmes trans ! Une transphobie transparaît au niveau de ces luttes, c’est un vrai problème de racisme anti-trans, à l’intérieur de la communauté féministe. Ce qui est en train de se passer est affligeant…
Quand des militants transgenre ou queer estiment qu’ils ne peuvent pas être représentés par des mouvements dominés par des personnes qu’ils qualifient de cisgenres, ne tendent-ils pas à fragmenter les mouvements de protestation ? A Lyon, on peut penser à l’association qui organise la Marche des fiertés, où de jeunes militants, qui forment désormais le nouveau CA, ont dénoncé la mainmise d’hommes cisgenres, blancs, de plus de 40 ans de l’ancien CA…
Il existe des préjugés, y compris dans la communauté LGBT, contre lesquels on se bat. Il est complètement ridicule de généraliser, en disant, vous les hommes, blancs, cis, de plus de 40 ans, vous ne pouvez rien comprendre à la jeunesse. On a été jeunes avant, quoi ! Et ce n’est pas parce qu’on a une couleur de peau, un âge, que cela décrit forcément ce qu’on a dans la tête. C’est ça qui ne va pas dans ces généralisations. Il ne faut pas tomber dans un débat du type, t’es vieux, laisse la place à nous les jeunes. C’est le phénomène « ok boomer », qui s’est répandu sur les réseaux sociaux en 2019, une formule utilisée pour moquer les attitudes attribuées à la génération des baby boomers. Il ne faut pas que le combat se passe comme cela, ce n’est pas une question de génération. A l’inverse, dire que seuls les cis sont légitimes à porter les luttes féministes, c’est d’une violence et d’une aberration sans nom ! C’est incroyable ! Il y a des personnalités fortes parmi les féministes et parmi les activistes trans, ce qui peut crisper les opinions.
Sur différents sujets (genre, environnement-climat, place de l’animal, …), on peut avoir l’impression que les postures radicales sont plus présentes que par le passé : votre perception ?
C’est une question que je me pose, à laquelle je n’ai pas de réponse. C’est un vrai sujet. Quand on est sur des phénomènes d’exclusion, énormément de gens vivent dans la marginalité, c’est là une explication à la radicalité, et à la colère sur les thématiques de genre et de transidentité. Je me rappelle une scène mémorable, au sens où elle a marqué les esprits. En 1994, Act Up était invité sur un plateau télé, au moment du Sidaction. Il y avait tellement de colère emmagasinée, que le ministre sur scène s’est fait traiter de tous les noms, parce que la France était en train de négocier avec les laboratoires américains, pour faire réduire le prix des traitements, qui, on le savait à l’époque, sauvaient des vies. La France a mis deux ans à négocier le prix des médicaments, et pendant ces deux ans il y a eu énormément de morts, alors qu’aux États-Unis ils étaient sauvés. Celle colère-là finalement s’est apaisée avec le temps dans les milieux homosexuels, et on la retrouve sur les questions de transidentité. Comme ceux qui avaient l’impression d’être la génération perdue dans les années 1990 par rapport au Sida, des jeunes d’aujourd’hui se disent, c’est foutu, on ne reconnaitra jamais mon genre, ou ma transidentité pour ma génération! Ils sont très en colère. J’ai ce même ressenti, celui d’une génération perdue qui se bat pour des droits, mais qui viendront plus tard pour eux.
Quelles relations entretenez-vous avec les collectivités, avec quelles attentes à leur égard ?
Nous avons beaucoup progressé, avec une convention qui a été signée récemment. On n’avait pas le même dialogue il y a 2-3 ans, c’est le fruit d’un travail de mise en confiance respective. Les interlocuteurs qu’on a ne nient pas les problèmes qu’il y a dans leurs institutions. Cela a été un point essentiel pour nous, pour pouvoir entamer le dialogue : quand on dit qu’il y a des gens qui sont mal reçus à la police, que des plaintes ne sont pas enregistrées, ils ne nient pas. C’est un point de départ essentiel pour pouvoir progresser et entamer le dialogue. Dès lors que ce point est sécurisé, cela veut dire qu’ils ont la volonté d’y travailler, et c’est ce à quoi on s’attèle.
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