Rapports femmes/hommes dans l'espace public
Étude
Tendances prospectives.
Interview de Pascale Lapalud
<< Nous militons pour que l’égalité de genres devienne une compétence de l’urbanisme >>.
Pascale Lapalud est co-fondatrice et présidente de Genre et ville. Cette plateforme d’innovation urbaine, composée d’urbanistes, sociologues, architectes et artistes, vise à rendre les territoires égalitaires et inclusifs. Elle accompagne des collectivités comme Villiers-le-Bel, Paris (sur les places de la Madeleine et du Panthéon) ou Lyon en apportant une expertise « genre » dans les aménagements urbains.Membre du groupe d’action féministe La Barbe, qui dénonce la sous-représentation des femmes dans toutes les instances de pouvoir, Pascale Lapalud prône l’articulation entre engagement, réflexion, sensibilisation et action. Parler de genre et de ville c’est en effet comprendre les liens entre un système sociétal de domination et la production d’espaces urbains.
Comment et pourquoi est née « Genre et ville », la plateforme que vous avez cofondée avec Chris Blache ?
Genre et ville est une plateforme de recherche-action. Nous travaillons toujours de façon itérative sur la connaissance du sujet, sur l’état de l’art, tout en étant libre, sans être affilié.e.s à un établissement d’enseignement supérieur, et nous faisons du terrain, beaucoup de terrain. Nous faisons donc des allers retours entre la réalité du terrain et la théorie.
Chris Blache, avec qui j’ai fondé Genre et ville, est issue de l’anthropologie urbaine, et moi je suis urbaniste. Nous avons toutes deux un engagement féministe puisque nous faisons partie du groupe d’action féministe La Barbe. C’est dans cette perspective activiste que nous avons créé Genre et ville, comme d’autres barbues ont créé d’autres structures. À force d’insatisfaction à revenir toujours sur les mêmes scènes, dans les mêmes lieux, et toujours pointer les mêmes inégalités sans voir les choses avancer de façon très claire, nous avons voulu passer à l’action.
Genre et ville est née de cette volonté d’être dans l’action et de rejoindre nos préoccupations professionnelles. Une architecte travaille également à nos côtés et nous sommes en lien avec beaucoup de chercheuses et de chercheurs qui fondent notre plateforme scientifique. Nous travaillons par exemple avec Elise Vinet, à Lyon, et des personnes à l’international, dans les villes qui sont le plus avancées sur la question de l’égalité femmes/hommes dans l’espace public comme Vienne en Autriche.
Que répondez-vous aux élu.e.s qui veulent agir sur la question de l’égalité femmes/hommes dans l’espace public ? Par quoi faut-il commencer ?
Nous leur parlons d’un changement de société, un changement de paradigme qui redéfinit les relations humaines, les interactions dans l’espace et introduit de la diversité dans les usages. Il faut donc sensibiliser à cette question et tant qu’on n’a pas levé les stéréotypes, qu’on n’a pas compris qu’on en produisait, on ne peut pas avancer.
On mène donc des actions de sensibilisation, auprès des instances de décision, comme sur le terrain.
De quels outils disposez-vous pour mesurer et corriger les inégalités de genre dans l’espace public ?
Nous avons créé nos propres outils, parce qu’ils n’existaient pas. Autant on a des données à travers l’INSEE sur les familles, mais rien sur ce qu’il se passe dans l’espace public. Si on analyse les places qu’on est en train de refaire, place de la Madeleine ou place du Panthéon, on ne sait pas ce qui s’y passe. Nous disposons de données géographiques, topologiques, historiques ; nous connaissons la composition sociale des habitant.e.s, mais nous ne disposons de rien relatif à leurs usages. Du coup, on a créé des outils pour pouvoir comprendre et faire remonter des informations précises sur ce qui s’y joue. Genre et ville a commencé ainsi. Ensuite, il s’agit de comprendre d’où viennent les inégalités, les différences de légitimité, d’attitudes. Comme un Rubik’s Cube on triture les choses et on recherche, de façon historique, sociologique, à travers l’histoire de l’urbanisme ; on fait le lien entre production sociale et production de territoire. L’espace est pour nous un territoire, c’est-à-dire que c’est le produit d’un lieu – un espace géographique – sur lequel s’appliquent des politiques. Un espace n’est jamais neutre, il y a quelqu’un qui l’a dessiné, il y a quelqu’un qui l’a pensé, il répond à un ensemble de normes.
"Un espace n’est jamais neutre" dites-vous. Est-ce neutre, dans le sens ni masculin ni féminin ou neutre dans le sens dénué d’intentions ?
Dans tous les sens ! L’espace parisien est le reflet de la politique de transformation de la ville du 19e en une ville capitaliste bourgeoise. Il y avait bien une intention : laisser monter le capitalisme, faire une ville pour la bourgeoisie naissante. Mais aussi l’intention politique de faire refluer toute la ville pauvre, la ville des travailleuses et des travailleurs, tous ces gens qui brassaient des idées révolutionnaires. C’est très clair sur Paris, avec l’ouverture des voies. Il y a aussi ça sur Lyon. Pour nous, dans l’histoire de l’urbanisme, le 19e siècle est le moment charnière, c’est le moment où l’ordre bourgeois a besoin de se légitimer par rapport aux codes de l’aristocratie et refonde ses propres codes sur lesquels s’appuie une culture religieuse très forte. C’est le moment où sur le plan de la vie collective, monte la notion du privé, la notion de la pudeur. Toutes ces choses-là se mettent en place dans la ville avec le 19e siècle. Ça sépare bien deux sphères : la sphère publique qui appartient aux hommes, les hommes de pouvoir qui font leurs affaires dans la ville, ils ont des clubs, ils sortent, et les femmes dans la sphère privée des immeubles, des maisons, qu’elles soient bourgeoises ou pas. Les bonnes sortent pour aller faire des courses, elles retournent dans l’espace privé, elles y vivent, elles vivent au dernier étage des immeubles, donc elles ont très peu de mobilité. Il n’y a qu’à relire Zola en interprétant l’espace, en ayant une lecture genrée de l’espace, c’est très intéressant.
Avant le 19e siècle, l’occupation de l’espace public était-elle moins genrée ?
Il ne faut pas que ce soit caricatural. Car on pourrait dire aussi que l’immeuble bourgeois Haussmannien est une petite société en soi où tout le monde se côtoie : hommes, femmes, bourgeois, serviteurs… C’est une sorte de millefeuilles social, donc ce n’est pas si simple.
Mais l’arrivée d’Haussmann marque la création de grandes avenues, la volonté de faire une ville qui vit tout le temps. Avant, les rues étaient étroites sans éclairage, sans mobilier urbain ; à 8h du soir il n’y avait plus personne, c’était des rues coupe gorge. Là, la ville commence à vivre en permanence : c’est la ville des cafés, de l’opéra, des spectacles, etc. Du coup, c’est d’abord la ville pour les hommes. Au 19e siècle, les femmes n’ont pas le droit de rentrer au restaurant sans les hommes. Quand elles y vont, elles sont dans une arrière-salle, il faut qu’elles y passent très vite. Georges Sand raconte qu’elle demande au préfet une autorisation à porter un costume d’homme pour aller librement dans la ville ; elle est lasse de salir tous ses jupons dans la ville, et surtout de recevoir des objections sociales à son comportement.
La posture du flâneur est légitime pour l’homme ; en revanche, les femmes sont plutôt dans l’espace privé et quand elles sont dans l’espace public, elles sont disponibles : ce sont les prostituées. Cette différence de posture reste présente aujourd’hui et fait que les femmes dans l’espace public adoptent une certaine attitude, de crainte d’être interpelées, qu’il leur arrive quelque chose.
L’origine est là : les femmes ne se sentent pas légitimes dans l’espace public. C’est à partir de là qu’il faut travailler pour amener de la mixité, une capacité à prendre conscience de ce sentiment d’illégitimité des femmes dans l’espace public, car les femmes l’ont tellement intégré qu’elles n’en ont pas conscience. Petit à petit, il faut travailler l’espace de façon à ce que les femmes soient elles aussi libres de se déplacer sans injonction. D’où ces deux piliers : on travaille l’espace et on travaille aussi l’aspect sociétal.
C’est ainsi que vous travaillez sur les places de Paris ? Comment se passe le projet « MonumentalEs » auquel vous êtes associés ?
Ce projet de réinventer 7 places repose sur un dispositif complètement différent de ce qui se fait habituellement, surtout à cette échelle. Il n’y a pas eu de concours international comme sur la place de la République. C’est un appel à projets qui est monté avec la recherche de collectifs et d’une maîtrise d’œuvre qui va travailler sur une préfiguration : il y a un temps donné de trois ans lors duquel on teste, on est très présent sur l’espace. Ensuite il y a un travail avec une maîtrise d’œuvre 1 - les collectifs constituant une maîtrise d’œuvre 2 c’est-à-dire plus proche du terrain. Tout ce qu’on fait remonter va être pris en compte normalement par la maîtrise d’œuvre 1 qui va transformer, avec les services de la ville, les usages qu’on aura définis avec la population ou ce qu’on aura remarqué et fait remonter. C’est un travail « éphémère », préalable à l’aménagement de la place.
C’est aussi la première fois qu’à la Ville de Paris, et dans toute la France, un cahier des charges prévoit l’obligation d’intégrer dans l’équipe pluridisciplinaire une expertise du genre. Cette volonté commence à arriver, de plus en plus, dans les cahiers des charges.
Lyon est en train de le faire sur l’esplanade Moncey notamment, où il y a un appel à projets. Petit à petit ça commence à être pris en compte, au titre de l’innovation, comme on a vu monter le développement durable. Aujourd’hui, nous sommes contactés par des agences d’architecture ou des promoteurs qui répondent à des concours et avec qui on travaille l’innovation par les usages et l’aménagement.
Genre et Ville a également réalisé l’AMO, Assistance à maîtrise d’ouvrage, égalitaire pour la ville de Villiers le Bel...
Oui, Villiers le Bel est notre ville fétiche sur laquelle on travaille depuis de nombreuses années. On a prototypé un programme que maintenant nous déclinons dans différents endroits : on l’a fait à Nantes, on est en train de le faire à Floirac (Gironde) et sur des quartiers à Paris. Ce programme qui s’appelle PAsSaGEs est un programme d’actions sensibles au genre et espaces . Il comprend à la fois de la formation auprès des élu-e-s et de la sensibilisation auprès des publics, associations, conseils de quartier, toutes les structures autour de la participation. On fait aussi beaucoup d’analyses de terrain, sur des quartiers précis, pendant environ un an. La 2e année, il s’agit de repérer des acteurs actrices de terrain pour faire monter des compétences, créer des groupes de femmes par exemple, et repérer des besoins avec la collectivité. Et la 3e année on met les actions en application, en expérimentation.
En quoi consiste précisément votre intervention sur les places de Paris ?
Nous intervenons sur le lot constitué des places de la Madeleine et du Panthéon au sein du collectif « les MonumentalEs », des places patrimoniales par excellence. Je crois qu’aujourd’hui on peut dire qu’on est vraiment le seul collectif qui prend en considération la question du genre. On essaie d’en faire quelque chose de fort. Ça se traduit d’abord par une analyse très fine des deux terrains ; on a développé des outils de cartographie, de comptage, dans différentes temporalités. La place de la Madeleine à midi offre l’image d’une place pleine de vie et d’apparence mixte : il y a des touristes, des gens qui mangent, des hommes, des femmes, etc. On se dit qu’on va pouvoir travailler la mixité facilement. Puis on compte : depuis 6h du matin jusqu’à minuit ou 1h du matin, été puis hiver, et là on commence à voir des choses très différentes. On sait où sont les hommes, où sont les femmes, où sont les verrous, on sait où mangent les femmes, comment, si elles s’arrêtent, combien de temps, et c’est là qu’on commence à voir dans le détail ce qui se passe. C’est ce qui nous permet de dire qu’effectivement les hommes occupent l’espace public, quand les femmes ne font que le traverser ou sont toujours dans une fonction, dans une situation de protection, d’accompagnement.
À partir de ces constats, quelles préconisations pouvez-vous formuler ?
On demande par exemple de travailler sur l’ambiance, la qualité urbaine. Il s’agit par exemple de travailler l’espace en sous-espaces : rien n’est pire qu’une dalle vide sur laquelle on pose trois bancs. On ne se sent pas forcément bien, on n’a pas envie d’y rester, femmes comme hommes, mais pour les femmes c’est encore pire. La demande porte effectivement sur une ambiance avec des sous-espaces et de la végétalisation qui permet de créer une atmosphère, voire un récit sur cet espace. Après, il y a la qualité du mobilier, et la façon dont il est mis en place. Les alignements de bancs, ne sont pas favorables à la convivialité. Quand en plus ces bancs sont sans dossier ou sans accoudoirs et bien on perd la dimension intergénérationnelle : les personnes plus âgé-e-s ou ayant des formes de handicap auront du mal à se relever. Il y a une nécessité d’ergonomie et de confort dans l’aménagement.
Place du Panthéon, on a travaillé sur un radié, une mise en tension de cet espace très monumental, très dur parce qu’exclusivement minéral. On est sur un fronton très fort dans un espace très contraint par les bâtiments de France, on ne peut pas amener beaucoup d’aménité. Notre idée était de permettre aux gens qui s’asseyaient par terre d’être dans des positions d’assise beaucoup plus confortables, et de rechercher les qualités de lumière car c’est une place qui est très à l’ombre ou au contraire en plein soleil. Il faut donc pouvoir basculer d’un côté à l’autre en été pour se mettre tantôt à l’ombre tantôt au soleil ; c’est une proposition. On a travaillé des mobiliers qui permettent une grande flexibilité, où l’on peut s’asseoir en tailleur ou s’allonger, être seul ou être en groupe – ce qui correspond aux usages des étudiantes et des étudiants mais aussi des touristes.
La place du Panthéon est une place symboliquement très masculine : c’est la dernière demeure « des grands hommes » ; comment procéder à un rééquilibrage symbolique entre les hommes et les femmes ?
Face à l’inscription au fronton du Panthéon : « aux grands hommes, la patrie reconnaissante », nous avons voulu amener la question du genre. Nous avons donc organisé un grand moment mémoriel féministe le 1er juillet dernier, qu’on a appelé « Une Place à Soi ». Nous avons souhaité faire remonter des noms de femmes connues ou inconnues en invitant quiconque qui venait sur la place à écrire des noms de femmes. On a collecté des listes de noms, et on a proposé l’inscription de ces noms sur les pavés. Nous sommes en train de réfléchir à la façon de pérenniser cette écriture. Il ne s’agit pas de demander la parité dans ce monument - ça va prendre un certain temps ! Mais nous, les femmes, avons besoin d’être dans l’espace public, de prendre place et d’être reconnues de façon symbolique aussi sur cette place.
Heureusement et malheureusement notre événement est arrivé juste au moment où Simone Veil est décédée. Le lendemain, nous avons donc rebaptisé la place du Panthéon place Simone Veil. On avait décidé d’aller rencontrer Anne Hidalgo pour essayer de faire changer le nom de cette place, ça ne s’est pas fait parce que le président de la République a annoncé que Simone Veil rejoindrait le Panthéon. Finalement Simone Veil a sa place, place de l’Europe dans le 8ème arrondissement, mais moins centrale. On a pu s’apercevoir que si beaucoup de villes ont des velléités de féminisation des noms de rues et de places elles se heurtent à de nombreux obstacles, et les femmes héritent rarement des sites centraux, mais plutôt des petites rues, voire des impasses. C’est toute une affaire que de débaptiser une place ou une rue, surtout au profit d’un nom de femme. Aujourd’hui, quand le conseil de Paris décide de nommer une nouvelle rue, 80% des noms qui remontent sont des noms d’hommes, même si on peut constater une accélération dans le bon sens notamment grâce à la rénovation urbaine qui permet de créer de nouvelles rues. Il faut toujours se battre pour avoir des noms de femmes. On est loin encore de débaptiser la place du Panthéon pour en faire la place Simone Veil. Nous allons donc essayer de pérenniser d’une autre façon ces noms de femmes en écrivant des litanies de noms sur les mobiliers en place. On souhaite mettre en place cette présence symbolique de façon qualitative.
Vos préconisations sont-elles reprises, appliquées par la maîtrise d’ouvrage ?
C’est un combat de tous les jours ! On a sensibilisé notre équipe ; actuellement, nous sommes même appelées « les gardiennes du temple », car on est sans cesse à les alerter et les reprendre : « Attention vous parlez de façon générique des PMR, mais qui y a t’il derrière ? N’oubliez pas qu’une femme avec une poussette ou ses sacs de course c’est aussi une personne à mobilité réduite ! » On fait soi-disant pour tout le monde mais non, il faut vraiment prendre en compte les usages des unes et des autres. On en est à notre 3e cahier d’intentions, on les informe, on est souvent là quand ils dessinent, on fait des workshops ensemble, et malgré tout ce n’est pas si facile. Parce que quand on est dans une réunion avec, par exemple, les services de la ville qui n’ont, eux, par forcément été formés, alors on est obligé de remonter au créneau.
Comment faire en sorte que les urbanistes intègrent la question de l’égalité hommes / femmes ?
Nous militons pour que l’égalité de genres devienne une compétence de l’urbanisme. Ce n’est pas un faux sujet, au contraire, c’est un sujet central qui nous permet d’adresser des questions économiques, des questions de mobilité, d’empowerment, de stéréotypes, de sécurité et bien d’autres. Aujourd’hui, il faut travailler le sentiment de sécurité par les qualités urbaines qu’on met en place. C’est donc vraiment un sujet central de l’espace public. Nous allons même plus loin puisque nous travaillons à Villiers-le-Bel avec l’ANRU sur des programmes de rénovation urbaine ; un PIA (Programme d’Investissements d’Avenir) a permis à la Ville d’avoir de l’argent pour vraiment traiter cette question de l’égalité, en même temps que celle du développement durable. À cette occasions Genre et Ville a produit deux guides référentiels, un guide de préconisations égalitaires sur l’espace public et un guide sur le logement. On montre des exemples, on crée des outils, on questionne.
Quelles sont les problématiques d’égalité hommes / femmes dans les logements ?
La typologie du logement, aujourd’hui encore, correspond à une famille normée : père, mère et enfants. Or aujourd’hui, habiter, c’est plein d’autres choses : c’est de la collocation, de l’habitat participatif, de l’habitat intergénérationnel, des jeunes qui ne partent pas parce qu’ils/elles n’ont pas les moyens de partir. Comment faire pour que les logements soient flexibles ? Il faut donc retravailler la notion d’habiter au sens large en mettant cette notion d’égalité au centre.
Nous essayons aussi d’introduire des espaces que les femmes pourraient s’approprier : la fameuse « pièce à soi » tant demandée par Virginia Woolf. Les femmes n’ont en effet aucun lieu à elles, dans l’espace logement.
Nous abordons aussi la question des violences faites aux femmes dans l’espace privé et cherchons à favoriser par l’aménagement des espaces communs de l’immeuble la communication entre les habitant.e.s. Un hall qui ne soit pas qu’un lieu de passage, des coursives, des lieux de stockage à l’étage, de la lumière naturelle dans les couloirs, tout ce qui peut permettre l’appropriation et donc le lien entre les habitant.e.s.
En quoi consiste votre mission à Lyon ?
Nous sommes missionné-e-s pour faire un guide de la ville inclusive à destination des urbanistes en direction de projet et des équipes d’aménagement. Le guide s’appuie parallèlement sur une phase d’observation de trois territoires locaux : la Duchère, Mermoz sud, et la promenade Moncey. On va analyser la prise en compte de l’égalité hommes / femmes dans les temps et thématiques de la concertation. On va faire des interviews d’habitantes pour savoir si elles ont le sentiment d’avoir eu la parole, si on a pris en compte leurs remarques, etc. Deux de ces territoires sont des Quartiers Politique de la Ville (QPV), avec une résonance nationale en matière d’exemplarité. La troisième, Moncey est un des seuls grands projets urbains aujourd’hui en centre ville dans un quartier relativement ancien, populaire, qui n’est pas QPV, situé sur un axe fort en train de changer entre Part-Dieu et Guillotière.
Y a t-il, dans le passé ou ailleurs dans le monde, des moments, des exemples d’occupation de l’espace public plus égalitaire entre les hommes et les femmes ? Le modèle de la ville européenne, organisé en rues et places autour d’équipements structurants (la mairie, l’Église, etc.) est-il vertueux de ce point de vue-là ?
La ville européenne du Moyen Âge enserrée dans ses murs protecteurs ne connaissait pas la séparation des fonctions tout comme l’organisation de la vie rurale. On travaillait là où l’on habitait. La maisonnée regroupait indifféremment les membres de la famille et les apprenti.e.s et proches sous le même toit. L’espace public en tant qu’espace non construit accueillait les différentes pratiques religieuses, l’application des peines de justice, les foires et les fêtes. Le travail des commerçant-e-s et artisan-e-s s’ouvrait largement sur la rue ou dans les passages. De fait les femmes et les hommes étaient occupé.e.s plus ou moins indifféremment mais les normes essentialistes séparaient déjà les femmes et ne leur reconnaissaient pas un statut civique plein ou la possibilité d’accéder au statut de maître artisan. L’organisation sociale était fortement induite par la religion qui ne reconnaissait aux femmes qu’un statut mineur ou dangereux pour l’ordre : sorcière, faiseuse d’anges, prostituée… Dans les sociétés antiques, à Athènes ou Rome, les femmes ne sont pas reconnues comme des citoyennes. Le système patriarcal donne droit de vie et de mort sur la « villa ou domus ». Les esclaves, les femmes et filles des citoyens sont relégué.e.s à l’espace privé. L’héritage est assez lourd.
Concrètement, comment donner envie aux femmes de s’approprier pleinement l’espace public, de s’y sentir "légitimes" ?
Le changement demandé par les femmes à travers le mouvement #MeToo par exemple, leur légitimité à séjourner sur les places, à se déplacer en vélo sans être harcelées ou importunées ne passera pas exclusivement par l’aménagement de l’espace public. Mais il est indispensable de prendre en compte les discriminations vécues par les femmes : les remarques sexistes, les injonctions à rester chez elles parce que l’espace public serait dangereux (alors qu’on sait que la majeure partie des agressions sexuelles ont lieu dans l’espace privé), les aménagements normatifs comme les espaces sportifs, pour concevoir des espaces réellement accessibles pour toutes et tous. Gagner en légitimité, c’est prendre part à la vie de la cité et nous prônons dans nos démarches l’empowerment des femmes, cette mise en lumière et ce pouvoir d’agir réels et symboliques. Encore une fois, comme pour la place du Panthéon, il faut aussi créer des référents, des modèles. Il n’y a que 2% des noms de rue en France qui honorent des femmes, les modèles de femmes qui ont réussi dans tous les domaines scientifiques, aventurières, pilotes, médecins ne sont pas mis en avant. Lutter contre les violences faites aux femmes, lutter contre le harcèlement sexiste dans la rue et dans les transports publics, changer les publicités sexistes permettront de modifier les pratiques urbaines, les apaiseront, faut-il encore que ces sujets soient pris vraiment au sérieux.
Dans les quartiers Politique de la ville comme à Villiers-le-Bel, est-ce que rentrent en compte également des questions plus culturelles de relations à l’espace public (ex. non mixité de certains bars) ? L’urbanisme peut-il, doit-il composer avec cela ?
Cette question est intéressante, car elle pose et démontre le lien qui existe entre la production d’espace et la construction sociale. L’espace public est par définition ouvert, gratuit et accessible à toutes et tous dans toutes les temporalités. Cela pose donc l’égalité entre les femmes et les hommes comme un indicateur majeur de l’exercice démocratique.
Les questions culturelles sont souvent évoquées, mais avant toute chose il est bon de rappeler que nous avons en France une culture très « sexiste » comparativement par exemple à celle des pays anglo-saxons qui nous fait dire que « la ville est faite par et pour les hommes ». C’est ce point de départ qui donne ou pas la légitimité à se tenir dans l’espace public dans un entre soi masculin. Nous sommes habitué.e.s dans la sphère publique à ne pas remarquer les panels exclusifs d’hommes qui débattent, remettent des prix… Il n’y a pas que dans les cafés de Sevran que les hommes tiennent le pavé. Sans éluder la question il s’agit donc l’adresser dans tous les contextes avec finesse et compréhension des enjeux locaux. Il faut travailler avec les personnes, et notamment les femmes pour comprendre quelles sont les meilleures solutions pour elles, de leur point de vue, et non du nôtre. Nous arguons de l’universalisme mais invisibilisons 51, 2% de la population (part des femmes dans la population française) en ne parlant que des citoyens, habitants, usagers au masculin. L’urbanisme et l’aménagement urbain doivent se saisir de la multiplicité des identités et des pratiques car les femmes et les hommes ne forment pas des groupes homogènes. Les espaces, les modes de transports doivent être conçus en pensant cette diversité comme une richesse, une plus-value. En ce sens les politiques de renouvellement urbain doivent prendre en compte l’égalité pour corriger et rendre plus flexibles les territoires QPV.
Y a t’il des fausses bonnes pratiques, des biais, des effets pervers à éviter dans la lutte contre les inégalités de genre dans l’espace public ? Par exemple la ville durable qui privilégie le vélo pourtant utilisé majoritairement par les hommes ? Certains prônent le séparatisme entre les sexes (ex. des wagons de métro réservés aux femmes, des équipements sportifs proposant des horaires séparés…) comme moyen de sécuriser les femmes et de se sentir légitimes dans l’espace public. Est-ce une bonne idée ?
Avant toute chose il faut s’interroger et reconnaître les stéréotypes qui créent de la norme et de la discrimination. Par exemple mettre en place des actions qui luttent contre les inégalités de genre suppose de sortir du système de bi-catégorisation femme-homme car ce système repose sur une hiérarchie des uns sur les unes. Sans une démarche de déconstruction de ces stéréotypes et donc des normes de genre, la tendance revient à considérer les femmes comme un groupe homogène tout comme les hommes formeraient aussi un groupe analogue, groupes pour lesquels il faudrait proposer des réponses séparées. Nous prônons plutôt la « décatégorisation » des espaces et des fonctions pour éviter des usages exclusifs séparant les usagers des usagères. À la question « si on fait un city stade pour les garçons que faire pour les filles alors ? » on doit faire des propositions alternatives et moins segmentantes avec des possibilités d’usages polyvalents, ou d’organisations plus agiles.
Quant à la ville durable, nous la considérons comme une véritable opportunité pour l’égalité et la lutte contre les discriminations. D’une part parce qu’elle prend en considération la nécessité de résilience, d’économie de coûts et de moyens, qu’elle prône le partage, l’économie locale, autant d’éléments qui vont servir l’ensemble de la population mais en particulier les femmes dont les conditions économiques sont plus précaires que celles des hommes.
Pour ce qui est du vélo qui serait réservé ou privilégié par les hommes, c’est une vision assez étroite et caricaturale du sujet. Il faut s’interroger à l’aulne de l’égalité comment mettre en place des mobilités (et des infrastructures – pistes cyclables larges, hangars à vélo sécurisés) qui permettent aux femmes comme aux hommes d’utiliser le vélo comme mode de transport seul.e, pour aller travailler (avec l’intermodalité), pour déposer les enfants à l’école, pour faire des courses. Il faut adapter l’espace à nos modes de vie et à la complexité de nos vies en tant qu’identité complexe. Tendre vers cet idéal, c’est accepter de transformer nos rôles sociaux. Quand la situation est délicate pour les femmes dans les transports et qu’elles expriment une incapacité de voyager par sentiment d’insécurité, cela peut passer de façon exceptionnelle et transitoire par des mesures comme celles des wagons roses, mais ça ne peut être une fin en soi. Ces mesures doivent s’accompagner de campagnes de communication et de politiques plus coercitives jusqu’au retour à la mixité. Une politique qui vise à développer des moyens pour sécuriser les femmes repose sur la fausse idée qu’elles forment un groupe vulnérable et « soumis » à ce système de domination. Il faut donc en réponse travailler sur plusieurs enjeux à la fois dont celui de l’empowerment.
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