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Allons-nous manquer d'espaces ?

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Photographie du Washelli National Cimetery

Texte de Frédéric BERTRAND

Déjà au moment de la création du cimetière moderne, au XIXe siècle, la place disponible pour le dernier repos faisait débat et inquiétait.

Depuis, d’autres problématiques ont émergé : carré confessionnel, crémation et invention de nouvelles formes du souvenir.

→ Texte écrit pour la revue M6 n°6.

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Date : 01/12/2013

Haussmann, confronté au problème de la place disponible pour enterrer les morts, cinquante ans après la création des cimetières du Père-Lachaise, de Montmartre et de Montparnasse, a envisagé de créer une nécropole unique de plusieurs centaines d’hectares à 25 kilomètres de Paris. Il tente alors de répondre à l’attachement des Parisiens à la tombe individuelle et de donner à tous un lieu de mémoire digne, salubre et durable. Le projet sera finalement abandonné au profit de grands cimetières implantés en dehors de Paris : Saint-Ouen et Pantin-Bobigny, au nord, Ivry et Bagneux, au sud, suivis au début du XXe siècle par celui de Thiais. Ils représentent aujourd’hui 328 hectares et 75 % de l’activité funéraire de la ville de Paris.

 

Difficultés d’une politique préventive

Dans les trois départements riverains, la pression démographique et le développement des concessions perpétuelles a aussi conduit aussi à la saturation des lieux. La lente mise en place des cimetières intercommunaux, effective à la fin des années 1940, a pallié en partie cette situation et s’est accompagnée d’études visant à définir un ratio en mètres carrés par habitant. Cette approche devait permettre une politique préventive d’acquisition et de répartition de terrains qui s’est révélée très difficile à tenir. La surface de 1,5 mètre carré par habitant a longtemps été retenue pour le dimensionnement global incluant sépulture et voirie. Ce ratio était accompagné de réflexions sur le paysage à créer. Critiquant l’aspect très minéral des lieux, les rares concepteurs intéressés par le sujet se sont inspirés d’exemples étrangers (nord et est de l’Europe, États-Unis). Ils défendaient un modèle paysager qui tentait d’inscrire les cimetières dans une trame d’espaces verts propre à la seconde partie du XXe siècle.

 

Combien de mètres carré par mort ?

À défaut d’offrir une mesure exacte des besoins et de légitimer les créations, l’approche par ratio a permis de déterminer les surfaces en fonction des types de compositions et des seuils limites de densification ou d’aération : 1,5 mètre carré pour les cimetières traditionnels denses, 5 mètres carrés pour les cimetières plantés, 15 mètres carrés pour les cimetières-parcs, 25 à 39 mètres carrés pour les nécropoles forestières. Ces normes ont souvent conduit à une critique des cimetières existants portant sur le risque de produire « demain les sinistres lotissements funéraires de la banlieue actuelle », comme l’expliquaient dès 1966 Serge Goldberg et Ève Errahmani-Drouant. Toutefois, la priorité étant donnée aux vivants, les cimetières créés le sont souvent sur des espaces difficilement habitables, en limite de voies ferrées ou routières, de lignes à haute tension, voire sur des sols peu propices à la décomposition des corps. Aujourd’hui, les terrains disponibles sont rares et soumis à une pression foncière importante. Certains ont été occupés plus ou moins provisoirement par des équipements sportifs ou des jardins ouvriers. La canicule de 2003 et son cortège de défunts ont rappelé un temps cette situation délicate sans pourtant favoriser de nouvelles politiques en la matière. De fait, les documents d’urbanisme font défaut et s’attardent peu sur les lieux de sépulture.

 

Être enterré entre soi

Pourtant, les communes risquent d’avoir de plus en plus de difficultés à répondre seules aux attentes des usagers qui, de leur côté, ont fait entrer les cimetières dans une intercommunalité de fait. Avec le développement des mobilités, la séparation des lieux de vie (naissance, résidence, travail, loisirs, retraite retraite…), les nouvelles formes des ménages (Pacs, décohabitation…), le lieu de résidence n’est plus le lieu d’inhumation et la concession privée n’est plus celui de la permanence familiale.

Un autre aspect essentiel, absent des débats jusque dans les années 1970, est celui des demandes de regroupements confessionnels. L’hétérogénéité des situations conduit à dépasser la règle simple d’une adéquation entre lieux de résidence et lieux d’inhumation. La concession devient une terre d’accueil et l’hôpital, une extra-territorialité qui permet d’accéder aux regroupements communautaires, comme l’a décrit Xavier Ternisien dans un article récent du Monde. Par ailleurs, les contraintes liées à la mise en œuvre de certaines demandes ne permettent pas toujours aux communes de répondre aux attentes des familles. Au cœur de la gestion des cimetières, ces questions engagent leur devenir et le délicat maintien des équilibres en matière d’offre de sépulture. Elles sont aussi incontournables dans le cadre de débats intercommunaux.

 

Le problème de la reprise des sépultures

En région parisienne, les cimetières intercommunaux ont permis aux communes de réduire la saturation de leurs lieux de sépulture. Mais l’évolution de certains d’entre eux pose question. Valenton par exemple, est désormais essentiellement partagé entre communautés israélites et musulmanes. Les cimetières parisiens extra-muros n’échappent pas à cette tendance. Celui de Pantin-Bobigny accueille majoritairement des concessions de juifs séfarades, celui de Bagneux celles des ashkénazes, alors que la nécropole de Thiais est davantage occupée par les musulmans et plus récemment, les Asiatiques.

Tant pour Paris que pour les communes adhérentes au Syndicat intercommunal funéraire de la région parisienne, il est aujourd’hui pratiquement impossible de tracer des tendances sur l’évolution des concessions musulmanes. Elles n’ont pas encore fait l’objet de reprises mais le fort accroissement des sépultures pour enfants, nouveau-nés et mort-nés peut poser des problèmes de gestion des espaces. En revanche, la situation de la communauté israélite est plus connue, surtout à Paris. Elle confirme que l’approche par surface est très relative du fait de très fortes différences dans les pratiques. Les séfarades se font inhumer en pleine terre, ce qui implique, selon le code général des collectivités territoriales, qu’un maximum de deux corps peuvent être inhumés par concession pour une fosse de deux mètres de profondeur. Mais pour éviter les reprises de sépulture, les fosses de 1,5 mètre, limitées à un corps, sont souvent privilégiées. Pour les ashkénazes, le choix se porte sur les caveaux de famille qui peuvent accueillir des générations de défunts.

 

Un temps de gestion… long

Faute d’observatoires à différentes échelles territoriales, les données manquent. Le désintérêt de nombreux élus et services techniques se fait cruellement sentir. Ces dernières années, la ville de Paris et le Syndicat intercommunal funéraire de la région parisienne ont lancé des études pour mieux comprendre les mutations à l’œuvre et réfléchir au devenir des cimetières. L’approche ne s’est pas limitée à la question de la disponibilité des espaces mais s’est élargie aux enjeux urbains,* paysagers, environnementaux et patrimoniaux en lien avec l’évolution des pratiques. Élus et services disposent d’outils de veille et de projet dont la vocation est d’être exploités dans la durée. Le temps de gestion des cimetières n’est pas celui d’un mandat politique. Ces études montrent que le suivi des pratiques locales est indispensable (formes d’inhumation, évolution de la crémation ou demandes de regroupements confessionnels).

Le niveau d’équipement est également central, surtout en ce qui concerne les ossuaires et la politique de reprise de sépultures. Le maintien des concessions perpétuelles, héritées du XIXe siècle, risque par exemple de poser de graves problèmes du fait des monuments plus récents pour lesquels il est plus difficile de déceler un état manifeste d’abandon et donc, d’engager des procédures de reprise. Cet aspect concerne les rythmes d’exhumations existants ou à prévoir et la politique patrimoniale qui devrait y être liée. À défaut, les monuments les plus anciens, témoins de l’histoire et de l’identité des lieux, risquent de disparaître sous la pauvreté de l’offre funéraire française.

 

Une qualité formelle à inventer

À la différence de nombreux pays européens, la France n’a pas su engager de véritable mutation des espaces en intégrant une réflexion sur la diversité et la qualité des lieux à promouvoir. La réponse ne saurait d’ailleurs se limiter au « tout-paysager », contrairement aux images parfois radicales associées à la crémation, comme l’analyse le sociologue Jean-Didier Urbain. Des formes plus architecturales, telles qu’elles existent dans le sud de l’Europe, mériteraient aussi d’être développées, ne serait-ce que pour lutter contre l’indigence des monuments cinéraires collectifs vendus sur catalogue (aires de dispersion des cendres, mini columbarium…) Cette réforme ne pourra se faire sans l’implication des élus et de services funéraires concernés et bien formés.

Les hommes de l’art français devraient aussi dépasser leur déni de la mort en la matière en prenant exemple sur leurs confrères étrangers. À cette condition, un respect des différentes pratiques et de l’égalité de tous devant la loi pourra être envisagé. Les espaces pourront être pensés en termes de conservation et de transformation, voire de développement de nouvelles formes de souvenir. Les cimetières ne peuvent plus être réduits à des surfaces plus ou moins régulières ceinturées de murs sans qualité et coupées de la vie de la cité.