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Julien Talpin : « Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques, mais il faut aussi rendre compte des difficultés de la participation dans ces territoires », entretien partie 1/2

Interview de Julien Talpin

Portrait de Julien Talpin
Chargé de recherche en science politique au CNRS

Julien Talpin est chargé de recherche en science politique au CNRS et Directeur adjoint du Centre d'études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS) à Lille. Ses travaux portent sur la participation dans les quartiers populaires et les expériences de minoration.

Cet entretien se présente en deux parties. D’une part, Julien Talpin met en lumière les enjeux démocratiques de la participation des classes populaires, en s’appuyant nommant sur ses travaux dans le quartier de l’Alma-Gare à Roubaix, ou sur le Community Organizing, aux États-Unis. D’autre part, il revient sur les effets politiques que génèrent les expériences de minoration, notamment abordées dans son dernier ouvrage « L’épreuve de la discrimination ».

L’ensemble du propos apporte un précieux éclairage sur les évolutions sociales et politiques qui traversent les quartiers populaires et leurs habitants depuis plusieurs décennies. Il est réalisé par Benjamin Lippens, dans le cadre de sa thèse « Grandir en banlieue : parcours, construction identitaire et positions sociales. Le devenir d’une cohorte » .

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Date : 20/02/2022

Quels sont les enjeux en termes d’analyse politique lorsque l’on travaille sur les quartiers populaires aujourd’hui ?

L'enjeu démocratique, dans la France contemporaine, c'est le retrait civique d'une certaine fraction des catégories les plus populaires

La question démocratique est au centre de mes préoccupations. La participation politique des classes moyennes ou des classes supérieures peut avoir un intérêt, mais l'enjeu démocratique, dans la France contemporaine, c'est le retrait civique d'une certaine fraction des catégories les plus populaires. D'où l'idée de m'investir et de m'immerger d'un point de vue ethnographique et de prendre pour terrain Roubaix, qui est une ville où il y a une riche histoire de participation, désormais sur le déclin.

J’ai commencé à travailler sur Roubaix en 2009-2010, dans le cadre d’un post-doctorat. J’ai assez vite observé les difficultés de la démocratie participative, des partis politiques, notamment de gauche, à recueillir les suffrages des habitants de ces quartiers. Dans la suite des travaux d'Olivier Masclet [1], j’étais aussi intéressé par les rapports entre « la gauche et les cités ». Tout l’enjeu de mon travail, c'est de montrer que si les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques, il faut aussi rendre compte des difficultés de la participation dans ces territoires.

 

[1] Masclet O., 2006, La gauche et les cités : enquête sur un rendez-vous manqué, 2.éd, Paris, La Dispute (Pratiques politiques), 316 p.

Vous avez travaillé sur le « community organizing » : qu’est-ce que ce courant venu des États-Unis ?

En général, le community organizing s'appuie sur trois piliers : mobiliser, former, gagner

Il y a une dizaine d’année, on commençait à beaucoup parler d'empowerment et de community organizing dans le monde de la participation, avec l'idée que les modalités françaises de développement de la démocratie participative, très cadrées par les institutions, n’étaient peut-être pas la bonne solution. Je suis donc parti aux États-Unis pour voir comment cela se passait.

Le plus simple est de présenter le community organizing comme une forme de syndicalisme des quartiers populaires, apparu à Chicago à la fin des années 30, à l'initiative de Saul Alinsky. La marginalisation économique et sociale des catégories populaires urbaines trouve sa source dans un déficit d'organisation collective et donc politique. Et le remède à la question sociale, c'est l'organisation collective : pour que les intérêts des catégories populaires soient davantage entendus par les institutions et portés par les politiques publiques, il faut des formes d'organisation collective qui imposent leurs voix à l'agenda. Je l'ai observé dans les années 2010, notamment à Los Angeles : les organisations étaient très professionnalisées et avaient des méthodes assez précises pour parvenir à mobiliser des gens que personne n'arrive à toucher, notamment les habitants des ghettos. La participation des quartiers populaires n’est pas spontanée, elle est véritablement le fruit d’un travail.

En général, le community organizing s'appuie sur trois piliers : mobiliser, former, gagner.

Mobiliser, c'est-à-dire qu’une bonne partie du temps de travail et de l'énergie des salariés de ces associations est consacrée à mobiliser les gens, à aller les chercher là où ils se trouvent, chez eux, via du porte-à-porte, dans les églises, dans les espaces intermédiaires, via les associations de parents d'élèves, les associations de sport, etc. Sans cette énergie organisationnelle, il est peu probable que les habitants des quartiers populaires se mobilisent spontanément vu les conditions dans lesquelles ils vivent.

Une fois qu'on a réussi à faire sortir les gens de chez eux, il faut mettre en place un travail de conscientisation, de politisation, pour que les habitants mobilisés soient véritablement les moteurs de la lutte et qu’ils ne soient pas simplement sous la coupe des salariés à l'initiative de la mobilisation. Il y a donc un travail de formation qui se fait dans l'action, mais aussi par des sessions d'éducation populaire.

Donc mobiliser, former et gagner. Il y a une forme de pragmatisme dans le community organizing via la mise en place de campagnes ciblées sur des questions précises de politiques publiques : le financement de l'éducation, les pratiques policières, la politique carcérale, etc. Il y a l'idée qu’une des conditions pour briser le sentiment de résignation, que j'ai pu observer aussi bien aux États-Unis qu'en France, c’est qu’il faut gagner. Et c'est par des petites victoires, en montrant ici et maintenant que l'engagement peut payer, que l'on arrive à briser la résignation et à susciter un engagement plus pérenne.

En France, comment sont perçues ces pratiques, à l’aune des débats autour du communautarisme qui pointent spécifiquement les habitants des quartiers populaires ?

L’idée est de représenter les intérêts du ghetto ou des quartiers populaires par des mobilisations sociales à base territoriale

Le community organizing, ce n'est pas du communautarisme, et c'est même plutôt l'inverse. En fait, tout l'enjeu est de rassembler des fractions différentes des catégories populaires autour d'intérêts et de campagnes communes. Concrètement, à Los Angeles c’était de faire des ponts entre les noirs et les latinos, et aussi entre différentes confessions religieuses, puisque la vie civique américaine est très infusée de questions religieuses, Tocqueville l’a bien montré. Ces organisations sont à la fois interraciales et inter-religieuses. L’idée est de représenter les intérêts du ghetto ou des quartiers populaires par des mobilisations sociales à base territoriale. Cela n'empêche pas de faire de la question des inégalités raciales et des discriminations un enjeu important, mais en estimant qu’au fond ces questions peuvent rassembler tout le monde. On va justement pouvoir déconstruire les formes de conflictualité ordinaire entre fractions des habitants, et déconstruire des formes de racisme intercommunautaire. Donc c'est plutôt l'inverse de ce qu'on entendrait en France par communautarisme.

Vous avez travaillé sur ces questions du communautarisme avec le sociologue Marwan Mohammed. Quelles différences avez-vous observé par rapport au contexte nord-américain ?

Une des différences évidemment, c’est qu’Il n’y a pas de problème aux États-Unis pour que des acteurs religieux s'investissent dans l’espace public. J’ai beaucoup travaillé sur des églises catholiques de latinos à Los Angeles, et un petit peu sur des mosquées africaines-américaines. Clairement, il y avait un investissement politique, notamment sur la question de la régularisation des sans-papiers qui paraissait tout à fait légitime. En France, il fut un temps où ce n’était pas jugé problématique. Quand on regarde l'histoire du mouvement ouvrier dans le Nord par exemple, sur lequel j’ai un peu travaillé,, l'investissement social du catholicisme était central : la Jeunesse ouvrière chrétienne (Joc) a été historiquement un acteur important de politisation de la classe ouvrière. À aucun moment on ne considérait que ces formes d'investissement civique ou politique des acteurs catholiques étaient contraires à la laïcité. Il y a donc un peu deux poids deux mesures, de ce point de vue-là, quand on examine le traitement institutionnel des mobilisations de musulmans.

Aux États-Unis, il y a certes une différence concernant l'investissement civique de la religion dans l'espace public et des questions raciales, mais cette différence de légitimité ne va pas autant de soi qu'on ne le pense. En réalité, ces mobilisations sont souvent attaquées avec les mêmes arguments que ceux qu'on peut entendre en France. Le mouvement Black Lives Matter par exemple, que j’ai vu naître quand j'étais en Californie, a été qualifié de « terroriste », de « séparatiste », etc., par une partie des milieux conservateurs américains.

Aujourd'hui, on y voit même émerger de façon quasiment concomitante avec la France, une attaque sur les questions raciales extrêmement forte. Par exemple dans certains États, plutôt du Sud, plutôt conservateurs, on s’en prend à certaines approches universitaires de la question raciale, et notamment la Critical Race Theory : des livres sont retirés des bibliothèques, des enseignements sont interdits dans certaines écoles, dans le débat public et dans les médias, avec une focalisation sur qu'ils appellent le wokisme. Ce phénomène est assez nouveau et il ne faudrait pas penser qu'aux États-Unis, parce qu’on parle plus facilement de race qu’en France, il n’y aurait pas de problème. Cela suscite des formes de backlash et de réactions, même si du fait de l'histoire du mouvement des droits civiques, cela paraît plus normal.

Le deuxième point sur lequel je voudrais insister, c'est que la ségrégation raciale telle qu’on l’imagine depuis la France, est largement à relativiser. Si, historiquement, les ghettos aux États-Unis étaient des ghettos noirs, on pense aux ghettos noirs de Chicago par exemple, les quartiers pauvres américains sont aujourd’hui très largement multiraciaux. Ce qui peut générer des formes de racisme et de conflictualités latérales entre catégories populaires. Mais l'image d'un ghetto essentiellement noir, que décrit bien Loïc Wacquant, n'existe plus aujourd'hui, y compris à Chicago. Donc il y a beaucoup de choses à relativiser sur le mythe de l’Amérique.

 

 

N.B. À lire : Mohammed M., Talpin J., 2018, Communautarisme ?, Paris, Presses universitaires de France.

Que pensez-vous de l’usage de ce terme « communautarisme » dans le débat public français ?

Les espaces sociaux les plus homogames se situent du côté des classes supérieures

La position que je défends, notamment dans l’ouvrage que l’on a coordonné avec Marwan Mohammed, c'est que ce terme extrêmement flou sert d’abord à disqualifier certaines pratiques minoritaires plutôt qu’à analyser des dynamiques sociales. Il ne peut pas être utilisé comme catégorie analytique – c'est important de le dire –, néanmoins il renvoie à des choses que l’on peut interroger empiriquement : les pratiques d'entre-soi et d’homogamie, et les formes de mobilisation minoritaire. C’est souvent à ces phénomènes que l’on fait référence quand on parle de communautarisme:

Or, sur ces pans-là, il y a beaucoup de nuances empiriques à apporter. Dans l'enquête, L'épreuve de la Discrimination, publiée il y a quelques mois avec des collègues [2], ce qui ressort majoritairement, c'est une aspiration forte à la mixité sociale et ethno-raciale chez les habitants des quartiers populaires. J’observe très clairement un discours, chez beaucoup d’enquêtés, de nostalgie de ce qu'étaient ces quartiers il y a vingt, trente ans, où la population était plus diversifiée, ce qui est quand même pour partie vrai. Il y a eu des phénomènes de white flight, de départ des classes populaires blanches de certains quartiers. Par exemple, dans les quartiers de Roubaix, une partie des franges supérieures des classes populaires ou des petites classes moyennes est partie dans les communes environnantes.

La concentration spatiale des minorités apparaît dès lors très largement subie. Elle est le fruit de politiques de peuplement qui sont parfois ethnicisées et de discriminations dans l'accès aux logements des quartiers centraux ou pavillonnaires. Finalement, l'aspiration à l’entre-soi minoritaire est très largement à relativiser. Alors, il serait faux de dire que ça n'existe pas. Mais nous, on ne l'a rencontré que chez les personnes les plus pieuses et notamment chez ceux qui se définissent comme Salafi, où là effectivement, il y a une défense de l'entre-soi communautaire et religieux. Mais c'est très minoritaire parmi les habitants des quartiers populaires, il me semble. Il y a d’ailleurs des mobilisations pour demander de la mixité sociale qui émanent des quartiers populaires, comme celle des mères de quartier du Petit Bard à Montpellier, il y a quelques années. Je crois qu’elles avaient même été jusqu'au plateau de Quotidien sur Canal Plus, avec un message assez simple : « On veut des blancs dans nos écoles ». Ce sont des choses que je retrouve dans mes enquêtes, où on me dit : « On n'a jamais souhaité que nos enfants soient uniquement à l’école avec des enfants dont les parents sont originaires d’Afrique, en aucun cas ». C'est important de le rappeler. Dans le débat public, il y a cette idée selon laquelle les gens feraient des choix résidentiels, complètement volontaires, alors que l’un des éléments que nous enseigne la sociologie urbaine, c'est que pour les catégories populaires, les choix résidentiels sont très contraints.

À l'inverse, il y a des formes d'entre-soi majoritaires qui sont recherchées. Les espaces sociaux les plus homogames se situent du côté des classes supérieures. Les travaux d’Edmond Preteceille ou d'autres sociologues urbains qui travaillent sur les catégories supérieures décrivent à la fois la concentration spatiale des catégories privilégiées et les réseaux communautaires très forts qui permettent la reproduction de la domination. Si entre-soi communautaire il y a, il est peut-être à regarder de ce côté-là.

Roubaix est l’une des villes les plus pauvres de France, avec 45 % de la population sous le seuil de pauvreté, 75 % du territoire est en politique de la ville, et 25 % est très riche. Ce sont les anciens patrons de l'industrie textile, qui ne sont plus tous là, mais qui conservent un patrimoine immobilier sur place. Au sud de la ville, il y a des très grosses maisons et des gated communities : la polarisation est très visible. Roubaix est l’une des villes les plus inégalitaires de France après Saint-Denis, Neuilly-sur-Seine et Boulogne. Il y a une frontière entre les mondes et les gens l’évoquent en entretien. Ils remarquent une sorte de mur, un peu invisible, et réalisent bien qu'ils ne se rencontrent pas.

Un dernier point sur la question du communautarisme : il y a la question de l’entre-soi, que l’on vient d’aborder, et la question des mobilisations minoritaires. Au fond, on reprocherait à certaines minorités de se mobiliser pour réclamer des droits et un traitement spécifique. Or d’un point de vue empirique ça ne semble pas être le cas. , Les mobilisations de minorités aujourd’hui en France ne revendiquent pas des droits spécifiques ou un traitement particulier mais expriment une demande d'égalité et de traitement égalitaire en comparaison aux autres segments de la population.

 

[2] Talpin J., Balazard H., Carrel M., Hadj Belgacem S., Sümbül K., Purenne A., Roux G., 2021, L’épreuve de la discrimination : enquête dans les quartiers populaires, Paris, PUF (Collection « Le lien social »), 398 p.

Revenons à la question de la participation politique : où, comment et quand interviennent les institutions politiques locales ? Est-ce qu'elles sont dans une posture d'accompagnement ou de confrontation avec les mobilisations ?

Les choix sur les projets de rénovation urbaine ou les grands projets d'aménagement qui touchent les quartiers populaires se sont, la plupart du temps, fait sans les habitants

Il y a un paradoxe. D’un côté, les quartiers populaires ont été les territoires d'expérimentation de la démocratie participative en France avec la politique de la ville. J'ai travaillé sur cette genèse. Je l'évoquais tout à l'heure, à Roubaix j’ai pu observer la mobilisation d'habitants contre un projet de rénovation urbaine, qui a fini par l'emporter : l'Alma-Gare, qui va être une des sources d’inspiration du Développement Social des Quartiers. Dès le départ, la question participative est au centre de la politique de la ville. L'idée est qu’on ne pourra pas améliorer le sort de ces quartiers sans les habitants eux-mêmes, avec un ensemble de dispositifs et d'incitations à la participation. Encore aujourd'hui, on a un discours très participatif dans les projets de rénovation urbaine, dans les documents officiels en tout cas.

D’un autre côté, cette participation institutionnelle laisse le sentiment chez les habitants des quartiers populaires de ne pas être consultés pour les principales décisions qui les concernent, notamment lors des projets de rénovation urbaine. Quels que soient les dispositifs mis en place, conseils de quartier, conseils citoyens, réunions de concertation diverses et variées, les choix sur les projets de rénovation urbaine ou les grands projets d'aménagement qui touchent les quartiers populaires se sont, la plupart du temps, fait sans les habitants, ce qui va à l’encontre cette matrice participative.

Dans l’ouvrage Démobiliser les Quartiers, on montre que la participation institutionnelle peine à trouver son public, et que la participation non invitée, auto-organisée par les habitants, est souvent mal perçue et mal reçue par les institutions parce qu'elle bouscule ce qu’elles avaient prévu.

Pour l’exemple de projet de rénovation urbaine que j'ai suivi à Roubaix, toutes les ambiguïtés de la participation dans la politique de la ville se donnaient à voir. D'une part, la ville ne cessait de parler du rôle des habitants et de démocratie participative, et organisait des réunions publiques qui n’attiraient pas grand monde. Dans le même temps, on a vu apparaître une forme de concurrence auto-organisée au dispositif institutionnel de participation, la Table de quartier, avec notamment la coordination Pas sans Nous. Cette Table de quartier était un collectif inter-associatif qui parvenait à rassembler beaucoup de monde pour faire entendre la voix des habitants sur ce projet. Il y a eu une mobilisation massive de gens qui ne participent en général ni au conseil du quartier, ni au conseil citoyen, ni même aux élections. Ils trouvaient enfin un espace pour pouvoir s'exprimer, y compris sur des problèmes du quotidien. Il y avait vraiment une dynamique intéressante. Cependant, les institutions ont essayé de la briser plutôt que de l’accueillir favorablement comme une chance de nourrir le projet urbain.

Le symbole le plus emblématique a été l'expulsion de la Table de quartier de la Maison du projet après quelques mois de conflits avec la ville sur le contenu précis du projet de rénovation urbaine. Or, les maisons du projet sont des espaces précisément dédiés à la concertation sur les projets de rénovation urbaine qui avaient été mis en place en lien avec la dernière loi sur la politique de la ville – loi Lamy de 2014. La répression institutionnelle ne s'est pas arrêtée là : ils ont été expulsés du local, mais ont aussi perdu leurs subventions, ce qui s’est traduit par le licenciement des salariés de ces associations.

Cette expérience met à nu certaines des contradictions du discours participatif des institutions. J’ai publié un article en 2016 qui retraçait cette histoire de la Table de quartier du Pile. J'avais été surpris des réactions que ça avait suscitées. J'avais eu des retours de gens qui me remerciaient et me disaient que ce que je racontais sur Roubaix leur évoquait d'autres expériences qu'ils avaient vécues ailleurs dans leur quartier.

On a tendance à dépeindre les classes populaires comme éloignées des préoccupations politiques en raison des très faibles taux de participation. Y-a-t-il a une réelle dépolitisation dans les quartiers populaires, ou est-on en train de confondre deux phénomènes distincts ?

Il se dégage des entretiens qu'on a pu conduire ou de l'observation ethnographique dans différents quartiers populaires, un sentiment d'injustice

Effectivement, on a parfois tendance à faire un trait d'équivalence entre l'abstention, très largement majoritaire dans les quartiers populaires, et la dépolitisation, ce qui me semble une erreur. Un des nœuds de mes recherches, c'est d’essayer de comprendre pourquoi la politisation ordinaire qui existe parmi les habitants des quartiers populaires ne se convertit pas en forme de participation plus instituée : le vote, les mobilisations sociales, associatives, ou autres.

On est plusieurs collègues à travailler là-dessus : Camille Hamidi, à Lyon, mais aussi Marion Carrel, avec qui j’ai beaucoup travaillé. Il se dégage des entretiens qu'on a pu conduire ou de l'observation ethnographique dans différents quartiers populaires, un sentiment d'injustice assez partagé. Résider en quartier populaire, c'est souvent faire l'expérience du mépris et des inégalités. Ces expériences politisent. J’ai notamment travaillé sur l'épreuve de la discrimination. On essayait de voir si les gens avaient vécu ou non des discriminations. Si c'était le cas, à quoi ils les imputaient ? Quelle cause donnaient-ils à leurs expériences discriminatoires ? On a été frappé par le nombre relativement significatif (plus de la moitié) des enquêtés qui attribuaient des causes politiques à leurs expériences discriminatoires. Donc, plutôt que de dire « J'ai été discriminé parce que mon voisin est raciste ou parce que mon patron est intolérant », ils l'attribuaient à des phénomènes plus profonds, plus structurels, liés au fonctionnement de certaines institutions, éventuellement à certaines lois qu'ils percevaient comme discriminatoires, et bien souvent à l'histoire coloniale ou postcoloniale. Cela n'empêche pas que ces personnes ne votaient pas, ne participaient à aucun dispositif participatif ou association, mais ils avaient un discours politique dans le sens où ils se rendaient compte que les diverses difficultés vécues au quotidien, étaient liées au fonctionnement institutionnel de la société française.

Ces dernières années, on perçoit cette politisation ordinaire de façon frappante autour de la question des violences policières qui ont parfois presque tendance à faire oublier le reste. Il y a d'autres expériences institutionnelles qui politisent, mais les violences policières, y compris les contrôles d'identité, constituent souvent des déclics, particulièrement chez des jeunes qui se tiennent loin de la politique instituée. Lors des entretiens, on nous a aussi beaucoup parlé de l'école par exemple, qui est vue comme contribuant à la reproduction sociale et parfois comme discriminatoire. Les gens ont souvent le sentiment qu'ils n'ont pas eu les mêmes chances que les autres. Ils sont en capacité d'avoir un discours, si ce n'est politique, en tout cas structurel quant au fonctionnement et aux moyens qui sont attribués à l'éducation dans les quartiers populaires.

En définitive, il y a cette politisation ordinaire qui est présente. Mais qu'est-ce qu'elle devient ? Ce qui ressort globalement de mes enquêtes, c'est que le travail de conversion de la politisation en participation est très difficile à faire. Le sentiment de vivre dans un monde injuste et d’être dans des situations de domination se renforce par un traitement institutionnel défavorable. Cela donne l'impression que la partie est perdue, que le rapport de force est trop inégal et qu'il n'y a plus rien à faire. Derrière, la participation devient très compliquée. Tout le travail des militants associatifs, politiques, des travailleurs sociaux, etc., consiste à tenter de briser cette résignation-là. C'est extrêmement difficile, mais c'est là que le community organizing devient intéressant, avec cette notion de petites victoires. On n'arrivera peut-être pas à transformer radicalement les conditions de vie dans les quartiers populaires dès demain, mais peut-être qu'on arrivera à rouvrir une classe pour les enfants dans l'école du quartier ou peut-être que certains locataires qui devaient être expulsés dans le cadre de la rénovation urbaine pourront finalement accéder à leur souhait de rester dans le quartier.

 

Quels leviers restent à disposition de l’action publique ?

Quand la confiance entre les intermédiaires associatifs et les habitants est rompue, on part de loin. L’analyse retombe une fois de plus sur les mécanismes institutionnels qui nourrissent ce sentiment de résignation. Il y a aussi une histoire de pratiques clientélaires dans le financement de la vie associative des quartiers populaires : les institutions ou les élus sont là pour attribuer des emplois, des logements ou des subventions. Cela peut s’expliquer par la façon de faire de la politique dans nombre de quartiers qui, pendant très longtemps, a fonctionné de cette manière. Par exemple, le mode d'ancrage local du socialisme municipal à Roubaix a beaucoup été celui-là comme dans beaucoup d’autres villes. Or, les ressources des collectivités locales se sont taries ces dernières années : il y a de moins en moins d'embauches par les municipalités, d'attributions de logements, etc. Bref, un des leviers qui reste encore aux élus locaux, c'est le financement associatif, pour justement rétribuer de potentiels soutiens. Je crois qu’un tel fonctionnement est délétère. Les modalités de financement de la vie associative dans les quartiers populaires, et au-delà, contribuent à créer la défiance à l'égard des associations et à étouffer la critique. Il ne favorise pas la formulation d’une parole critique de la part des acteurs associatifs. Ces derniers sont parfois perçus comme des « vendus » auprès des élus et des institutions locales. Le discours que je peux entendre c’est : « Au fond, les assos dans le quartier pensent d'abord à leur financement plutôt qu'aux habitants». De ce point de vue, le levier sur lequel on pourrait jouer aujourd'hui, que pointait déjà le rapport Bacqué-Mechmache en 2013, c'est le financement de la vie associative. Aujourd'hui ce sont les exécutifs locaux qui ont quasiment toute la marge de manœuvre. Si on veut réinsuffler de la participation, il faut créer les conditions matérielles et structurelles d'une participation autonome ce qui peut passer par des espaces d’attribution des subventions qui soient plus pluralistes, pas aux mains des seuls élus de la majorité, mais aussi de membres de l’opposition, de citoyens tirés au sort, de représentants associatifs ou de l’État ... Mais cette proposition fait peur aux élus locaux.

Il y a deux ans, on a créé, avec un certain nombre de fédérations d'associations et d'universitaires, un Observatoire des libertés associatives. On fait un travail de documentation et on formule des propositions, dont celle de commissions mixtes d’attribution des financements. L’objectif serait d’empêcher le Maire de décider seul de l'attribution des subventions, en instaurant des commissions mixtes constituées de représentants de l'opposition, voire de citoyens tirés au sort, pour instaurer une forme de pluralisme de la décision. Cela permettrait d'éviter des financements clientélistes ou des coupes de subventions arbitraires, formes de sanction contre les acteurs trop critiques. Dans cette logique, le financement serait véritablement déterminé par le contenu des projets. On a été surpris de voir à quel point cette simple proposition, qui paraît assez technique, a été accueillie le plus souvent dans l'hostilité par les élus locaux de tous bords, de droite comme de gauche. On nous rétorquait que cela leur retirerait une de leurs dernières marges de manœuvre. Il y a une réelle discussion politique à avoir là-dessus, parce que cela revient à pluraliser les décisions et à se situer dans la codécision et dans la coproduction de l'action publique et associative.

Dans un contexte d'abstention devenue majoritaire et de perte de légitimité des élus locaux, cela me semble absolument indispensable d’accepter que l’intérêt général se construit collectivement. Je crois que cela redynamiserait la participation dans les quartiers, parce qu'il n’y aurait plus cette épée de Damoclès dont les salariés associatifs et les travailleurs sociaux me parlent beaucoup. Ils ont parfois certaines réticences à s’investir trop fortement sur un projet de rénovation urbaine ou sur des enjeux de lutte contre les discriminations, par crainte de voir leurs subventions non reconduites voire de perdre leur emploi. Dans cette logique, il apparaît souvent plus prudent d'organiser un tournoi de football ou un goûter solidaire, plutôt que de partir sur des actions collectives revendicatives qui permettraient pourtant d'obtenir des petites victoires.

N'y a-t-il pas avant tout un enjeu à proposer un service public de qualité dans les quartiers plutôt que d’en déléguer la tâche au secteur associatif ?

Il y a une délégation aux associations, qui contribue effectivement à les dépolitiser et à les substituer au service public

Effectivement. L'action de la dématérialisation des services publics contribue d’ailleurs à accroître la distance aux institutions. La présence du service public a besoin d'être physique, notamment vis-à-vis des populations les plus précarisées. Aujourd’hui, les acteurs des quartiers populaires ont presque plus d'interactions avec les policiers qu’avec des agents de service public plus classiques. Il y a une délégation aux associations, qui contribue effectivement à les dépolitiser et à les substituer au service public. Les associations ne vont plus être dans un rôle potentiellement d'interpellation, de mobilisation, mais essentiellement dans un rôle de service qui les détourne parfois de leurs histoires militantes. Elles développent des liens et des relations de dépendance aux institutions publiques qui peuvent nourrir cette confusion que j’évoquais tout à l’heure. Donc, effectivement, la délégation de service public est problématique.

Je serais plus nuancé en examinant le rôle que jouent aujourd'hui les centres sociaux. D’une part, ils assurent un travail d'accès au service public, voire d'accès aux droits, tout en proposant des services à la population (des cours d'alphabétisation, de l'aide aux devoirs, du sport, des loisirs, etc.). D’autre part, ils assurent parfois un travail de mobilisation, de politisation et d'éducation populaire. Une des forces de ces centres sociaux, c'est précisément d'être des espaces hybrides. Une des raisons de la démobilisation et des difficultés de la participation réside dans la différenciation et l'autonomisation croissante des sphères de vie. Il y a des espaces réservés à la politique – par exemple des sections de partis politiques locaux, les bourses du travail, les espaces militants – et puis tous les autres espaces sociaux, dans lesquels il n’y a plus de politique, y compris du fait des conditions de financement que j'évoquais tout à l'heure. De mon point de vue, c'est précisément vers l'inverse qu’il faudrait tendre. Il faut re-politiser le quotidien et construire des espaces où les choses s’entremêlent, où on puisse à la fois venir faire un cours de cuisine, de hip-hop ou d'alphabétisation le mercredi après-midi, et en même temps, y avoir des débats politiques, un atelier sur les discriminations et une confrontation à des formes, des discours ou des actions politiques au sens large, pas forcément partisanes, vers lesquelles on ne serait pas allés spontanément.

J’ai travaillé sur l'histoire du mouvement ouvrier, et spécifiquement sur les Maisons du peuple au début du XXe siècle à Roubaix, qui étaient justement des espaces coopératifs hybrides : on venait acheter son pain, c’était aussi le bistrot, on pouvait également y prendre des cours de sport, de chant, organiser des fêtes, etc. Mais c'était aussi dans cet endroit que la section du parti socialiste tenait ses meetings, que le syndicat tenait ses réunions et que se rassemblaient les grévistes. Ces lieux ont joué un rôle essentiel dans la politisation et dans la formation de la classe ouvrière, qui n’a jamais été spontanée ou naturelle. C'est aussi parce qu'il y avait des dispositifs matériels d'entrelacement des formes de sociabilité ordinaire et du politique que les mobilisations ouvrières ont été possibles.

Aujourd’hui, tout cela s’est délité. Je ne pense pas que l'on puisse réinventer tout à fait les Maisons du peuple, mais il faut des espaces hybrides où le politique pénètre. De ce point de vue, un endroit très hybride à une époque, c'était l'espace religieux. Il y a un auteur célèbre dans le Nord qui s'appelle Maxence Van der Meersch, qui a beaucoup écrit sur l'histoire du mouvement ouvrier, y compris sur le catholicisme social et la naissance de la JOC. Il montre à quel point la politique était présente à l'église et à la messe. Ce n’était pas toujours de la politique progressiste, mais peu importe, il y avait une politisation des lieux de vie, y compris religieux, qui a contribué à la politisation de la classe ouvrière. Aujourd’hui cela serait perçu comme tout à fait impossible, alors que dans nombre de quartiers populaires, la mosquée est un endroit important de rencontres et de sociabilités. Mais il y est impossible de faire de la politique, c’est beaucoup trop risqué au fond pour les acteurs religieux.

On assiste à une non-politisation – je n'aime pas dire une dépolitisation – des acteurs intermédiaires que sont les acteurs religieux, alors qu’ils pourraient jouer un rôle. Je parlais tout à l'heure de cette mobilisation autour du projet de rénovation urbaine à Roubaix. La Maison du projet était située à 300 mètres de la plus grande mosquée de la ville. À aucun moment il n'était envisageable de construire des ponts, et de venir y parler du projet de rénovation urbaine. Bref, tout cela pour dire qu'une des difficultés dans lesquelles on se trouve, c'est justement la non-politisation des espaces de sociabilité ordinaire dans les quartiers populaires.

 

→ Réalisée dans le cadre de la thèse « Grandir en banlieue : parcours, construction identitaire et positions sociales. Le devenir d’une cohorte » de Benjamin Lippens, retrouvez la deuxième partie de l'interview de Julien Talpin ici !