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Corinne Lachkar, costumière : « Il faut vivre le Défilé pour vraiment le comprendre »

Interview de Corinne Lachkar

Portrait de Corinne Lachkar en train de coudre pour le Défilé
© Stéphane Rambaud // Biennale de Lyon
Costumière

27 ans du Défilé : chaque semaine, retrouvez l’interview d’une personnalité qui a marqué son histoire

Corinne Lachkar fait partie des costumières historiques du Défilé. Elle conçoit et anime la fabrication de costumes pour des groupes depuis 1998, dans des communes très variées : L’Arbresle, Meyzieu, Feyzin, Dardilly, Écully, Vienne, etc.

Son travail auprès de nombreux publics amateurs, notamment en milieu carcéral, articule le costume et les arts plastiques, en mettant régulièrement à l’honneur des matériaux de récupération.

Cet entretien a été réalisé dans le cadre de l’enquête sur le Défilé de la Biennale de Lyon, conduite en 2021 et 2022, à l’initiative de la Métropole de Lyon et de la Biennale de la danse, dont les résultats sont restitués dans trois cahiers.

L’objectif en était de comprendre ce que peut changer un tel événement, sur les participants, les territoires et la métropole ; de questionner la manière dont les grandes évolutions de la société l’impactent ou le questionnent ; enfin, de rendre possible une réflexion collective sur l’avenir de cet événement d’exception.

Réalisée par :

Date : 18/11/2021

Pourriez-vous nous raconter comment vous avez commencé le Défilé, et comment s’est construite votre fidélité à cet événement ?

Une fois qu'on y a goûté, ce n'est pas possible de ne pas y revenir

Je suis devenue costumière par hasard. Je m’étais investie dans la compagnie Zanka en couture, et lorsque la cheffe costumière est tombée très malade je l’ai remplacée au pied de levé, pour finalement rester sept ans dans la compagnie. Ma participation au Défilé a aussi été un hasard. J’ai participé au premier en 1996, en tant que danseuse amateure, puis je suis devenue costumière pour des groupes dès la deuxième édition en 1998. Je vivais à l’Arbresle, mon fils était inscrit à la MJC et le directeur m’a proposé un jour de gérer les costumes pour le groupe de la ville.

Pour moi, une fois qu'on y a goûté, ce n'est pas possible de ne pas y revenir. Heureusement, le hasard a fait qu’à chaque édition des compagnies m’ont demandé de travailler sur leur projet. Je dis parfois que si un jour je ne fais pas le Défilé, je quitterais Lyon pour le jour J, car pour moi ce serait vraiment douloureux de ne pas le faire (rires). Quelque part, le Défilé c’est un peu ma vie. Et le hasard des sollicitations m’a amenée à travailler sur le Défilé pour des communes très différentes, comme l'Arbresle, Saint-Étienne, Vienne, Saint-Fons, Meyzieu… il y a même trois éditions où j'ai fait deux groupes. Finalement le Défilé a donné un petit rythme à ma vie, tous les deux ans je sais que j’y suis.

Pensez-vous que vos ateliers de couture puissent apporter aux participants ?

L’art plastique et la couture, ce sont des grains de sables dans une vie, mais c’est une thérapie en quelque sorte

À mes yeux, l’objectif du Défilé c’est le mélange, la rencontre entre des personnes qui ne se croiseraient pas ailleurs. Alors quand je rencontre l’équipe artistique, je pose tout de suite cette obligation : je veux travailler avec des publics différents, des maisons de retraites, des centres sociaux, des centres pour personnes en situation de handicap, des prisons… Parce qu'après on mélange tout le monde et c'est magique.

Je me rappelle d’un essayage où un jeune qui avait un bracelet électronique était au milieu d'un public de Neuville (rires). L'année passée, j'ai rassemblé la maison de retraite et des jeunes de 15-16 ans. Le Défilé rassemble les gens, ils font des connaissances, ils découvrent leurs voisins, leur quartier. Il y a même eu des mariages et des bébés Défilé ! J’organise mes ateliers sur la journée, donc au repas de midi on apprend à se connaître, on papote, on se partage des astuces, des adresses. On retrouve un peu la relation humaine, alors que dans la société actuelle on est tous derrière nos écrans (rires). Il y a aussi beaucoup de personnes âgées dans les ateliers, qui peuvent ainsi sortir d’un certain isolement.

Je vois aussi des personnes qui ne semblent pas avoir confiance en eux, surtout des jeunes, pour qui réussir quelque chose a une importance énorme. Je me dis souvent que le Défilé peut leur apporter un peu d’assurance. L’art plastique et la couture, ce sont des grains de sables dans une vie, mais c’est une thérapie en quelque sorte. Je pense même qu’on sauve des gens, car certains arrivent dans le Défilé à des tournants compliqués de leur vie.

Et puis il y a des expériences très fortes. Par exemple, j’ai travaillé plusieurs fois avec des femmes en prison, et j’ai mis en place un cahier de correspondance pour réduire le décalage qu’elles avaient avec le reste du groupe à l’extérieur. Je prenais des photos des répétitions, des ateliers couture, je leur imprimais le tout, et avec les participantes de l’atelier couture elles s’échangeaient des nouvelles, des petits mots. Laissez-moi vous lire un petit extrait d’un mot d’une femme incarcérée qui nous avez beaucoup touché :

Pour ce dernier jour, j'ai voulu vous adresser une pensée positive, celle à laquelle je vais m'accrocher tous les matins en ouvrant les yeux. Le jour chasse la nuit, les rires remplacent les pleurs, la vérité est l'antidote du mensonge, le bonheur succède au malheur, et enfin, la douceur désamorce la violence. Voilà ce que je vais méditer tous les matins, merci encore et encore de nous avoir apporter un peu du monde extérieur à travers ce merveilleux projet.

 

Photo d'un groupe de personnes marchant avec des tenues traditionnelles espagnoles le long de la rue de la République à Lyon
« Les gens de l’avenir », projet des territoires Lyon 9e, Dardilly, Ecully, Défilé 2008© Christian Gamet

 

Comment organisez-vous concrètement vos ateliers pour réussir à créer ce mélange et insuffler un peu plus de confiance aux participants ? Quels sont pour vous les ingrédients d’un projet réussi ?

Je veux que chacun puisse voir le résultat de son travail

Quand les participants viennent dans mes ateliers, ils peuvent aussi bien coudre que faire de l’art plastique, de la peinture, de l’origami, du collage… J’ouvre des postes différents pour que les gens soient à l’aise, qu’ils puissent trouver leur place facilement. Il y a une phrase que j’utilise beaucoup en atelier, quand les participants me disent qu’ils ne savent pas faire, je leur dis que « je ne sais pas ce que ça veut dire, l’impossible n’est pas français ». Il faut de la patience, de la tolérance, de l’imagination et de l’organisation et on y arrive. Une chose primordiale dans mes ateliers c’est aussi la musique : on met une bonne ambiance, chacun partage les sons qu’il écoute, le plus jeunes, les plus âgés…

Un autre point qui me tient beaucoup à cœur, c’est que les participants aillent au bout du projet, et soient ensuite accompagnateurs pour le jour J. Par exemple, j’ai travaillé une fois avec un centre de personnes trisomiques, et on s’est organisé avec le chorégraphe pour qu’ils puissent faire l’ouverture du Défilé avec le reste du groupe. Ou encore, des jeunes de centres sociaux qui passent ensuite au maquillage.

En fait, je ne veux pas que les gens s’investissent pendant des mois à faire les costumes pour leur dire à la fin « Merci bien, je t’enverrai des photos, tu regarderas le Défilé à la télévision ». Non. Quand on commence, on va au bout du projet, donc on prend plusieurs casquettes. Je veux que chacun puisse voir le résultat de son travail. Même quand j’ai travaillé avec des femmes incarcérées, je leur faisais faire les coiffes pour qu’elles les voient bien quand le Défilé passait à la télévision.

Plus encore, je m’assure qu’il y aura un suivi après le Défilé, qu’on transmette à tous les participants un petit sac souvenir, avec leurs costumes, des photos, etc. D’ailleurs, j’ai remarqué qu’il n’était pas évident que chaque participant ait une belle photo de lui le jour J, alors j’ai mis en place un rituel avant de démarrer le Défilé : quand on est dans les loges, on tend un grand drap noir et tout le monde passe devant le photographe. Ces séances photos donnent toujours des résultats super sympas, le fait d’être maquillé et en costume ça rend les gens à l’aise.

Tous ces points sont très importants pour moi, il m’est déjà arrivé de refuser de travailler avec des groupes qui ne respectaient pas ce cahier des charges, qui récupèrent les costumes par exemple, ou les revendent aux participants. En fin de compte, ma manière de faire mes ateliers s’est construite au fur et à mesure, des erreurs, des réussites, c’est le fruit d’années d’expérience.

 

Photo de deux femmes et un homme en train de préparer les coiffes des danseurs à la machine à coudre
MJC de Neuville-sur-Saône, Défilé 2010© Stéphane Rambaud // Biennale de Lyon

Le travail des costumières reste souvent « en coulisses ». Pourriez-vous nous expliquer comment le Défilé intervient dans une carrière professionnelle, en termes de compétences mobilisées mais également des opportunités qu’il a potentiellement ouvertes ?

C’est une expérience extraordinaire, et c’est un travail très différent de celui que l’on fait pour la scène

En tant que costumière, le Défilé est toujours un challenge. Il faut réaliser une véritable création artistique, pas seulement un petit défilé de quartier. Et partir avec un public qu’on ne connaît pas du tout pour faire cette création, c’est un véritable défi. Il faut beaucoup de professionnalisme pour adapter les costumes à l’exercice : les coiffes doivent être légères pour tenir jusqu’à la fin du Défilé sans en souffrir, les costumes ne doivent pas craquer, et doivent être adaptés à différentes morphologies car on habille des personnes de 12 à 75 ans, de toute corpulence.

C’est une organisation gigantesque de gérer les listes de participants, les essayages, le transport et le stockage des costumes, et surtout le timing. Il faut à tout prix livrer des centaines de costumes dans les temps. Pour ce faire, si besoin j’organise des ateliers nocturnes, je travaille les weekends, et ça m’est arrivé de faire des nuits blanches. Cela fait partie du défi.

Bien sûr je dépasse largement les heures pour lesquelles je suis rémunérée, mais pour moi ce n’est pas important, avec les participants on est tous sur le même bateau et il faut aller au bout du projet. Tous ces participants qui viennent de tous horizons, qui se sont accrochés au projet, je ne pourrais jamais les lâcher ! J’ai été très marquée par ces gens qui se mobilisent. Par exemple, des participants de L’Arbresle m’ont suivie dans d’autres groupes quand leur ville ne participait plus. Je me souviens aussi d’une fois où je travaillais à Saint-Étienne, une ancienne participante de la région lyonnaise a carrément pris un mini-bus pour ramener ses amies et venir m’aider.

Du point de vue de ma carrière professionnelle, je ne crois pas que le Défilé m’ait apporté du travail, personne ne m’a appelée après y avoir vu mes costumes. En revanche, j’ai rencontré des compagnies, des écoles, des centres sociaux avec qui j’ai pu retravailler ensuite. Un jour on m’a même dit de ne pas mettre le Défilé trop en avant sur mon CV, car il y a 15 ans, le spectacle de rue était un peu accompagné du stéréotype du « cracheur de feu qui fait la quête sur le bord de la route ». Mais au contraire, je l’ai toujours mis en avant, car c’est une expérience extraordinaire, et c’est un travail très différent de celui que l’on fait pour la scène.

 

Photo d'un groupe de personnes en train de défiler avec des tambours et des coiffes aux visages colorés et en train de crier
« Libertad ! », projet du territoire de L’Arbresle, Défilé 2002© Frédéric Jean

Quelles évolutions avez-vous perçues durant ces 27 ans de Défilé ?

Ceux qui y ont goûté en ramènent ensuite d’autres

Tout d’abord, c’est extraordinaire que le Défilé continue encore et encore. Au niveau du public, il y a pour moi une évolution quant à la demande grandissante de participer. Je vois des groupes où les inscriptions sont remplies en quelques jours, où il y a même des listes d’attente. Ceux qui y ont goûté en ramènent ensuite d’autres. Je vois aussi les grands fidèles du Défilé, qui reviennent d’années en années depuis tout ce temps. Parallèlement on voit beaucoup de personnes âgées qui dansent, et quand elles n’y parviennent plus, on les retrouve dans les ateliers couture ou parmi le public rue de la République.

Je peux aussi dire qu’il y a un enjeu visuel plus important aujourd’hui que par le passé. Les chorégraphes sont plus exigeants sur les costumes, tout comme les participants ! Avant, ils mettaient ce qu’on leur donnait, c’est tout, aujourd’hui ils veulent savoir à quoi il va ressembler, parfois même changer de placement dans la chorégraphie pour changer de costumes (rires).

« Aller au bout de l’aventure » est un principe qui vous tient beaucoup à cœur. Pourriez-vous nous raconter la fin du Défilé de votre point de vue ?

Ce qui le rend si fort en émotions, c’est l’aboutissement de tout le travail avant. C’est exceptionnel

Quand j’arrive place Bellecour après avoir défilé, pour moi c’est le vide total (rires). Il y a une fatigue extrême, mais quand on se retrouve, tout le monde est content, on se serre dans les bras, certains pleurent… Il y a les retombées de l’effort physique mais aussi des émotions si intenses, et il y en a pour qui la fin de ce projet est d’une grande tristesse, parce que c'était un lien une fois par semaine dans leur vie, c'était des rencontres. Mais ce n’est pas fini ! Il faut les guider vers des associations, ça ouvre des brèches pour aller ailleurs, faire d’autre chose. Et puis, dans les bus du retour, c’est la joie ! Les gens sont fous de joie, c’est une grande fierté pour tout le monde, de l’avoir fait, d’être allé jusqu’au bout. Le jour du Défilé c’est comme un mariage en fait, ça passe en un éclair. Ce qui le rend si fort en émotions, c’est l’aboutissement de tout le travail avant, les ateliers, les nocturnes, le stress, les rencontres, le partage… C’est exceptionnel. Il me reste ensuite pendant plusieurs jours comme un bourdonnement, de la musique, des émotions. J’insiste : le Défilé, il faut vraiment le vivre pour le comprendre.

 

Photo de deux personnes en costumes et aux visages colorés dansant ensemble et souriant sur la rue de la République
« Le geyser », projet des territoires Neuville-sur-Saône et Val-de-Saône, Défilé 2010© Stéphane Rambaud // Biennale de Lyon