IA : L’intelligence artificielle, peut-on dompter l’inconnu ?
L'impact de l’IA dépasse largement le périmètre de l’innovation technologique et prend désormais part à des choix politiques, sans que les citoyens aient leur mot à dire...
Interview de Jean-Loup Molin
Intégrée à la Direction de la Prospective et du Dialogue Public (DPDP), l’équipe de la Prospective des Politiques publiques accompagne les besoins de réflexion des services et des élus de la Métropole de Lyon, tout en assurant le partage de ses travaux et réflexions avec les utilisateurs de Millénaire 3, qu’ils soient professionnels ou citoyens intéressés par l’action publique locale.
Embarqué dans l’aventure prospective du Grand Lyon depuis 1997, Jean-Loup Molin, directeur du service de Prospective des Politiques publiques, retrace ici le chemin parcouru et tente de formuler les défis qui s’annoncent.
Quand et comment avez-vous rejoint la prospective du Grand Lyon ?
J’occupais un poste à la mission déplacement du Grand Lyon en 1997 et on m’a proposé de rejoindre une mission prospective et stratégie d’agglomération, qu’il s’agissait de créer. L’idée de cette mission était liée à une thèse en économie que j’avais soutenue un an auparavant, qui avait bien circulée dans l’institution et parmi les décideurs de l’agglomération. Cette thèse portait sur la métropole lyonnaise et se terminait par : « Au fond, ce territoire a tout pour lui. Il lui manque simplement une stratégie ». À partir de là, on m’a dit : « Le président, Raymond Barre (à l’époque président de la Communauté urbaine), veut élaborer un projet d’agglomération, est-ce que vous auriez envie de faire partie de l’aventure ? ». J’étais évidemment partant et Millénaire 3 était né ! Nous sommes alors entrés dans un tourbillon d’activités pour animer le processus d’élaboration de ce projet d’agglomération, avec un côté très enthousiasmant. Nous avions le sentiment d’être des pionniers en lançant de grands débats sociétaux dans la salle du Conseil, sur des sujets qui allaient bien au-delà des compétences de la Communauté urbaine.
Il y a eu ensuite une deuxième démarche portée par le président suivant, Gérard Collomb : Lyon 2020. En parallèle, le directeur général des services réclamait que la prospective s’intègre plus à l’institution, à l’administration, pour nourrir les politiques publiques de façon plus directe. C’est comme cela que la prospective a commencé à se mobiliser sur différents projets, renouvelant en permanence ses sujets. Notre force, dès ce moment, a été de combiner une dimension multitâches liée à la variété des commandes qui nous étaient confiées, et une obsession de la capitalisation permettant de transférer, partager, remobiliser en permanence des acquis. Cette capitalisation s’incarne dans le site millenaire3.com, seul centre de ressources prospectives en France dédié aux politiques publiques territoriales. Aujourd’hui, la prospective demeure un véritable espace de liberté où il est possible de suivre des intuitions. Cela fait d’ailleurs partie des attentes formulées par les services et par les élus lorsqu’ils s’adressent à nous.
Tout cela ne s’est pas fait en un jour : fonction facultative par excellence, la prospective a dû beaucoup se démener pour installer la confiance avec les directions opérationnelles, apporter des résultats, entraîner des dynamiques, et finalement devenir un élément stable dans l’institution.
Au sein de cette direction, qui rassemble une certaine diversité de métiers, comment définiriez-vous l’originalité de la prospective telle qu’elle est pratiquée au sein du Grand Lyon depuis désormais une vingtaine d’années ?
Nous avons de la chance, car il y a quand même beaucoup moins de collectivités qui disposent d’une équipe prospective que l’inverse. Même au niveau de l’État, tous les ministères ne disposent pas d’outils de prospective dédiés. Lorsqu’elles veulent initier une démarche prospective, les collectivités font souvent appel à des consultants extérieurs et/ou s’appuient sur l’agence d’urbanisme du territoire qui, dans certains cas, a quitté le seul champ de l’urbanisme pour s’engager dans les études sociétales. Pourtant, disposer d’une équipe pérenne, immergée dans l’administration, capable de travailler à tous les étages de l’institution est un gage d’efficacité.
Pour revenir à votre question, je dirais que nous pratiquons une prospective embarquée : dans les projets, dans les politiques publiques, dans les pratiques professionnelles. Nous sommes proches du sol, d’où l’appellation de « prospective du présent » souvent utilisée pour nous définir, mais nous ne nous interdisons rien. Chaque projet génère sa « méthodo » : analyses sociétales, travail sur les tendances, réflexions doctrinales, identification des paradigmes émergents, enquêtes ethnographiques, travaux mémoriels, exploration des représentations, repérage des innovations, etc. La grande originalité est là, dans cette immersion : même lorsque nous regardons « loin », ou « large », ou « profond », pour reprendre des mots de Gaston Berger, la finalité des travaux est clairement posée par les commanditaires et les résultats peuvent imprégner assez facilement les pratiques, voire les décisions.
Qu’est-ce alors qu’une prospective qui vise à réfléchir le futur mais qui se définit comme « du présent » ?
Nous travaillons beaucoup à partir des tendances et de signaux faibles. En prospective, les tendances ne sont souvent qu’un élément pour pouvoir construire ensuite des scénarios de futurs possibles. Nous, nous n’allons que rarement jusqu’à cette étape « scénario » pourtant fort utile pour re-questionner son cap et faire bouger sa stratégie. Nous restons plus proches des tendances et des signaux faibles, bien moins intimidantes pour les élus et les collègues que les scénarios. Nous réunissons directement les parties prenantes (les élus, les services, les partenaires) autour de ces tendances et nous nous demandons ce qu’elles signifient, ce qu’elles peuvent impliquer pour demain, etc. Les scénarios, qui agrègent différentes variables, sont parfois compliqués à manipuler en situation professionnelle ordinaire, et ils peuvent susciter une certaine méfiance chez les parties prenantes dans la mesure où ils résultent d’une construction intellectuelle et de partis pris. Les tendances, d’une certaine façon, respectent davantage le libre arbitre des uns et des autres : chacun peut y exercer directement son esprit critique et choisir ses angles de vue pour corriger son action ou sa stratégie.
Nous sommes-là typiquement dans une résultante de la prospective embarquée que je vous ai décrite, plus souvent sollicitée pour requestionner l’action « chemin faisant » que pour instruire de grandes décisions stratégique. On dit parfois que la légitimité de la prospective se situe davantage dans le champ du requestionnement, de la reproblématisation, que dans l’invention des solutions. Bien que nous soyons souvent incités à proposer des solutions ou des orientations, cette idée nous convient bien. Elle correspond à ce que peut produire, en termes de transformation cognitive et d’impulsions vers l’action, une discussion collective bien conduite autour d’un ensemble de tendances.
En fait, la prospective du présent a gagné du terrain un peu partout, et ce n’est pas étonnant dans la mesure où le futur semble de moins en moins programmable. Le sentiment d’accélération que nous ressentons tous, notamment en matière de progrès technologique, l’instabilité géopolitique, et bien sûr l’enchainement des catastrophes naturelles liées au réchauffement climatique, tout cela indique qu’il ne suffit pas d’avoir une vision et des objectifs de long terme : il faut aussi pouvoir s’adapter et se transformer vite. D’où le succès de nouveaux termes : l’agilité, la résilience. Depuis bientôt trente ans, les entreprises mettent en œuvre des stratégies dites réversibles. Et les organisations seraient en train de passer de l’ère du changement par paliers à l’ère de la transformation permanente.
Pour autant, les stratégies de long terme ont-elles disparu ? Le sujet est très discuté. On peut parler d’une préférence pour le présent si l’on pense à l’endettement public, au déséquilibre des comptes sociaux, ou encore à la réduction du budget public par étudiant dans le contexte de massification de l’enseignement supérieur. Mais l’enclenchement de politiques de transition ambitieuses dans de nombreux territoires, et singulièrement dans l’agglomération lyonnaise, nous raconte à l’inverse l’histoire d’une prise en compte des exigences du futur.
Extraits du webinaire d’Horizons publics auquel la prospective du Grand Lyon avait participé, et où est intervenu le VP J. Camus.
Suite au changement de majorité politique à la tête de la Métropole, la collectivité est en train de travailler, d’anticiper la capacité de ce territoire à subir ces chocs que vous évoquiez, liés notamment au changement climatique. De quelle façon la prospective s’inscrit-elle aujourd’hui dans ce projet ? Est-ce que cela en a bouleversé les méthodes ? Est-ce que ça en a réorienté les sujets ou est-ce que, finalement, il y a une forme de continuité ?
On peut parler d’une continuité. On voit bien par exemple que certains travaux conduits durant les années précédentes, comme les limites planétaires, sont remobilisés par l’exécutif actuel. Notre travail sur les sentiments d’injustice, démarré lors du précédent mandat, infuse aujourd’hui dans différents cadres internes, etc. Les sujets qui sont au cœur du mandat actuel avaient donc été en partie défrichés par la prospective. Ensuite, comme nous nous inscrivons dans une nouvelle mandature, il est naturel que de nouveaux chantiers s’engagent en lien avec les orientations de ce mandat, à l’instar des travaux sur la dynamique de résilience.
Le fait réellement marquant aujourd’hui est la volonté du nouvel exécutif de replacer la prospective auprès des élus alors que celle-ci avait été aspirée depuis une dizaine d’années par l’administration. Sous la houlette de Jérémy Camus, notre vice-président, nous avons engagé un dialogue avec tous les membres de l’exécutif, et nous sommes en train de structurer plusieurs dispositifs de discussion collective avec les élus, notamment sur le thème des changements de comportement et de mode de vie. Ça, c‘est vraiment neuf et nous pouvons nous en réjouir.
Les outils utilisés sont notamment ceux des sciences humaines, qui ont la réputation d’être toujours marquées politiquement d’un bord ou de l’autre. Alors justement, comment se situe-t-on pour soutenir auprès d’un exécutif l’objectivité de quelque chose qui peut sembler exprimer un point de vue orienté ?
La prospective peut se nourrir de beaucoup de choses : travaux de recherche, expertises, points de vue militants, imaginaires. La diversité et les partis pris ne sont pas un handicap et peuvent tout au contraire s’avérer féconds, à condition de respecter quelques règles : être bien au clair et transparent sur les statuts des productions ; croiser les regards ; travailler et présenter les points, mais aussi les contre-points. Ces règles sont intemporelles, en démocratie aussi bien que dans les démarches scientifiques, mais elles revêtent une importance d’autant plus grande dans notre monde d’Internet et des réseaux sociaux, où tous les contenus se mélangent sans distinction et où des notions comme la post-vérité, affolantes quand on y pense, ont fait leur apparition.
Le rôle de la Direction de la Prospective n’est pas d’imposer des points de vue mais au contraire d’outiller les réflexions en mettant à disposition de nos interlocuteurs des tendances, des clés de lecture, des concepts, des outils. Pour prendre un terme à la mode, notre objectif est la « capacitation » de nos collègues, des élus et des parties prenantes. Il s’agit de leur donner les moyens de penser par eux-mêmes, d’élaborer les réponses qui leur conviennent et qu’ils sauront porter et mettre en œuvre. Nous sommes le plus souvent possible dans une posture de décryptage et nous essayons de dévoiler des paysages qui permettent à nos interlocuteurs de prendre ce qui les intéresse en ayant conscience de ce qu’ils laissent. Avec le dispositif Veille M3 par exemple, qui explore un thème par trimestre, nous nous appuyons sur cinq billets écrits par cinq experts différents. Nous varions donc les prismes de lecture pour produire ensuite une note conclusive de la DPDP ou faire réagir un décideur. Nous respectons le principe d’une écologie de la pensée, qui permet de laisser nos lecteurs libres.
Coproduction entre professionnels, conseil aux élus... N’y a-t-il pas un risque qu’une offre de services aussi complète en termes de moyens de réflexion ne vienne concurrencer le dialogue direct avec les citoyens ? Ou au contraire, est-ce que cette prospective peut être un moyen de stimuler cet échange ?
La même question est posée chaque fois qu’une nouvelle ingénierie venant renforcer l’expertise de l’institution apparaît. Marketing, participation citoyenne, prospective, évaluation, sur tous ces sujets les élus peuvent se sentir concurrencés parce que leur rôle est de penser la société, préparer l’avenir, dialoguer avec la population, repérer ce qui fonctionne bien et ce qui marche mal. Mais nous vivons dans un monde complexe, personne n’a la science infuse. Tout l’enjeu est alors que ces ingénieries soient actionnées par les élus pour enrichir la pratique de leur « métier d’élu », et non par la seule administration. En ce sens, la volonté de l’exécutif métropolitain évoquée précédemment de replacer la prospective auprès des élus se comprend bien. Il en résulte d’ailleurs des boucles de travail élus-prospective-administration très productives. Une fois cela posé, la vraie question est la suivante : comment nourrir des élus aujourd’hui dans un contexte de multiplication des scènes de dialogue, d’accélération du temps et d’explosion du flux d’information ? Tous les process de la prospective méritent d’être revisités à l’aune de cette seule question.
Retour aux sources : séquence d’archive d’une interview des membres du Centre international de prospective, avec Gaston Berger
Et vis-à-vis des citoyens justement, comment partager la matière produite ?
La Direction de la Prospective est née des journées de débat qu’elle organisait avec des centaines d’acteurs sur le territoire, et on constatait un appétit assez formidable chez les gens pour l’échange gratuit, à distance des décisions à prendre. Une agora s’était constituée autour de ces journées de prospective, imparfaite bien sûr, mais de nombreux acteurs de la vie sociale s’y côtoyaient. Par la suite, la participation citoyenne et la concertation sont montées en puissance, en lien les politiques publiques, répondant au besoin exprimé par les citoyens d’une plus grande interaction avec les élus et l’administration autour des projets. Au fil du temps, cette pratique de débats « gratuits », où l’on se parle de la société que l’on voudrait, s’est un peu perdue.
Ma conviction est que nous avons besoin de renouer avec cette logique de l’agora, construite autour de codes apaisés où les acteurs de la cité peuvent exprimer leurs désaccords, leurs convergences mais aussi leurs colères sans se livrer automatiquement à des pratiques de disqualification publique. Cela semble bien plus difficile à réussir aujourd’hui qu’il y a vingt ans, mais aussi bien plus nécessaire à l’heure des réseaux sociaux. La reconfiguration en cours du Conseil de développement de la Métropole sera très intéressante à suivre de ce point de vue.
Débattre autour de sujets de prospective est aussi bien moins anodin qu’il y a vingt ans. À l’époque, lorsqu’on souhaitait faire réfléchir les acteurs de la cité en limitant les zones de conflit, on les réunissait autour de sujets prospectifs : pas de décision à prendre, pas d’impact immédiat sur l’action, consensus autour de l’idée que l’avenir « ça s’anticipe ». Aujourd’hui, quand on se projette dans l’avenir, on voit surtout qu’il n’y aura pas de territoire suffisant pour tout le monde, pas de ressources suffisantes pour tous, pas assez de croissance pour financer les investissements publics et les transferts sociaux souhaités. Faire de la prospective en 2022, c’est se projeter vers des crises, se préparer à gérer des pénuries, et imaginer des décisions qui seront contraignantes pour les gens. Certes, l’avenir reste un espace de liberté et d’opportunités, mais nous sommes sortis de l’époque où la croissance pouvait sembler être la réponse à tout, et il est devenu plus compliqué d’entretenir le désir d’avenir, bien qu’il s’agisse d’un enjeu crucial.
Au bout du compte, débattre d’enjeux prospectifs est devenu bien plus vital qu’autrefois, mais aussi plus conflictuel : faire les bons choix, faire la pédagogie des choix, poser les questions de justice sociale autour de ces choix, tout cela n’est pas un long fleuve tranquille.
L'impact de l’IA dépasse largement le périmètre de l’innovation technologique et prend désormais part à des choix politiques, sans que les citoyens aient leur mot à dire...
Article
Comme dans les pires dystopies, ce « golem » moderne, et bien réel, pourrait-il devenir assez autonome pour s’émanciper de ses maîtres ?
À quels basculements devons-nous nous préparer ?
Article
Comment déterminer la balance bénéfices-risques de technologies aux progrès à la fois fulgurants et exponentiels ?
Article
Longtemps confinée aux pages de la science-fiction dans l’esprit du plus grand nombre, cette classe de technologies est désormais omniprésente dans notre quotidien numérique.
La santé mentale est partout. Entre présentation d’impasses actuelles et évocation de pistes prometteuses, ce dossier vous propose un verre que vous pourrez juger à moitié vide ou à moitié plein.
Jamais idéale, toujours critiquable, la famille reste le premier modèle de ce que l’on peut appeler « solidarité ». En cela, y réfléchir aujourd’hui pourrait bien nous être utile dès demain…
Article
Cet article propose dix « bascules » sur l’impact du numérique sur la ville, en comparant ce qui était perçu par le passé et la façon dont le numérique a effectivement transformé la ville.
Étude
Découvrez Mémoires - Rétroprospective, le podcast de Millénaire 3, sur les 45 ans d’histoire de la Communauté Urbaine de Lyon (1969-2014).