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Le futur est une chose publique

La strada entra nella casa, Umberto Boccioni

Texte de Lucas Piessat et Gauthier BRAVAIS

« Le futur est une chose publique », affirment Lucas Piessat et Gauthier Bravais.

Chargés de conseiller, outiller et alimenter l’activité éditoriale de la Direction de la Prospective et du Dialogue Publique de la Métropole de Lyon depuis plusieurs années, les deux experts - issus de l’information et de la communication - s'interrogent sur le rôle de la prospective.

Alors que notre société, dos au mur, persiste dans le déni et creuse ses fractures, ils perçoivent dans l’activité prospective un puissant ressort de lien, d’action et d’émancipation collective.

À condition de l’envisager dans une perspective démocratique, où les citoyens ont les moyens de s’en saisir et d’y contribuer pleinement.
Date : 11/10/2022

Demain, l'apocalypse. C'est à ce constat tétanisant que l'on se rend à la lecture de nouvelles qui n'ont de nouveauté que le nom : retour de la guerre et des pénuries sur le territoire européen, épidémies, crises sociale et démocratique, le tout sur fond d'une mise en cause radicale de nos modes de vie par l'entrée dans l'Anthropocène.

Dans ce contexte, et à tous les échelons, le politique se démène pour presser le peuple derrière lui vers les issues de secours : l’innovation, la transition, la rupture, la résilience, la planification ou, depuis peu, la bifurcation. À force de pédagogie, ces options sont pourtant bien connues mais si peu discutées qu’elles restent souvent des mots d’ordre ou des éléments de langage. Sans adhérence sur le corps social, ces récits patinent et finissent par échouer à mobiliser massivement et à transformer les pratiques au point où la situation l’exige. Pire, les publics s'éclipsent, la participation à la vie publique s'éteint, et la capacité d'entraînement du politique s’érode au même rythme que sa représentativité.

Nous souffrons de l’absence de projections qui soient non seulement comprises, mais surtout partagées, débattues, choisies. Un futur commun, envisagé collectivement, devient aussitôt un puissant levier de mobilisation et de mise en action du corps social. Du point de vue de la puissance publique, substituer la fabrique de futurs souhaitables à la fabrique du consentement représente donc une opportunité autant qu’un devoir. Dans cette idée, la prospective, entendue comme l’activité nous permettant de produire des rapports au futur, apparaît comme l’outil d'exploration, de partage et d’information idoine pour construire les bases de ces projections communes. 

 

L'information c'est le changement

 

Contre le fatalisme du « Gaulois réfractaire » ou le pessimisme de l’individu nombriliste et incapable de décentrement, la théorie de l’information considère les individus comme des processus en constante évolution. Il y a information lorsque la tension générée par la rencontre d'un individu avec son milieu implique son évolution. De ce point de vue, l'information est le langage du changement et, par conséquent, la communication est son contexte relationnel nécessaire. Dès lors, entrer en communication s'apparente à entrer dans une interaction qui nous fait potentiellement tendre vers un devenir-autre. C’est à travers les informations (ou affections) qui circulent entre nous ou à travers nous que nous nous structurons comme individus. Mieux : c’est le même processus qui structure l’agrégation des individus sous la forme de publics ou de collectifs.

La prospective, tout particulièrement, a les atouts pour parvenir à constituer ces publics. Son sujet, le futur, porte évidemment en lui-même le principe du changement. Sa méthode, qui cherche à confronter et à articuler des savoirs experts et profanes, favorise aussi les conditions de la rencontre et de l'interaction. Reste sa manière de produire des récits. Sur ce point, l'enjeu de la prospective est d'inclure le plus largement, de tendre vers la co-production. Élever les figurants au rang d'acteurs, les associer jusqu'à l'élaboration collective de scénarios prospectifs, est le moyen de créer des publics susceptibles d'énoncer leurs devenirs communs.

 

Se réapproprier collectivement le futur

 

On parle souvent de la défiance des citoyens envers la politique alors qu'on devrait inverser le problème. En réalité, ce sont les politiques qui ne font plus confiance aux citoyens - Christian Proust

La démocratie est le régime de la mise en débat participative, de la négociation et de l'arbitrage des conflits. Le futur peut-il en être exclu plus longtemps ? Ouvrir l’exploration prospective à la participation citoyenne représente un enjeu démocratique et la meilleure chance d’élaborer des futurs non plus seulement souhaitables, mais véritablement souhaités. Réintroduire le futur dans le domaine des choix démocratiques est la condition de l'agentivité de l'action publique, d’une politique suivie d’effets, alors même que le temps presse face aux urgences qui déstabilisent nos sociétés.

Explorant le temps long, la prospective, entendue en ce sens démocratique, est l’outil qui nous permet de produire des rapports tangibles au futur, des affects. Contre la tyrannie du présent permanent, elle incarne les modalités de l'avenir. La prospective peut devenir un puissant organe démocratique du changement, à condition de ne plus être exclusivement mise au service de la puissance publique (qu’elle reste plus que jamais chargée d’éclairer) pour impliquer et atterrir plus largement dans le corps social.

 

Autour d’un point, 1920-1930, Kupka© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jean-Claude Planchet

 

Partager, faire atterrir et participer, expérimenter : les affects de la prospective

 

La fonction communication d’une prospective démocratique peut se résumer à une ambition : chercher à activer les publics afin qu’ils puissent se saisir de la réflexion et y contribuer pleinement. Ces affections peuvent être d’intensités variées, poursuivre différents objectifs.

D’abord chercher à élever la sensibilité générale au temps long, ce qui implique une prospective visible, c'est-à-dire ouverte à la diversité pratiques et usages des publics, à leurs dispositions d’attention et à leurs espaces d'information. Jusqu’à savoir s’adapter, sans se compromettre, aux codes des réseaux : y défendre le temps long malgré l’immédiateté, soigner ses messages pour émerger dans le bruit. Cette démarche appelle aussi une prospective sensible, c'est-à-dire capable de prendre en compte nos attachements, les liens qui nous rassemblent, et d'inscrire les marqueurs de nos quotidiens (patrimoine, éléments géographiques, institutions sociales) dans la durée.
 

Exemples : Le recueil de nouvelles « Lyon, des nouvelles de 2050 », édité par Rue89Lyon, propose ce genre de projection sensible. L’utilisation d’un genre littéraire codé (la nouvelle) permet de porter le dépaysement et le travail d’imagination sur la narration en tant que telle. D’une certaine manière, l’alignement des campagnes de communication de la Métropole de Nantes autour des enjeux de transition participe aussi de cette sensibilisation au temps long, bien qu’elles soient orientées plus autour d’objets totems que d’horizons futurs.
 

Souvent orientée par des savoirs experts, la réflexion prospective doit être préhensible, appliquée. Pour atterrir dans des contextes de réception aussi différents que des exécutifs publics, des services techniques, des collectifs d’habitants, des associations militantes, des cercles de réflexion économique ou encore des groupes politiques, la prospective doit proposer, au-delà des constats, des moyens d'agir, des prises. Par exemple en s’efforçant d’articuler trois registres de discours :

  • formuler une critique de l’existant, à l’aune de valeurs érigées en objectifs de l'action publique (ex : la justice sociale, la bifurcation écologique, etc.) ;
  • proposer des alternatives viables, c'est-à-dire discriminer les futurs possibles sur des critères de désirabilité, de viabilité, et s'intéresser à leur faisabilité (ex : les stratégies et conditions sociales nécessaires à leur mise en œuvre) ;
  • esquisser, enfin, les conditions de transformation, à travers l’étude des rapports de forces sociaux, la cartographie des acteurs collectifs engagés et leurs stratégies politiques (ex : transformation, reproduction, etc.).

Une prospective démocratique est ouverte aux savoirs d'usages et s’emploie à faire participer les publics concernés (directement ou non) à ses travaux. Cette participation est graduelle. Elle englobe l’ouverture des réflexions prospectives aux commentaires ou à l’annotation des publics, l’organisation de débats ouverts ou de cycles de consultation. Elle passe par l’écoute et l’attention à la parole citoyenne, aux modes de vie, aux projections divergentes. Elle vise enfin, dans son acception maximale, à associer pleinement les citoyens à la décision publique. 
 

Exemple : Les budgets participatifs, mis en place à la suite de l’expérimentation de Porto-Alegre, proposent d’associer les citoyens aux décisions d’investissement, et donc à la construction d’un futur dont ils déterminent eux-mêmes les priorités Ce projet incarne une conception politique selon laquelle rendre visible et accessible un espace d’expression des différents est le premier facteur de politisation et de responsabilisation des citoyens.
 

La prospective, comme laboratoire expérimental des futurs modes de vie, doit aussi tendre vers l'expérimentation. Celle-ci ne se donne pas de fins prévisibles, mais passe par des processus de co-éducation destinés à faire émerger une intelligence collective, située et locale. Cette vision très appliquée de la prospective vise non seulement l'émancipation des publics, mais aussi l'émergence de solutions locales et contextualisées. La prospective comme un apprentissage collectif pour mieux habiter le monde, au lieu de chercher à le construire à partir d'idées préconçues.
 

Exemples : Les pratiques de design fiction et autres fresques qui facilitent l’expérimentation dans un cadre très contraint et maîtrisé apparaissent aujourd’hui comme d’importants outils d’expérimentation. De même, l’initiative de la ville de Loos-en-Gohelle, Fifty-Fifty qui vise à soutenir des propositions d’initiatives citoyennes.
Par ailleurs, la reconnaissance d’actions extérieures à l’initiative publique (interpellation, community organizing, etc.) comme saisine et mise à l’agenda, par les publics de leurs problèmes propres contribue à leur activation comme collectifs de futuration.
Plus largement, l’art contemporain, en commun ou relationnel, développe une culture de l’interactivité à travers la transitivité de ses installations et propose une réinvention des formes du collectif (ex : les travaux de Thomas Hirschhorn ou Marcus Coates).
 

À l’échelle d’une collectivité locale, tout l’enjeu, enfin, est de parvenir à articuler et synchroniser l’activité prospective avec les autres fonctions citoyennes de la ville. Chercher à ordonner et à assembler les initiatives existantes pour les rendre plus lisibles et les inscrire dans un processus commun. Celui d’une cité qui se projette d’elle-même dans le futur, y réfléchit et s’y prépare.

 

Face à la sidération, choisir de considérer

 

Considérée dans son rapport au politique, la prospective a une capacité unique de mise en récit ou plutôt de scénarisation collective, et par conséquent de mise en action. Aussi, si la bifurcation écologique fait aujourd’hui figure d’impératif, elle reste à accomplir. Pour y parvenir, il nous apparaît que les changements de comportements nécessaires viendront d’abord de l’inflexion et de la démocratisation des structures de futuration, c’est-à-dire de production des futurs.

Chercher à rendre actifs des publics, plutôt qu’à contraindre ou à infantiliser une foule. Agir avec, ou ne pas agir. Notre pari est que, face à la sidération du futur, la prospective doit apprendre à considérer les publics. 

 

Pour aller plus loin :