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Privatiser ou planifier le développement durable : il faut choisir !

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Texte de Mike RACO

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Date : 20/01/2013

Texte écrit pour la revue M3 n°4

 

Donner la main aux acteurs locaux pour élaborer des programmes de développement durable : cette idée dans l’air du temps fait chorus au Royaume-Uni avec le discours antiétatique. Sauf qu’une telle démarche, dans un pays qui a massivement privatisé les services publics, a peu de chances d’aboutir à une planification suivie d’effets : durabilité et retour rapide sur investissement sont inconciliables. Démonstration avec Mike Raco.

En mars 2012, le gouvernement britannique a défini un nouveau cadre d’orientation pour la planification nationale, en faveur du développement durable. La place accordée au développement durable dans cette réforme n’est pas une surprise ; il est au centre du débat sur la planification, en Grande-Bretagne et ailleurs, depuis des années. La nouveauté est que ce document s’inscrit dans la politique générale du gouvernement Cameron, baptisée Big Society, qui consiste notamment à promouvoir un new localism, sorte de décentralisation faite pour stimuler les sociétés locales davantage que les gouvernements locaux. Ainsi, la responsabilité d’élaborer des programmes locaux de développement durable est confiée à des partenariats réunissant acteurs publics, habitants et acteurs économiques. Il s’agit d’une réforme absolument radicale, qui entame la légitimité des urbanistes professionnels et du système de planification dans son ensemble, supposé être fondé sur des modes d’action excessivement verticaux. Les partenariats locaux sont ainsi censés produire leurs propres documents, et ceux-ci doivent prendre en compte les besoins et les priorités de leur territoire. En d’autres termes, cette réforme suppose que la limitation de certaines prérogatives de l’État permet une plus grande liberté individuelle et la création de modèles de planification plus efficaces, plus fiables et plus durables.

 

Une privatisation étendue aux biens publics
Toutefois, le projet de new localism et le discours antiétatique et antibureaucratique qui l’accompagne sont contemporains d’une autre série de réformes qui risque de compromettre le projet de décentralisation : les privatisations sous la forme, notamment, de la cession de la propriété et de la gestion des équipements publics à des acteurs privés, dans le cadre des private finance initiatives. Dans les années 1990 et 2000, la nature de la privatisation a beaucoup changé en Grande-Bretagne. Non seulement un plus vaste éventail de services a été externalisé à des entreprises privées, mais celles-ci ont également commencé à concevoir, financer, construire et exploiter des biens publics. L’ampleur de cette privatisation est considérable. Depuis le début des années 1990, des initiatives de financement privé (private finance initiatives) d’un montant de 300 milliards de livres sterling (environ 360 milliards d’euros) ont été mises en place. C’est dans ce cadre que des entreprises internationales ont financé et construit la plupart des nouvelles infrastructures publiques : bureaux de l’administration, hôpitaux, écoles, systèmes de transports, prisons, commissariats de police et même éclairage public. Les autorités locales ne sont plus propriétaires de ces infrastructures. Elles sont désormais la propriété d’entreprises privées qui fournissent des services à l’État en vertu de contrats de longue durée — généralement de vingt à trente ans — comportant des clauses extrêmement strictes. L’impact de ces privatisations dépasse les frontières du Royaume- Uni. Entre 2001 et 2007, 193 programmes de même nature ont été signés par des gouvernements européens, pour 32 milliards d’euros d’investissement, auxquels s’ajoutent 68 milliards d’euros en contrat de prestation. Des programmes similaires sont adoptés et mis en oeuvre dans le monde entier.

 

Peu de risques, beaucoup de profit
La privatisation a également changé le secteur privé. Une nouvelle génération d’investisseurs internationaux et de firmes au comportement fort agressif est apparue, pour profiter de ces contrats avec l’État comportant de faibles risques et promettant un fort retour sur investissement. La plupart de ces investisseurs sont basés dans des paradis fiscaux et échappent à tout contrôle de la part des gouvernements nationaux. Selon certains auteurs, ces nouvelles élites financières ont compris que la privatisation des États providence européens représentait sans doute la plus importante opportunité d’investissement au monde. Ces entreprises exercent un lobbying incessant auprès des États et des organisations mondiales en faveur de la « modernisation » et de « programmes de développement durable », dans lesquels la protection sociale est fractionnée et vendue au rabais à ces firmes, qui gèrent ensuite ces services pour le compte de l’État. Les conséquences de cette situation du point de vue de la planification du développement durable sont énormes. Selon des études réalisées au Royaume- Uni, les financements privés comportent, presque toujours, des taux d’intérêt plus élevés que les financements publics, générant une inflation des coûts. Pendant l’été 2012, par exemple, un certain nombre d’hôpitaux publics londoniens ont été mis en faillite, car ils n’étaient pas en mesure de payer à leurs créanciers internationaux les dettes résultant des privatisations. Les services rendus aux usagers ont été réduits en conséquence. Dans ce cas précis, les contrats étant en vigueur jusqu’en 2039, les autorités sanitaires locales seront obligées à l’avenir de réduire encore le service, puisque les remboursements sont garantis jusqu’à cette date. Le contrôle exercé sur ce processus par les autorités locales est presque inexistant. De nombreux créanciers et détenteurs d’obligations de ces hôpitaux sont basés au Japon, en Allemagne ou en France. Ce même schéma s’applique à d’autres secteurs. Les camions et une grande partie des équipements des pompiers londoniens ont été privatisés dans le cadre d’un contrat d’une durée de vingt ans et ont déjà été revendus, à trois reprises, à différents investisseurs, générant une certaine confusion concernant leur propriété à long terme. De nouveaux projets de construction de logements se sont révélés coûteux et ont fait l’objet de protestations de la part des populations locales. Les programmes d’amélioration des routes anglaises génèrent d’énormes bénéfices garantis pour des entreprises internationales, telles que le Français Egis. Les chemins de fer hollandais, allemands et français contrôlent maintenant une grande partie des services de chemin de fer du Royaume-Uni. Et la liste est encore longue.

 

Une politique fondée sur une erreur d’analyse majeure
Comment donc les autorités locales peuvent-elles planifier le développement durable à long terme, alors qu’elles n’ont pratiquement plus aucun contrôle sur ces biens essentiels ? Nous croyons encore que l’État et les responsables politiques ont le pouvoir de changer les choses : c’est pour cela que nous organisons des élections et que nous suivons un processus politique démocratique. Mais, en Grande-Bretagne et ailleurs dans l’Union européenne, les États vendent à des privés le contrôle de l’État. Et ensuite, les moindres modifications de ces contrats public-privé nécessitent des batailles juridiques longues et coûteuses, car les sociétés privées ne sont pas tenues de se conformer aux nouvelles orientations de la planification locale. Comment planifier, par exemple, des services de transport durables dans un contexte où l’État a cédé à des sociétés privées le contrôle à long terme de la construction des routes ou la gestion des services ferroviaires ? Comment planifier de façon durable la construction de logements et des infrastructures sociales requises pour la création de nouveaux quartiers, lorsque les décisions en matière d’éducation ou de services de santé ont été prises dans le cadre de contrats de longue durée avec des entreprises privées ?
Le discours antiétatique en matière de planification et d’empowerment de l’échelon local au cœur du projet de Big Society repose ainsi sur une erreur d’analyse majeure. Il part du principe que les pouvoirs publics disposent de trop de pouvoir, alors qu’en réalité le vrai problème est celui d’une perte de pouvoir par l’État, à tous les niveaux ! Il est difficile d’envisager de demander aux acteurs locaux d’assumer une plus grande responsabilité dans la planification, alors que la propriété des biens publics dont ils dépendent est maintenant fragmentée entre les mains d’entreprises internationales. La décentralisation ne semble pas constituer la solution idéale pour une planification plus équitable et plus durable, car elle ne fait qu’ouvrir un peu plus la porte à une plus grande privatisation des ressources publiques et à une transformation des territoires en espaces d’investissement pour les entreprises privées.