Le découplage entre croissance économique et consommation de ressources n’a pas eu lieu
Promu depuis plusieurs années par différentes institutions internationales, le principe de « croissance verte » porte l’ambition d'atteindre un découplage à l'échelle mondiale entre la croissance du PIB d'une part et les consommations de ressources et impacts environnementaux d'autre part. Pour être effectif et éviter l'irréversibilité de certains dommages environnementaux, ce découplage doit être à la fois absolu – le PIB et les pressions sur l'environnement évoluent dans des sens opposés –, pérenne et rapide.
Cependant, les progrès en matière de productivité des ressources n’ont permis à ce jour qu’un « découplage relatif » en partie annulé depuis les années 2000 :
- Le progrès technique, le développement des activités de services et le ralentissement du rythme d'accumulation du stock (bâtiments, infrastructures, véhicules) dans les pays développés ont réduit la quantité de ressources naturelles nécessaires pour créer une unité de PIB au cours du 20e siècle. Toutefois, cette amélioration de la productivité des ressources est demeurée moins rapide que le rythme de croissance du PIB et n'a pu enrayer la croissance des extractions sur longue période.
- On assiste même à une nouvelle accélération de l’extraction mondiale depuis le début du 21e siècle : environ un tiers de toutes les ressources extraites depuis 1900 l'ont été sur la seule période 2002-2015. Chaque unité de PIB est devenue plus intense en ressources au cours des années 2000.
- Les gains d’efficacité dans l’extraction, la transformation et l’usage des ressources peuvent encourager une augmentation de leur consommation plutôt que l'inverse : la baisse des prix qui en résulte peut inciter les consommateurs à acheter davantage d’un produit, et les entreprises à augmenter la taille, la puissance ou les fonctionnalités de ce produit. Une illustration emblématique de cet « effet rebond » concerne l’automobile : si nos voitures consomment aujourd’hui deux fois moins d’essence au kilomètre par rapport à 1950, la distance parcourue en voiture par personne a été multipliée par 10 et la masse des véhicules a augmenté de 30 % entre 1990 et 2020. Loin d’avoir abouti à une diminution de la consommation de carburant, le progrès technique a eu tendance à encourager un usage accru de la voiture.
La croissance économique menacée par la perspective de décroissance énergétique ?
Parce qu’elle constitue l’apport préalable et nécessaire à l’exploitation de toutes les autres matières premières, la croissance de la consommation d’énergie constitue un facteur déterminant de la croissance économique. L'impératif de sortie des énergies fossiles et les incertitudes sur la capacité des énergies renouvelables à en prendre le relais dessinent un scénario de « descente énergétique » qui pourrait faire vaciller la croissance économique. Une réduction de l'approvisionnement en énergie, et donc en matières premières, entrainerait en effet une réduction de la production et de la consommation. Du reste, les dommages croissants causés à l'environnement constituent également une menace directe pour la croissance économique future.
Quels sont les caractéristiques d’un métabolisme soutenable à l’échelle mondiale ?
Un métabolisme soutenable implique une transformation aussi bien qualitative que quantitative, qui se structure en trois axes :
- s’affranchir des énergies fossiles pour privilégier des ressources renouvelables et recyclées ;
- réduire le volume des flux entrants et des flux sortants ;
- stabiliser le stock de matière en usage.
Vers une division par deux de l’extraction mondiale de ressources ?
Parce que l’ampleur des flux de ressources entrant dans le système économique déterminent l’ampleur des impacts environnementaux, tout l’enjeu consiste à fixer dès l’amont le plafond de consommation de ressources à ne pas dépasser. Il apparait en effet plus efficace et plus facile d'agir sur le débit du « robinet » d'entrée que d'intervenir au niveau des multiples lieux de rejets vers l'environnement.
En raison des difficultés méthodologiques que cette question soulève, on compte encore peu de travaux proposant un seuil de soutenabilité pour l'ensemble de l'extraction mondiale. Un article récent le situe dans une fourchette de 3 à 6 tonnes par personne et par an en 2050, dont 2 tonnes de biomasse. Pour une population mondiale estimée à 9,5 milliards d’habitants en 2050, cela représenterait une empreinte matérielle globale annuelle comprise entre 28,5 et 57 milliards de tonnes à cet horizon. Selon cet ordre de grandeur, atteindre un métabolisme soutenable impliquerait de diviser par deux l’extraction mondiale, qui a franchi la barre des 96 milliards de tonnes en 2019.
Comment concilier développement humain et respect des limites planétaires ?
S'affranchissant de la croissance du PIB comme référentiel de mesure de la prospérité des sociétés, un nombre croissant de travaux explorent la possibilité de concilier la satisfaction des besoins fondamentaux de chacun tout en préservant l'intégrité de la planète.
En ce sens, la « théorie du donut » proposée par Kate Raworth permet d’illustrer deux frontières à ne pas franchir pour délimiter « a safe and just space for humanity » (voir schéma ci-contre) :
- La frontière « intérieure » du donut constitue le « plancher social » (ou fondement social) du donut, c’est-à- dire les besoins humains de base à satisfaire pour chacun (sécurité alimentaire, accès à l'eau potable, à l'énergie, à l'éducation, aux soins de santé, à un travail digne, etc.) ;
- La frontière « extérieure » représente le « plafond écologique », c’est-à-dire les pressions environnementales à ne pas dépasser pour préserver l'habitabilité de la planète.
De ce point de vue, le défi du 21e siècle est de parvenir à placer l'ensemble de l'humanité entre le « plancher social » et le « plafond écologique » du donut, en éliminant les insuffisances et les dépassements. Dernièrement, le rapport sur le développement humain 2020 du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) souligne l'enjeu de redéfinir le développement humain en le reliant aux conditions de maintien du système terrestre dans un état propice au bien- être de l'humanité. Le principe de soutenabilité apparait ainsi comme une condition de long terme du développement humain.
À l'heure actuelle, aucun pays n’est parvenu à satisfaire ces deux impératifs.
Découpler le bien-être humain des pressions environnementales constitue un véritable challenge. S'inspirant de la théorie du donut, une étude récente montre qu'aucun pays n’y parvient à ce jour comme l'indique le vide dans l'angle en haut à gauche du graphique ci-dessous. Globalement, plus un pays présente un niveau de développement humain élevé, plus il transgresse de frontières biophysiques, et réciproquement.
C'est ce que montre également le nouvel indice de développement humain ajusté aux pressions exercées sur la planète (IDHP) proposé par le PNUD : l'IDH de chaque pays est ajusté à la baisse en fonction des pressions exercées sur l'environnement (émissions de CO2 et empreinte matières par habitant). En 2019, sur plus de 60 pays à développement humain très élevé (IDH), seuls 10 sont encore classés comme tel selon l'IDHP. De fait, les progrès en matière de développement humain se sont accompagnés jusqu'ici par une hausse des pressions environnementales.
Réinterroger les conditions matérielles de la prospérité
L'ère industrielle a conduit à définir la prospérité des sociétés comme l’amélioration constante de leurs conditions de vie matérielles, habituant chaque génération à « avoir plus » et faisant de l’augmentation de la taille du « gâteau » la réponse privilégiée aux inégalités de niveaux et de conditions de vie, .
- Comment définir les besoins fondamentaux à satisfaire (alimentation, logement, chauffage, éducation, santé…) ? Jusqu’à quel point l’abondance matérielle contribue-t-elle au bien- vivre individuel et collectif ?
- Quel niveau de confort matériel accessible à tous serait compatible avec une réduction des flux métaboliques à un niveau soutenable ?
- Les emplois et les revenus amputés par le recul des productions et consommation matérielles peuvent-ils être compensés par le développement d’activités à faible empreinte environnementale ?
Retrouvez la version longue de ce texte et la bibliographie dans l’étude complète ici