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Démocratie : Effets de participation, la démocratie à l’étude

Texte de Jean-Michel FOURNIAU

Jean-Michel Fourniau est sociologue, directeur de recherche et directeur du Groupement d'intérêt scientifique « participation du public, décision, démocratie participative ».

Texte écrit pour la revue M3 n°2.
Date : 01/04/2012

La prolifération des initiatives qui ont donné corps à l’idée de démocratie participative a été accompagnée par le développement de la recherche en sciences humaines et sociales sur ce domaine. Dépassant l’analyse basée sur la prééminence des dispositifs, différents travaux cherchent à déterminer les effets de la participation sur les mobilisations sociales, l’action publique, la structure politique. Mais aussi sur la recherche elle-même.

La création du Groupement d’intérêt scientifique « Participation du public, décision, démocratie participative », validée par le CNRS à l’automne 2009, a mis en évidence l’ampleur nouvelle des questionnements relatifs au renouvellement de la démocratie dans les sciences humaines et sociales. Son premier congrès s’est tenu du 18 au 21 octobre 2011 à Paris. Il s’est pleinement saisi des questions qui irriguent les travaux de recherche, dans toute leur étendue (crise financière et écologique, mouvements sociaux et critique sociale…) et a dressé une première cartographie d’univers encore dispersés, tantôt tournés vers des enjeux théoriques, tantôt plus insérés dans des activités de terrain. Sa tenue a marqué la naissance du champ de recherche spécifique des études de la participation du public en démocratie. Celui-ci ne s’organise pas autour d’un paradigme partagé mais autour de questionnements traversant l’ensemble des travaux, qu’ils portent sur la démocratie urbaine, les relations sciences-sociétés et la démocratie technique, la démocratie écologique, la démocratie sanitaire, etc.
Cette floraison d’adjectifs accolés au nom de la démocratie témoigne de l’absence d’une théorisation commune mais aussi du retour du conflit comme objet central d’analyse, pour dépasser le tropisme procédural de la vague précédente d’observation fine du fonctionnement des dispositifs. L’étude des conflits va de pair avec un pluralisme des méthodes et des références. Les discussions du congrès ont montré la fécondité de lignes de tension qui parcourent et souvent opposent les travaux, par exemple autour des couples conflit/consensus processus/procédures, délibération/participation. Il faut noter que le champ des études de la participation se constitue dans le monde francophone (et plus généralement en Europe continentale) sans opposer théories de la démocratie participative et de la démocratie délibérative – alors que cette opposition est plus structurante dans les références anglo-américaines. Mais le congrès a souligné la nécessité de maintenir ouverte la tension entre ces deux points de vue théoriques distincts, alors que les deux concepts de participation et de délibération fonctionnent trop souvent comme des équivalents. Cette mise en tension passe par une large ouverture internationale des travaux.

Dépasser la prééminence des dispositifs
Le congrès a consacré une journée d’études aux « effets de la participation du public aux processus décisionnels ». Leur détermination est l’un des principaux ressorts critiques des acteurs de la démocratie participative. De multiples propositions de critères de description, de classification et d’évaluation ont été faites tant par les chercheurs que par les acteurs. Mais l’ambition de la journée d’études était de s’interroger sur les manières de saisir les effets de la participation, par un décentrement du regard par rapport aux analyses les appréhendant à partir du seul fonctionnement des dispositifs.
Ces nouvelles approches inscrivent l’analyse des effets de la participation dans l’étude d’ensemble des processus décisionnels, sans présupposer la prééminence des dispositifs participatifs ou délibératifs sur d’autres modes d’action collective. De telles approches permettent ainsi de reconsidérer l’influence des arènes participatives et délibératives, et donc le discours de leurs promoteurs, voire de mettre en lumière des effets inattendus au regard des objectifs initialement affichés, notamment sur les participants individuels, sur les processus de politisation, les compétences politiques et les savoirs d’usage des citoyens ordinaires, sur les réseaux d’acteurs, les territoires de la participation ou l’émergence de problèmes publics sur des scènes multiples. Examinons quelques-unes des pistes explorées.

Efficacité de l’engagement, l’approche sensible
Des travaux récents, notamment d’histoire de la démocratie participative, tendent à revaloriser le rôle de la participation comme activité coopérative orientée vers la résolution d’un problème tout autant que comme activité conflictuelle visant la décision. Ils invitent à être attentif à d’autres types d’effets que ceux portant sur la décision : l’éducation des citoyens et la fabrication de conduites politiques conformes à certaines conceptions de la démocratie, les processus de capacitation ou d’empowerment, la fabrication de savoirs et de savoir-faire pour l’action collective, les transformations du sens commun, etc. Les transformations contemporaines des pratiques démocratiques invitent donc à dépasser le paradigme de l’opinion informée et à analyser l’écologie des publics et les processus de construction d’une compétence citoyenne élargie. La majorité des travaux sur les effets individuels de la participation insiste sur la manière dont les acteurs individuels s’approprient les dispositifs, se conforment ou non aux règles qu’ils imposent, et sur les usages variés dont les procédures et les technologies participatives sont l’objet. Ces travaux observent notamment que les revendications de légitimité des citoyens ordinaires opèrent un déplacement de l’appréhension abstraite de l’intérêt général vers l’élaboration sensible du commun. D’autres travaux commencent à s’intéresser à l’activité participative ou délibérative et à la manière dont les individus engagés dans des dispositifs lui donnent sens. Si les dispositifs participatifs, qui suscitent des modes d’engagement très différents, offrent en effet un potentiel d’apprentissage, celui-ci est investi de manière très diverse selon les types de participants.
Le sensible, la sociabilité, l’appartenance à une communauté apparaissent comme des ressources, particulièrement pour les citoyens les plus éloignés de la vie politique, en manque de légitimité dans les arènes publiques. Appréhender l’efficacité politique de l’engagement individuel dans les dispositifs participatifs ne peut alors relever des seules approches cognitives des préférences et des apprentissages ou des analyses classiques de la compétence politique, mais implique d’être attentif à l’expression des émotions et de la subjectivité, et de suivre les processus de construction de trajectoires participatives dans la durée desquelles se forgent les capacités à la fois individuelles et collectives d’avoir prise sur son environnement politique. Cette nouvelle perspective dégage les conditions de pérennité des apprentissages observés permettant de faire de l’expérience participative un levier pour agir dans un système décisionnel généralement peu transformé par la participation.

Mobilisations sociales : quel répertoire ?
De nombreux travaux sur les effets de la participation sur les mobilisations et les mouvements sociaux s’interrogent sur les transformations contemporaines de l’espace public, les remaniements des répertoires de l’action collective aux différentes échelles territoriales, du local au mondial, la politisation (ou la dépolitisation) des pratiques des acteurs sociaux et des formes d’engagement civique. Le modèle de la « gouvernance à cinq » promu par le
Grenelle de l’environnement conduit de nombreux acteurs à distinguer la « société civile organisée » – les parties prenantes conviées dans les dispositifs de gouvernance concertée – et la société civile atomisée. Mais aussi à s’interroger sur la capacité des dispositifs participatifs à favoriser le passage d’un état fragmentaire à un état collectif alors même que les stratégies individuelles et les revendications collectives entrent souvent en tension. Une partie des travaux s’intéresse au filtrage des revendications opéré par les dispositifs de gouvernance participative. Il s’en dégage un double rôle des épreuves de délibération dans les arènes publiques : d’un côté, elles orientent la connaissance, l’argumentation ; de l’autre elles jouent un rôle dans la coordination des acteurs, la structuration de l’interaction sociale et les décisions qui en découlent. Pour une autre partie des travaux, il s’agit d’avancer dans la saisie de l’expression des critiques citoyennes, l’identification des réseaux d’acteurs, des coalitions, des milieux pour lesquels la participation est un des instruments de l’action collective.
Plusieurs travaux montrent que les associations peuvent imposer leurs savoirs et s’inscrire dans une double dynamique de coopération et de contre-pouvoir quand elles arrivent à saisir des effets d’opportunités politiques. La construction des modalités diversifiées d’engagement à différentes échelles territoriales ont également retenu l’attention : le territoire est déterminé à la fois par les nuisances anticipées d’un projet et par l’histoire des luttes locales constitutives d’une appartenance collective, mais il est aussi transformé par la participation. Malgré le faible effet direct constaté dans la plupart des processus participatifs, la répétition des expériences participatives modifie les usages et les représentations du territoire, y transformant à terme l’action publique en profondeur.

Interroger la « fabrique participative »
Partant du constat que tout ne se joue pas dans le moment de la procédure participative, mais bien souvent en amont, dans le choix des enjeux mis en débat, les nouvelles approches s’interrogent sur la « fabrique participative » de l’action publique et sur les capacités de mise en participation du social des différents niveaux de gouvernement.
Les travaux s’intéressent alors au rôle des arènes participatives, d’une part sur la politisation des problèmes publics, et d’autre part sur les technologies de gouvernement, les pratiques des administrations et des acteurs politiques. Quelques travaux commencent également à conduire des comparaisons entre secteurs d’action publique pour analyser leurs capacités différenciées à produire une offre de participation et pour comprendre comment des pans entiers se soustraient ou s’adonnent à ce nouveau régime de gouvernementalité.
La prise en compte de l’encastrement des processus participatifs dans leurs configurations sectorielles et territoriales, donc dans des systèmes d’action plus vastes et des temporalités plus longues, permet de mettre en évidence des effets produits, conformes ou non aux objectifs visés, sur la problématisation des enjeux, les réseaux d’acteurs, les pratiques administratives, etc., dont la réalité contredit le sentiment courant d’inanité de la participation. Il y a certes un décalage entre les effets observables et les effets mis en scène, certains effets étant peu visibles et peu lisibles pour le grand public, voire même invisibilisés. Mais aucun secteur d’action publique n’échappe totalement aujourd’hui à l’impératif participatif, bien que les expériences participatives restent inégalement distribuées. Ainsi, l’examen détaillé des processus de démocratie participative mis en œuvre à l’échelle locale souligne que dans beaucoup de cas, la participation, malgré la grande diversité des dispositifs, reste limitée à des objets résiduels de l’action publique. Les enjeux forts qui sont le plus politisés et les plus controversés entre les élus, ne sont que très rarement soumis à la parole citoyenne.

Comprendre les effets structuraux sur le système politique
La place de la démocratie participative ou délibérative dans le fonctionnement de la démocratie représentative, les effets en retour sur l’institutionnalisation différenciée des divers dispositifs, les transformations induites dans les rapports des citoyens à l’élaboration de la loi et à la mise en œuvre du droit sont également des questions interrogées par les travaux de recherche. On assiste plus largement à un retour des questionnements sur les effets substantiels de la participation au-delà des effets structuraux sur les dynamiques sociales et politiques : par quelles voies la démocratie participative ou délibérative peut-elle déboucher sur plus de justice sociale ? L’environnement, la ville, l’innovation scientifique et technologique sont-ils transformés par l’instauration d’un ordre participatif, alors que leur production est puissamment travaillée par les mécanismes du marché et les logiques de globalisation? L’échelle de ces grands enjeux pour l’humanité conduit souvent les différents niveaux de gouvernement à considérer que les citoyens n’ont pas leur place dans leur traitement. Les résistances que suscite le retour du tirage au sort en témoignent. Pourtant quelques travaux montrent comment la participation se traduit par une modification profonde de l’économie générale des épreuves de démonstration de la pertinence des projets et des politiques au regard de ces grands enjeux. La montée des questions de santé environnementale dans l’orientation de nombreuses politiques en témoigne, par exemple. Travailler à nouveaux frais cette problématique des effets substantiels de la participation suppose des innovations méthodologiques, des approches comparatives larges et des protocoles de recherches pluridisciplinaires communs favorisant la comparaison. Le congrès en a tracé la perspective pour l’activité future du Gis. Un dernier point mérite d’être noté. Les travaux sur la participation du public en démocratie s’appuient sur une large variété de postures des chercheurs. Celle classique de l’observateur neutre et distant laisse souvent la place à l’engagement dans les dispositifs au titre d’organisateur, de garant ou d’évaluateur. Les recherches action, les recherches participatives (avec les dispositifs comme les PICRI) se développent. La recherche en sciences sociales se trouve également directement « embarquée » dans les grands programmes de recherche technologique qui ne se conçoivent plus sans une implication du public. La participation n’est donc pas sans effets sur la recherche elle-même, et cela mérite également d’être analysé. Ce travail réflexif, le Gis n’entend pas le conduire en vase clos. D’une part, la structuration d’un champ des études de la participation du public en démocratie ne fait pas de la participation un objet séparé mais un point de passage obligé de l’analyse de phénomènes sociaux plus larges qui la rendent possible et la contraignent tout à la fois, et qu’elle influence en retour. D’autre part, le Gis entend promouvoir les démarches coopératives avec les acteurs de la démocratie participative pour comprendre comment les résultats de la recherche en sciences humaines et sociales influencent sa diffusion et la conduite des processus de participation.