25 ans de débat public sur la participation citoyenne
Étude
Plusieurs ouvrages qui ont marqué la réflexion de ces dernières années sur la démocratie participative.
Interview de Aminata KONE
<< Nous avons besoin aujourd'hui de ces compétences plurielles, dont chaque individu peut être porteur, pour produire des territoires solidaires. >>.
Depuis plus de 60 ans, la CSF (Confédération Syndicale des Familles) encourage les familles populaires à unir leurs forces pour améliorer leurs conditions de vie. Elle se veut au sein des quartiers ou des localités l’équivalent de ce que les syndicats professionnels sont pour l’entreprise : se regrouper autour d’idées communes pour mieux les faire avancer, tel est son credo. Présente sur 500 sites en France, elle agit en tant qu’organisation nationale auprès des pouvoirs publics dans les domaines du logement et de l’habitat, de la consommation et de la santé, de l’éducation et de la culture… Dans l’entretien qu’elle nous a accordé en décembre 2013, Aminata Koné, Secrétaire générale du mouvement, réfléchit aux évolutions des modes de solidarité à l’œuvre dans les quartiers urbains et aux défis que représente pour une organisation comme la sienne le changement des formes de militance. Comment travailler sur l’intérêt général, construire un point de vue collectif à partir des élans de solidarité ponctuels déclenchés souvent sous le coup d’une émotion ? Quel doit être le rôle des bénévoles et quel soutien peuvent leur apporter les pouvoirs publics et le monde de l’entreprise ?
La société française a beaucoup évolué ces dernières décennies. Quels changements constatez-vous dans la manière dont les solidarités s’organisent entre individus, au sein des familles, des quartiers ou à l’échelle des villes ?
Je ne sais pas s'il y a un vrai changement au niveau des solidarités. Mais il y a peut-être des changements au niveau de la visibilité de cette solidarité. Au moment où la CSF s'est créée, dans les années 1946-1950, à partir des Associations Familiales Ouvrières, c'était l'après-guerre, les gens se reconstruisaient, après des drames. Et donc naturellement, les regroupements de collectifs se faisaient plus facilement. Aujourd'hui, nous sommes dans une société où la vie collective est difficile à organiser. L’engagement militant dans les quartiers a longtemps été facilité par le fait que les femmes travaillaient moins, elles étaient souvent à la maison. Ce sont elles qui étaient le plus mobilisées dans des organisations comme la CSF et tant d'autres. Même si les hommes militaient, ce n'était pas de même nature. Ces hommes étaient plus souvent dirigeants des organisations, tandis que les femmes étaient les « petites mains »… Mais elles faisaient bouger énormément de choses, elles étaient mobilisables sur tous les fronts, et en particulier au niveau des familles. Elles ont inventé des modes de solidarité, comme la création d'associations d'aide à domicile, pour aider les mamans quand elles étaient malades, quand elles avaient besoin de relais, pour les accompagner dans leur fonction parentale et les responsabilités qui leur incombaient au domicile. Il y avait aussi des femmes chefs de famille, qui avaient été victimes de la guerre, et les « filles-mères », qui n'étaient pas très acceptées dans la société. Il fallait une mobilisation, une solidarité autour de ces problématiques pour essayer d'obliger les pouvoirs publics à regarder les conditions d'existence de ces catégories de personnes. Donc, les solidarités ont toujours existé. Mais elles s'exercent, selon les contextes, avec plus ou moins d'élan de la population en vue d’acquérir de nouveaux droits. Dès l'instant que la vie devient difficile, insupportable, on arrive plus facilement à mobiliser les gens. Et la mobilisation, la revendication, est un facteur d'évolution.
Mais aujourd'hui aussi la vie est dure...
C’est vrai. Il y a beaucoup de gens sur le carreau… Si la vie collective s’organise moins spontanément aujourd’hui, c’est aussi parce qu’à un moment donné, l'Etat a organisé les choses comme s'il pouvait tout faire. Après-guerre, les gens se mobilisaient pour reconstruire. Et puis l’évolution liée aux « Trente Glorieuses » a conduit à un développement de l'action sociale de la part de la puissance publique, ce qui a mis les gens dans une situation d'attente vis-à-vis de l’Etat : l'Etat fait, les droits sont ouverts, donc : « J'ai droit ». Cela fausse la vision de la solidarité, de mon point de vue. Non pas que trop de social tue la solidarité ; mais cela met les gens dans une situation où ils n'ont pas besoin de trop bouger, d’agir par eux-mêmes, pour avoir les choses. À tel point que les bénéficiaires confondent l'action militante qu’incarnent des associations comme les nôtres et cette solidarité portée par les travailleurs sociaux. Il y a une confusion, dans la mesure où les deux acteurs que nous sommes opèrent dans les quartiers auprès des familles : celles-ci ne comprennent pas la différence entre nos modes d’approche. Quand les gens viennent chez nous, nous leur disons : « On veut bien faire, mais avec vous. On fait ensemble. »
A la CSF, on n’est pas dans l'assistance…
Il faut mettre la main à la pâte. Il faut travailler avec nos militants. Cela peut repousser certains, mais il y a aussi des personnes qui disent : « Cela me redonne de la dignité, je ne demande rien à personne, je fais avec les associations. »
Est-ce que l'affaiblissement actuel de l'Etat providence ne pousse pas à un renouveau de cette volonté d'être acteur, de faire par soi-même, ou en groupe ?
Cela dépend. Quand les gens sont complètement ratatinés par les problèmes, quand il faut vivre avec moins d'un euro par jour et par personne, ils ne sont pas acteurs. Ils sont dans une démarche de survie. Il faut en permanence aller chercher des bouts d'aide à droite et à gauche, ce qui est très chronophage. Cela empêche de réfléchir, cela empêche de se reposer, de regarder ce qui se passe autour de soi, d'avoir ne serait-ce qu'une petite vision partagée avec son voisinage. La recherche de survie est très néfaste pour une vie collective dans les quartiers.
Et cela concerne beaucoup de monde aujourd'hui...
Cela concerne en tout cas les familles populaires avec lesquelles nous sommes en contact. La CSF ne touche pas l'ensemble des familles. Heureusement, il y en a qui arrivent à joindre les deux bouts et qui se mobilisent encore pour les autres, qui organisent des solidarités de proximité. Dans les quartiers populaires, il y a beaucoup de solidarité. C’est évident au sein des familles. On ne le dit jamais assez, mais les familles sont extrêmement solidaires ; surtout les familles populaires. Elles partagent leur misère, leurs espoirs. Vous ne verrez pas — c'est très rare — un jeune de milieu populaire se faire éjecter de sa famille. Il sera soutenu. Parce qu'il n'y a rien à perdre dans ces familles, pas de patrimoine…, il n'y a qu'à partager. Dans les familles populaires, il y a tout à gagner à rester en bloc. Entre voisins, c'est vrai aussi : je connais mon voisin, s’il a un problème, je ne le laisse pas tomber, on s’entraide.
Rien à voir avec ce qui se passe dans d’autres milieux sociaux ?
Cela dépend des milieux, effectivement. Quand les gens commencent à ne plus se parler dans l’habitat collectif, c'est qu'ils sont très mal dans leur logement. La qualité du logement est un facteur important de l'ouverture des gens vers l'extérieur. C’est pourquoi je dis que les bailleurs sociaux ont une responsabilité par rapport à l'accumulation des misères. Quand les gens sont pauvres, ils acceptent leur pauvreté. Mais quand ils sont mal logés (logement mal adapté, exigu, environnement sale…), ils ont honte. Ces mauvaises conditions d’habitat agissent sur les personnes, et sur les solidarités de proximité. Parce que chacun accuse l'autre de dégrader. On pense que c'est le voisin qui salit, et qui donc, nuit à mes droits. Les pouvoirs publics ne se rendent pas compte de ça. Je dis toujours aux collectivités : quand vous avez des cages d'escalier avec ascenseur, elles sont plus fréquentées que les rues ! Il faut voir la densité de population et les allers-retours dans ces ascenseurs, dans ces halls qui sont utilisés de manière permanente…. Ce n’est pas du tout le même usage que celui qui est fait de la rue d'à-côté, qui est superbement entretenue. On sous-estime le besoin d'entretien de ces cages d'escalier. La qualité du service rendu est très importante, même si beaucoup d'efforts ont été faits avec la rénovation urbaine.
Agir sur la qualité de l’habitat serait une action « indirecte » en faveur de la solidarité ?
C'est quand même un commencement. Quand on vit dans un habitat collectif, le chez soi commence depuis la rue. Donc vous partagez un bout de chez vous avec tous vos voisins, jusqu'à la porte d'entrée de l'appartement. Si ce chez soi — qui est impersonnel, mais qui est aussi intime, parce qu’il compte pour le regard de l'autre, pour l'acceptation de l'autre — si ce chez soi, donc, vous pose problème, vous aurez des problèmes avec votre voisinage. Ils pèseront sur le comportement des personnes, sur leur capacité à aller ou non vers leurs voisins de palier, d'immeuble, etc. Même quand votre immeuble est potable, et que ce dysfonctionnement existe dans l'immeuble d'à-côté, vous avez ce problème, parce que vous vous dites : quand est-ce que ça va venir chez moi ? Ce rapport n'est pas traité par les pouvoirs publics et les bailleurs à sa juste valeur. Parce que ce sont bien eux qui attribuent les logements qui mettent les bénéficiaires dans une communauté de vie, sans que ceux-ci en aient eu envie. Il faut un accompagnement pour partager cette communauté de vie.
D’où l’importance des actions que vous menez ?
Oui, c’est pour cette raison que nous organisons beaucoup d'actions de solidarité de voisinage, des moments partagés de convivialité, qui agrémentent les périodes de grisaille. On n'est pas bien, mais on peut se dire : on a vécu cela ensemble, c'était un moment important, où tu m'as vu jouer un autre rôle. Je ne suis plus le vilain petit canard du coin, mais quelqu'un qui a des ressources, qui peut être vu autrement, qui peut être entendu autrement. Cette mise en route des familles passe aussi par des actions culturelles, comme celle que nous menons en ce moment en Guadeloupe par exemple, à Grand-Camp, aux Abîmes, dans un quartier où la criminologie est exacerbée. A travers la réalisation de courts-métrages de fiction, nous avons amené deux bandes de jeunes ennemies à échanger et à travailler ensemble. Et leurs films interpellent la collectivité, sur la question de la sécurité, sur la qualité urbaine, sur la gestion urbaine de proximité, le respect de leurs droits en tant que locataires… Ils ont pris conscience que la collectivité doit aussi jouer son rôle. Ils se rendent compte que l'habitant ne peut pas être le seul à régler cette question-là. Ils disent : OK, je dépose les armes, mais j'attends un retour de la collectivité.
Est-ce à dire que lorsque la puissance publique est absente, la population a tendance à s’auto-organiser, pour le meilleur et pour le pire ?
Même pas. Je ne crois pas que les gens s'auto-organisent. Certains occupent l'espace, mais c'est une minorité. L'espace public est déserté, à la fois par la puissance publique, par le bailleur social et par les adultes. Mais à partir d’actions comme celles que nous avons menées, les gens prennent conscience de leur droit à vivre sereinement chez eux. Finalement, un jeune nous a dit : « Si vous organisez un collectif et que vous allez voir le bailleur, moi j'en ferai partie. »
Il faut cette étincelle, ce soutien, pour lancer des actions collectives ?
Ça ne s'organise pas tout seul, en effet, et c'est aussi le rôle d'une association de locataires d'organiser ce collectif.
On parle beaucoup de la défiance vis-à-vis du politique. Pensez-vous que les gens sont encore prêts à se mobiliser pour des causes collectives ?
L'épuisement arrive par la non réponse de la collectivité. Il y a une exigence de participation de la part des gens, il ne faut pas croire… Mais on sait aussi que cette participation doit s'organiser. Il est facile de laisser les gens crier, beaucoup moins de les mettre autour d’une table et de les faire travailler ensemble. C'est ce que nous disons aux élus locaux et aux bailleurs sociaux : vous ne pouvez pas dire qu'il y a un déficit de participation de la part des habitants si vous ne l'organisez pas. Pourquoi les gens repartent-ils ? Parce qu'ils savent que l’offre de participation n’est pas sincère, qu'il n'y a pas d'objectif défini. Donc ils ne sont pas sûrs de gagner quelque chose au bout, puisqu'il n'y a rien de précis. Il y a souvent un malentendu bien orchestré sur ce qu'est une concertation. Certains prennent de l'information pour la concertation. J'appelle cela de la concertation alibi. Et les gens le sentent. Ils fuient, parce qu'ils ne veulent pas être pris au piège.
Nombre de responsables institutionnels craignent le conflit avec les citoyens, s’ils ouvrent trop la porte au débat…
Mais ils se mettent eux-mêmes dans des situations conflictuelles ! Quand ils pensent qu'une revendication les bouscule, au lieu d’y voir un facteur dynamisant pour la conduite d’un projet ; quand ils pensent qu'inscrire une concertation dans un processus de décision les dépossède de leur pouvoir de décision. Quand ils pensent que se concerter, c'est perdre du temps ; ou qu’ils y voient le moyen pour faire accepter la décision telle qu’elle a déjà été prise. Le conflit survient inévitablement, parce que les gens sentent que vous n'avez pas envie de les écouter, encore moins de les entendre. Se pose alors la question : comment faire confiance ? Les points de crispation viennent la plupart du temps du fait que les gens ne s’estiment pas entendus. La non sincérité dans la concertation peut faire échouer un projet après dix ans d’étude d’impact… Les usagers délaisseront un centre commercial mal placé ou mal conçu ; de même si un trajet de bus n’est pas pertinent. Nous avons des tas d’exemples en tête. Autrement dit, c’est de l’action perdue, de l’argent public gaspillé. La pérennisation de la chose publique repose sur l’adhésion de la population.
Il y a donc un vrai travail à faire, du côté des institutions, pour restaurer cette confiance avec les citoyens, et en aval susciter plus de solidarité ?
Si l’on n'a pas une vision d'avenir partagée, on ne peut pas avoir confiance dans l'Autre. Comment parvenir à cette vision d’un avenir commun avec celui qui décide ? C’est en partie ce sur quoi nous travaillons : nous créons les conditions de la confiance avec les pouvoirs publics locaux, pour être sûrs que les gens puissent y aller. On n’attaque jamais personne, on explique pourquoi l’action publique va dans tel sens ou pas… Mais en retour, il faut au moins trois choses : un lieu ; la garantie que les choses se feront ; et un objectif bien clarifié au départ. Il faut que les projets en jeu soient pilotés politiquement ; qu’il y ait un garant, capable de faire en sorte que la matière sortie de la concertation soit intégrée dans le processus décisionnel. Ce garant peut être la collectivité locale, le bailleur, ou l’Etat. Les gens ont besoin d’un interlocuteur fiable. Cela implique de la part de ces décideurs, d’une part d'être transparents, de mettre tout sur la table, de donner les vraies informations, de ne pas être dans des calculs stratégiques ; et d’autre part d’expliquer ses décisions. Si les gens sont méfiants, ce n’est pas parce qu’il y a des décideurs. La prise de décision doit être le fait de ceux qui ont la légitimité de le faire. Mais elle doit s'expliquer. Or cette démarche pédagogique d'explication fait le plus souvent défaut.
On n’a guère progressé en 20 ou 30 ans sur ce point…Je dis toujours que la Révolution française a fini par fâcher le peuple avec ses dirigeants. Ceux-ci pensent que la démocratie représentative suffit. Ils détiennent un pouvoir qu'ils ne peuvent plus partager ; un pouvoir qui les sacralise. Nous, citoyens, nous sommes dépossédés de notre capacité de décision à leur profit ; et eux attendent la sanction électorale. Ce n'est pas une bonne manière de gouverner. Une bonne gouvernance repose sur la capacité à intégrer le point de vue de ses administrés, des différents corps qui composent la société. Ne serait-ce que parce que les techniciens sur lesquels les décideurs se reposent pour prendre une décision ont leur vécu propre des territoires. Certes, celui qui conçoit un rond-point se dit compétent dans son domaine, mais il travaille aussi en fonction de son propre usage de la ville, qui n’est pas celui des habitants. Nous, les citoyens, les associations..., détenons des technicités aussi importantes que l'urbaniste ou le sociologue. Je dis souvent qu’une mère de famille a une compétence plurielle, un père de famille aussi. Quand vous allez à la pharmacie, vous avez une position différente de celle que vous tenez à l’école en tant que parent d’élève. Parce que vous faites appel à l’autre personne qui est en vous. Nous sommes tous multi-casquettes ! Il faut faire travailler ensemble tous ces savoirs. Nous avons besoin aujourd’hui de ces compétences plurielles, dont chaque individu peut être porteur, pour produire des territoires solidaires. Parce que la population ne se contente plus de décisions prises ailleurs, qui quelquefois ne sont pas performantes ou conduisent à des projets qui coûtent plus cher que nécessaire. Sans cette compétence plurielle, on va à l’échec. Si elle est organisée, les responsables peuvent décider, mais en bonne connaissance de cause. La démocratie participative est un outil de bonne gouvernance, parce qu'elle permet d’ajuster l’action au fur et à mesure. Surtout dans le cas de projets urbains qui se déroulent sur plusieurs années, voire plusieurs décennies.
Organiser cette « compétence plurielle » renvoie au problème du partage du pouvoir…
Effectivement. Il faut obliger les professionnels à reconnaître qu’ils ne sont pas les seuls détenteurs de savoir ; et interpeller les élus sur leur pouvoir. Peut-être que d'autres ont une vision de l'évolution de la ville qu’ils n’ont pas. Une ville est toujours en mouvement. Elle se construit au fur et à mesure. Comment un individu peut-il dire : moi je peux décider à la place de tout le monde ? Non. Aider à faire évoluer les mentalités en la matière n’est pas simple. Parce que cette manière de vivre la démocratie, on ne l’apprend pas dans les manuels. On l’apprend par les solidarités de voisinage, par le contact avec des associations comme les nôtres. C’est le vrai sens de la citoyenneté, et nous souhaiterions que ce soit expliqué dans les écoles. La citoyenneté, ce n’est pas que le vote. Le vote c’est l’acte suprême, mais pas décisif. Ce qui est décisif, c’est ce qu’on fait au quotidien, comment on aide les pouvoirs publics à évoluer, à avancer ensemble dans le sens de l’intérêt général.
Vous établissez un lien étroit entre solidarité et participation citoyenne, pourquoi ?
Cela fait partie des solidarités, et ce sont les enfants qui m'ont fait découvrir ça. Il y a quelque temps, nous avons organisé un concours de dessin avec les enfants du soutien scolaire, à Aulnay-sous-Bois, en leur demandant de dessiner leur ville. Une petite fille avait dessiné une princesse, dont elle avait crayonné les yeux en noir. Elle nous disait que sa ville était très belle. Mais pourquoi lui avoir noirci les yeux ? « Parce qu’elle ne voit pas », nous répond-elle. « Pour traverser la route, elle ne voit pas ». Nous avons fait le lien avec deux enfants qui avaient été accidentés sur le chemin de l'école. Effectivement la sécurité des enfants n'avait pas été intégrée, sa ville n’était pas solidaire avec elle, puisqu'on pouvait l'écraser sur cette route, qu’on ne la voyait pas... Nous nous sommes battus, et nous avons réussi à faire changer l'entrée de l'école. Il y a eu divers aménagements, un giratoire, etc. Si cette enfant ne l'avait pas dit, jamais il n'y aurait eu un mouvement de solidarité capable d’obtenir ces réaménagements. Pourtant, des parents d'élèves le disaient ; des marches blanches avaient eu lieu après les décès…, le Préfet nous disait que c'était une route départementale, qu’il ne pouvait rien faire.
La solidarité, dans ce cas, est passée par « l’agir ensemble » C'est de l'entraide collective, parce que les gens étaient choqués. C'est de la solidarité, parce que ce ne sont pas les seuls parents d'élèves qui y sont allés : tous ceux qui vivaient aux abords de cette route se sont mobilisés. Cette solidarité dans l’action a fait bouger les pouvoirs publics.
Pensez-vous que cette conception de la solidarité, réactive en quelque sorte (« Puisqu'on ne nous entend pas, puisqu'on ne nous voit pas, organisons-nous et faisons pression »), monte en puissance en France ?
Dans les quartiers populaires, c'est faible. Ce genre de choses se développe quand des groupes ont un intérêt commun et veulent le défendre. C'est facile quand il y a un intérêt économique en jeu, comme dans le mouvement des « bonnets rouges » par exemple. Mais quand vous demandez à une famille d'aller dans la rue, c'est compliqué… Le plus souvent, la population agit par émotion. Dans le cas d’Aulnay, l’émotion était forte : il n’était pas acceptable que l'on perde des vies. Sous le coup de l'émotion, un élan de solidarité peut se déclencher, qui peut aller jusqu'au règlement du problème. Mais dans l’ensemble, ce qui domine, ce sont des solidarités de voisinage, plus discrètes (aider des personnes âgées à faire leurs course, récupérer les jeunes enfants des voisins à la sortie de l’école…). On partage des repas, on se passe quelques paniers de fruits. Mais cela ne va pas plus loin, en partie parce que les gens ont une vision faussée de leurs droits. Ils pensent que réclamer, par exemple, davantage d’entretien au bailleur ou à la ville, peut leur causer un tort. Parce qu'ils ne se rendent plus compte du coût de leur logement. Ils ont l’impression de peu payer, parce qu’ils bénéficient de l’APL. Donc : on se fait tout petit, on se dit « qu’il ne faut pas exagérer »…
Votre action repose beaucoup sur une minorité de militants actifs. Est-ce que vous avez plus de mal à les trouver qu’auparavant ?
Oui. Comme toutes les organisations proches des nôtres. Nous avons beaucoup de mal à trouver cette race de militants en voie de disparition, qui était tout le temps mobilisée, qui faisait du militantisme comme s'ils allaient travailler à l'usine, qui était vouée à la cause commune, à la cause publique. Nous avons un problème d'adaptation aux nouveaux modes de militer.
En quoi consistent ces nouveaux modes de militer ?
Les familles s'engagent, mais les engagements sont différents. Ils relèvent du zapping. Ce sont des mobilisations ponctuelles, sur un sujet précis ; ça va très vite, et il faut un résultat. Or, nos actions se conçoivent dans la durée, elles demandent à construire ensemble et impliquent un ancrage territorial. La CSF n’est pas en dehors de la population, elle est composée, sur le terrain, de la population locale et s’appuie sur les revendications des habitants. Partir des « colères » des gens, comme le proposent certains, je ne suis pas sûre que ce soit le bon moyen. Nous souhaitons que les gens soient acteurs de leur vie, qu'ils se bougent, qu'ils partent avec nous. Il y a donc un problème de « calage » avec ceux qui veulent tout de suite avoir un résultat. Parce que les réponses demandent à être construites par la collectivité, par les personnes que nous interpellons... Aujourd'hui, les gens n'ont pas suffisamment de patience pour travailler sur l'intérêt général.
Mais comment définir ce qui relève de l’intérêt général ? C’est là, sans doute, que se manifestent des différences d’approche.
Il faut aider les individualités à construire un point de vue collectif. Nous jouons parfois un rôle de facilitateur, pour un groupe qui demande à se faire entendre (on va lui obtenir un rendez-vous, le soutenir…,) ; ou un rôle d’animateur, ou d’intermédiaire, pour rapprocher les points de vue des politiques et des habitants, pour qu’ils se parlent, s’entendent, se mettent d’accord. Il faut laisser le dialogue se faire, que les gens débattent en direct avec les responsables. Le décideur tranchera ensuite pour l'intérêt général, en fonction de ce qu'il pense être le mieux pour tous. Sur chaque site, on invente. On va chercher ce qui peut créer le lien, quelque chose de très commun, un moment à partager. On encourage, on crée la curiosité, l’envie…, à travers des actions qui sont en fait des prétextes pour mettre les gens en mouvement. Et lorsque des initiatives, des individualités ou des actions collectives surgissent, nous les accompagnons, pour qu’elles ne retombent pas, pour qu’elles aillent jusqu’au bout. Notre objectif n’est pas de mettre les gens dans la rue. C’est plutôt qu’ils s’approprient leur problème, qu’ils construisent l’action entre eux et qu’ils obtiennent une reconnaissance de la part des pouvoirs publics. D’où notre souci avec les formes de militance actuelles. Le zapping va à l’encontre de notre démarche, qui s’inscrit dans la durée. La CSF forme ses militants à travers son institut de formation, avec des professionnels. Nous sommes impliqués dans l’école de la rénovation urbaine (qui est financée par l’ANRU). Ça leur donne de l’assurance… La formation donne confiance en soi et permet de prendre conscience qu’on est soi-même une ressource, qu’on vaut quelque chose, qu’on peut partager des choses avec l’Autre. C’est à la base de l’éducation populaire : l’idée que chaque personne a une valeur propre, qu’il faut explorer. Le zapping actuel est un mal être : personne ne se construit de manière hachée, sans avoir la possibilité d’élaborer sa pensée dans la durée. Tout être humain est riche d’une richesse inouïe, qu’il n’explore pas forcément, qu’il n’utilise pas toujours à bon escient. Nous essayons de faire ressortir ou de canaliser cette richesse pour l’action collective, ou pour la personne elle-même, pour qu’elle puisse relever la tête, s’affirmer, investir son rôle de père, ou de mère, de compagnon, de citoyen…
Donc, les modes de militance ont tendance à changer, et vous défendez tout de même la nécessité de cette pédagogie de l’intérêt général, qui demande du temps, des bénévoles disponibles et relativement formés… Comment résoudre ce paradoxe ?
Ce que nous disons, c’est qu'il faut qu'il y ait une meilleure reconnaissance des personnes qui s'engagent dans la cité. Comment peut-on militer si les réunions ont lieu aux heures de travail ? Cette reconnaissance doit s’organiser par la voie législative, et par l’octroi de congés représentation, qui permettent d’être reconnu au niveau de l’entreprise, d’avoir le droit de s’engager, avec une indemnisation possible. Idem pour les congés formation : car se concentrer sur des sujets compliqués implique de la formation partagée, pour connaître le langage utilisé, les objectifs, les enjeux…
Pouvez-vous préciser ce que seraient ces congés représentation ?
Les congés représentation existent déjà : quand on est membre du CESE, nos employeurs sont indemnisés. Idem dans les CAF. Il y a des autorisations d’absence, avec maintien ou remboursement du salaire. Il faudrait que cette possibilité soit élargie à tous les enjeux de société qui nécessitent l’avis ou l’implication de la population, comme par exemple l’aménagement d’un quartier. Les entreprises n’en veulent pas, parce qu’elles ne connaissent pas le dispositif. Elles connaissent le dialogue social, mais pas le dialogue civil, c’est-à-dire tout ce qui se joue en dehors de l’entreprise, la démocratie participative… Or, l’exercice ou le réapprentissage de la citoyenneté, c’est essentiel. Chacun doit être porteur d’un message au niveau de la cité, doit être en capacité de donner son point de vue, car chacun paye ses impôts. Face à la montée de l’intolérance de la population vis-à-vis des responsables politiques, on a besoin de lieux où s’éclairer, débattre, construire des choses ensemble. Si l’on veut lutter contre le communautarisme et contre l’individualisme, il faut créer ces lieux-là. Des lieux pluriels où l’ensemble de la population, y compris immigrée, pourrait trouver sa place. Ce pourrait être des mini-CESE municipaux, où l’ensemble des acteurs de la ville se retrouveraient. Cela existe, à Rézé, à Dijon, à Belfort… Notre souci est de faire en sorte de pouvoir travailler sur des projets avec des publics diversifiés. Quand vous abordez des problématiques de jeunes, de familles, avec uniquement des retraités, ça pose problème… Aujourd’hui, les femmes sont dans l’entreprise, les jeunes pères également. Il faut donc dégager du temps pour eux, un temps décalé, et adopter d’autres manières de faire. C’est un passage obligé. On peut dire qu’il y a de l’individualisme, mais il faut être réaliste : même si les gens n’étaient pas individualistes, même s’ils avaient le souci du collectif, ils ne pourraient pas laisser leur travail. Les pouvoirs publics doivent s’adapter aux disponibilités de la population en donnant aux personnes les moyens de se mobiliser.
On peut pourtant penser que ne participeraient à ces « CESE municipaux » que des militants chevronnés, déjà engagés dans des actions associatives, et non pas des citoyens lambda…
Il faut distinguer la représentation qui s’inscrit dans une démarche institutionnelle, d’un mouvement réactif dans un quartier et de l’action militante au quotidien. Les trois sont importants, pour répondre à la complexité de l’action publique. A la CSF, outre les activités d’intermédiation dont j’ai parlé, nous pouvons avoir une fonction de représentation, liée à un mandat qui nous est confié. Dans ce cas, nous savons précisément ce que nous voulons défendre. Comme d’autres associations, nous avons un discours construit, qui n’est pas le même que celui de l’habitant lambda. Nous pensons important d’articuler ces différentes fonctions, dans une démarche dite des 3R : représentation (syndicale) ; réalisation (nous créons des services pour répondre aux besoins des familles) ; revendication (nous construisons des points de vue collectifs et nous les portons devant les pouvoirs publics.) On ne peut pas faire de la revendication sans aller porter la cause en question auprès des pouvoirs publics, sinon on fait de l’activisme… Lorsque nous avons identifié des besoins non couverts, nous créons des services, et nous nous battons ensuite pour que la collectivité les prenne en charge. C’est ainsi que nous avons été les premiers à mettre en place du soutien scolaire. Nous avons créé des coopératives d’achat, mis en place l’aide à domicile, contribué à la création de l’Allocation de Rentrée Scolaire, etc. Le congé paternité, on l’a imaginé ici, avec Ségolène Royal, dans nos murs. Aujourd’hui nous nous battons pour qu’il passe à 3 semaines : on va y arriver !
Vous travaillez donc « en partenariat » avec les pouvoirs publics ?
Oui, c’est essentiel, pour avancer sur les droits, de la famille, des enfants. Nous sommes sur le terrain, dans une logique d’éducation populaire. Mais au niveau national, nous menons également un travail de fond auprès des pouvoirs publics, à travers des auditions, avec les ministères, différents groupes de travail… Nous intervenons beaucoup sur le législatif : la loi sur la famille, sur les enfants, l’adoption, la filiation…, tout cela au nom de la solidarité. En ce moment, nous travaillons sur la loi consommation, la loi sur la politique de la ville, la réforme fiscale ; nous participons à la préparation de la loi sur la dépendance, le vieillissement, en réfléchissant notamment au statut des aidants familiaux. On ne peut pas laisser ceux-ci se débrouiller tout seuls, même si la solidarité familiale ou de proximité joue. Il faut la solidarité de l’Etat, de la collectivité, avec les personnes. Dans la tête de nos militants, c’est très clair : on pense que l’Etat a toujours les moyens, que la répartition est une question de choix, et que certains choix politiques ne nous conviennent pas. Pour agir sur ces choix, il faut tenir aussi les choses par le haut. C’est notre rôle de représentation. Nous sommes là pour aider les pouvoirs publics à évoluer. Pas pour les contraindre à faire ce qu’on a envie qu’ils fassent, mais leur dire qu’il serait utile de faire. Pour leur démontrer que des gens sont prêts à donner de leur temps, à condition que les choses soient mieux organisées. Cela implique une relation de confiance, que la CSF construit sur ses territoires d’intervention.
Avez-vous déjà pensé à travailler avec des partenaires privés ?
Nous avons beaucoup discuté à ce sujet. Pour l’instant nous sommes bloqués par des questions éthiques : responsabilité des entreprises, respect des droits des personnes, qualité de leurs produits, relation aux consommateurs, placements financiers, solidarité internationale, etc. Nous pourrions envisager de travailler avec des entreprises qui gèrent des missions d’intérêt général…, mais même dans ce cas, nous nous interrogeons. Si la CSF travaillait avec des grands groupes comme Veolia, Suez…, la base nous poserait des questions. « Veolia coupe l’eau à des familles populaires…,Total pollue, pille le pétrole des pays pauvres, et vous prenez leur argent ? ». Nous souhaitons que ces entreprises soient irréprochables. Nous pourrions plutôt envisager de travailler avec des fondations : la Fondation Orange pour la lutte contre la fracture numérique, les fondations des Caisses d’épargne, des mutualistes. Mais nous n’avons pas encore franchi le pas. Nous sommes plus en phase avec des fondations indépendantes, qui ont des actions de solidarité : Fondation de France, Fondation Abbé Pierre…. Cela restreint nos possibilités, mais c’est notre choix.
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