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Synthèse temporelles 2023 (1/2) : Quels temps pour vivre le collectif ?

Couverture de la synthèse

Article

Tempo Territorial est un vaste réseau national qui réunit collectivités, chercheurs, associations, experts et citoyens sensibilisés au sujet de la conciliation des temps de vie.

Tous les ans, cette association coorganise avec un territoire adhérent « Les Temporelles », évènement réunissant les différentes parties prenantes afin de débattre et échanger.

Pour cette 19e édition organisée les 9 et 10 novembre, la Métropole de Lyon, membre du réseau depuis 2004, a ainsi accueilli des « Temporelles » consacrées au thème : « Les Temps du collectif : faire société en 2023 ».

Pendant deux jours, le Lugdunum Musée et l’Hôtel de la Métropole ont ainsi accueilli les conférences et table-rondes dédiées à la mise en commun des réflexions et expériences de chacune et chacun, autour de cette problématique qui associe vivre-ensemble et politiques temporelles.

Non-exhaustif, ce texte restitue les grandes idées abordées lors de ces rencontres.

• Journée 1 : quels temps pour le collectif ?
Date : 20/12/2023

« Faire commun »… depuis chez soi, dans la cité, au travail. Limiter la tentation du repli sur soi, auprès de ses proches et de ses pairs. Faire vivre des solidarités, y compris intergénérationnelles… Ravivées par cette période post-crise, ces préoccupations ont été abordées lors du colloque annuel de Tempo Territorial, autour de quatre enjeux clés :

  • Comment appréhender le partage entre temps pour soi et temps consacré au collectif ?
     
  • Comment faire société en prenant le temps d’une parole partagée, d’une écoute entre acteurs publics et habitants ?
     
  • Comment créer davantage de lien social, d’entraide et de convivialité au sein de l’espace public ?
     
  • Comment travailler, en faisant émerger une intelligence et une organisation collectives, dans un paysage professionnel en pleine mutation ?

 

 

Le commun à l’épreuve de la pixellisation de nos existences et de l’isolement collectif

 

Comment en est-on arrivé là ? Comment expliquer que notre époque soit autant marquée par la crispation, le rejet de l’autorité, la protestation, la colère ? En retraçant la chronologie des défiances, le philosophe Éric Sadin met au jour comment, depuis les 30 Glorieuses, nous avons perdu peu à peu l’envie de faire monde commun.

Bien sûr, la crise économique structurelle, le recul des services publics au profit de la marchandisation, le chômage, l’aggravation des inégalités, etc., participent largement au ressentiment généralisé. Si les difficultés ont toujours existé, hier, elles étaient perçues comme transitoires.  De même, des luttes et des conflits ont jalonné le 20e siècle, mais ils étaient tournés vers un même horizon.  Selon le philosophe, depuis le tournant libéral des années 1980 et la mise en échec du politique, nul n’ignore désormais « qu’il revient à chacun de saisir sa chance, de prendre les rênes de son existence : cela ne relève plus du commun ».

Dans ce contexte, les usages numériques et « les réseaux d’exposition de soi » se diffusent rapidement, et avec eux, l’impression que le monde est à portée de main, la possibilité de s’exprimer sans limites, « l’illusion de l’importance de soi et d’un surcroît de puissance ». Mais sous l’apparence d’une vie riche et d’une sociabilité sans limite, chacun s’en remet à sa propre expérience, son propre récit.

À cela s’ajoutent des événements particulièrement délétères, tels que le rejet du traité établissant une constitution européenne par un référendum désavoué, la crise des subprimes, la montée des discours conspirationnistes, du terrorisme et de la souffrance au travail, qui sèment un peu plus les graines de la désillusion et « fracassent les psychés ».

Pour l’expert de l’univers numérique, ces évolutions ont conduit à « l’atomisation de la société » et à un état d’isolement collectif, à son paroxysme lors des confinements de 2020. Désormais, chacun semble percevoir la vérité à l’aune de ses propres souffrances et ressentiments.

Mais il semble que nous n’ayons encore rien vu. L’avènement de l’intelligence artificielle générative vient flouter les contours du vrai et du faux et nous conduit finalement au « régime de l’indistinction généralisée ». Déléguer un nombre croissant de nos activités et de nos décisions à des systèmes revient surtout à nous couper de nos facultés humaines les plus fondamentales : l’intelligence, la créativité, l’exercice de notre liberté…

Alors, comment ne pas céder aux sirènes de l’intelligence artificielle, à la facilité d’une requête et au confort d’avoir une réponse supposée pertinente à la moindre de nos interrogations ? Si la régulation vient immédiatement à l’esprit, elle ne semble pas à la hauteur de cette évolution anthropologique et civilisationnelle, puisque le législateur européen n’a pu obtenir que la rémunération des ayants droit, sans régulation effective des règles algorithmiques de diffusion des contenus, dont les géants de l’industrie du numérique restent les seuls maîtres.

Pour Éric Sadin, il est temps de rompre avec l’expertise « par le haut » et d’écouter la société, en particulier ceux qui subissent les conséquences de l’aveuglement face à l’intelligence artificielle : l’école, l’hôpital, l’administration, le management… La société pourrait alors travailler aux actions alternatives, qui permettent l’expression de nos valeurs, de nos principes fondamentaux et de nos talents, tout en repensant le cadre de l’action publique.

Face à cette situation sans précédent, Éric Sadin appelle à ne jamais se résigner :

« Il faut construire à toutes les échelles de la société des cadres où les personnes sont agissantes, où l’on respecte l’intelligence humaine, l’intégrité, la créativité et où l’on célèbre des rapports sensibles et constructifs entre les individus ».

 

Avec une centaine de participants à chaque jour, les Temporelles 2023 ont joué leur rôle de carrefour des idées et des initiatives.

 

L’équilibre entre le temps pour soi et le temps pour les autres

 

Repli sur soi vs soutien

 

Pourquoi l’individu a-t-il tendance à se replier sur lui-même et à se détourner d’un destin commun ? Vincent Cocquebert, journaliste et essayiste, confirme les caractéristiques de cette ère du repli sur soi ou « égocène », et ses conséquences alarmantes sur notre rapport à l’autre. Et qu’advient-il pour les personnes prenant soin d’un de leurs proches malade, en situation de handicap ou en perte d’autonomie ? Le rôle de proche aidant prend du temps et force à ralentir pour accompagner du mieux possible. Mais comment faire en sorte que ce bouleversement ne soit pas aussi synonyme d’isolement ? Hélène Duval et Noémie Fontaine, représentantes de l’association Métropole aidante, présentent des solutions pour alléger le quotidien des aidants.

Depuis les années 1980, d’abord parmi les classes populaires puis dans l’ensemble de la société, on observe un désir croissant de repli domestique, idéologique, affectif et territorial. L’extérieur est davantage perçu comme menaçant : en moins de quatre générations, l’autonomie des enfants et leur espace de jeu dehors se sont considérablement réduits. En 2007, un enfant de 8 ans était autorisé à jouer dans un rayon de 300 m, quand son arrière-grand-père pouvait parcourir près de 10 km au même âge.

Dans un monde qui apparaît de plus en plus complexe et en l’absence de destin politique commun, on recherche la chaleur du foyer et son bien-être, on pratique des activités chez soi, on décore son cocon rassurant, confortable et protecteur, on reste entre-soi.

L’avènement du numérique a conforté ce repli en permettant de faire venir le monde à nous et de domicilier la culture, le travail, les relations sociales, les loisirs, etc. Aujourd’hui, on danse plus sur TikTok que dans les boîtes de nuit. « Cette quête de confort et de sécurité nous conduit à désirer un monde qui s’adapte à nous, sur mesure, même si cela est illusoire, et à rechercher l’identification plutôt que l’altérité », alerte Vincent Cocquebert.

Progressivement, la recherche de sécurité et cette volonté d’identification conduisent à privilégier nos « communautés-miroirs » (même genre, même ethnie, même sexualité, mêmes convictions, etc.), à sélectionner des fictions avec des personnages qui nous ressemblent et confortent notre univers mental, des marques qui nous valorisent ou nous donnent un peu de pouvoir (ex. personnaliser un article) et à rejeter les responsables politiques dans lesquels nous ne nous reconnaissons plus.

Ces évolutions sont des réponses aux désenchantements liés à l’effondrement du mythe du progrès et au délitement des domaines de valorisation narcissique (travail, vie affective…) ; mais des réponses dangereuses, car elles nous font perdre le goût des autres, le sens d’une interdépendance vertueuse et nous déconnectent de notre destin commun.

S’il existe une situation où le repli sur soi n’est pas choisi, c’est celle du proche aidant ou aidante (82 % sont des femmes). Pour accompagner une personne malade, en situation de handicap ou âgée, le proche aidant prend sur son temps, révise ses priorités et développe une vigilance permanente. Cette situation, vécue à plein temps et parfois sur le long terme, conduit les proches aidants à renoncer peu à peu à leurs activités et à leur vie sociale et les expose à l’épuisement.

« Du soutien et du répit sont indispensables. C’est pourquoi l’association Métropole aidante reçoit les proches aidants pour répondre aux besoins d’information, d’orientation et d’accompagnement et leur réapprendre à prendre du temps, sans culpabiliser », explique Hélène Duval.

Comment redonner du temps aux proches aidants ? Un préalable est déjà de construire le collectif : unir les forces de tous les acteurs de l’aide aux aidants, de recenser leur offre et d’en faciliter son accès.

Noémie Fontaine précise qu’il est nécessaire ensuite d’accompagner tout le parcours de l’aidance. Se reconnaître aidant peut prendre du temps. En outre, l’aidant apprend « sur le tas » et évolue au fil de son expérience. « Il faut respecter le cheminement de l’aidant, mais un professionnel peut l’alléger. L’aidant doit rester acteur ».

Faciliter l’accès des proches aidants aux services de soutien et d’accompagnement et proposer des bulles de répit concrètes sont indispensables pour leur santé et leur bien-être, mais aussi pour qu’ils puissent mieux accompagner.

 

Métropole aidante est une association qui réunit 150 organisations de tous horizons et bénéfice du soutien financier de la Métropole de Lyon, de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes et du groupe Apicil. Elle œuvre pour coordonner les initiatives, faciliter la structuration de l’offre et l’accès des proches aidants de la métropole de Lyon aux dispositifs de répit et d’accompagnement. Cette démarche est inédite par le nombre d’acteurs mobilisés et par son approche transversale et non par situation (âge, maladie, handicap).

 

 

 

La valeur du lien

 

Micro-économie parallèle, troc 2.0… Les banques du temps ou systèmes d’échange local sont rarement présentés comme des outils de fabrication de liens sociaux. Et pourtant, l’expérience de Maria Nikolopoulou, présidente de l’association pour le développement des banques du temps en Espagne, démontre sans conteste l’intérêt de ces dispositifs qui existent depuis déjà 25 ans chez nos voisins. Baptiste Mylondo, économiste et philosophe, va plus loin en nous invitant à rompre avec la logique marchande et notre approche économique du temps pour retrouver la valeur des liens sociaux et du temps libre.

Une banque de temps, ou système d’échange local (SEL), est un réseau d’échanges de services entre particuliers d’un même quartier ou d’une même ville. La monnaie est le temps, et quelle que soit la nature du service, 1 heure de prestation est égale à 1 heure. Chaque service est comptabilisé et chacun peut utiliser le temps gagné comme il le souhaite. De quels services parlons-nous ? Les cours de langue et les thérapies alternatives sont majoritairement échangés, mais on trouve aussi de nombreuses demandes de bricolage et d’offres d’accompagnement et de soin.

Quels que soient ses savoirs et compétences, toute personne peut se rapprocher d’une banque de temps. Il en existe 150 en Espagne, pour 12 000 membres actifs, ou plutôt actives, car les femmes sont majoritaires (75 %). Tous les âges sont représentés.

Concrètement, la personne souhaitant rejoindre une banque de temps est accueillie en entretien, s’inscrit pour proposer son offre et/ou exprimer sa demande. Au-delà des services reçus, et des gains de temps réalisés, les banques du temps facilitent les mises en relation, l’entraide et donc les liens de proximité.

La réussite d’une banque de temps repose sur la gestion du projet, assurée par les citoyens ou plus rarement par une collectivité (10 %), sur l’entente et l’engagement des habitants et l’ancrage local. Il est important que les personnes puissent se retrouver facilement dans l’espace physique et partager des activités. « On souhaite que cela dure le plus longtemps possible, mais si une banque de temps disparaît, les liens perdurent. Et ils sont plus importants que l’échange de services ! », souligne Maria Nikolopoulou.

Même raisonnement pour Baptiste Mylondo : la pérennité des banques de temps ou des SEL n’est pas forcément un signe de réussite. Ils pallient le manque de lien social, mais on peut s’en passer une fois que les freins sociaux sont levés, que le système d’entraide local fonctionne et qu’il n’est plus nécessaire de comptabiliser les échanges. Ainsi, on sort totalement de la logique marchande.

La société de consommation et son corollaire, la recherche de croissance, menacent les liens sociaux. L’accélération, décrite par Hartmut Rosa, va de pair avec « un sentiment d’accaparement du temps, où on a l’impression de ne plus avoir le temps de rien, et de dépossession, car on subit un tempo que l’on n’a pas choisi », explique Baptiste Mylondo.

Finalement, on ne s’autorise du temps libre que lorsque sa to do list est terminée, et celui-ci doit être « rentabilisé ». Dans ce contexte, on relègue les activités chronophages, dont font partie le temps passé avec les autres, les moments partagés, pour privilégier des activités immédiatement rentables. « Les liens sont victimes de la famine temporelle ». D’où l’urgence de repenser les quatre temps de nos existences -le travail, le sommeil, le soin et les loisirs- et leur place dans notre société.

 

 

Le temps de l’engagement : comment faire société et prendre le temps d’actions partagées ?

 

Du repli sur soi à l’action partagée, quels sont les enjeux ? Outre la maîtrise et l’articulation des temps, Patrick Vassallo, président délégué de Tempo Territorial, pointe la nécessité « d’un collectif qui fasse mouvement et soit un outil de construction partagé ». Chacun doit pouvoir se mobiliser avec envie autour d’un objectif commun. Les relations entre les collectifs, dont le poids économique n’est plus à prouver, et les acteurs publics sont un autre point d’attention. Enfin, comment faire société et s’affirmer soi-même ? Autant de sujets éclairés par les expériences de Fanny Lacroix, maire de Châtel-en-Trièves (Isère), Laurence Boffet et Jérémy Camus, tous deux vice-présidents de la Métropole de Lyon.

 

Cultiver le terreau de la citoyenneté active

 

« Revitaliser Châtel-en-Trièves ». Tel était le projet de l’ancien maire de cette commune rurale de 500 habitants en 2014. Recrutée comme secrétaire de mairie, Fanny Lacroix a rapidement adopté ce projet et ouvert sa boîte à outils d’ancienne consultante rodée à la participation citoyenne. La feuille de route était ambitieuse : définir le village idéal et identifier collectivement des projets, vecteurs d’échanges et de partage… en quatre mois !

Les habitants répondent présents, s’organisent en associations pour porter les différents projets, déposent des dossiers de subventions, etc. Un café-épicerie associatif, un jardin partagé et une carrière équestre voient progressivement le jour. Pour chacun d’entre eux, des habitants s’impliquent en fonction de leurs compétences et font vivre les nouveaux usages.

« Nous avons assisté à un réveil citoyen : chaque foyer avait au moins un membre impliqué dans un projet collectif. L’inauguration du premier lieu a été une grande joie pour tous. J’ai été impressionnée par les réalisations possibles à cette petite échelle grâce à une vision commune, résolument tournée vers l’action. Si toutes nos communes rurales arrivaient à faire communauté, on pourrait réellement engager une transition par le terrain ». Élue maire en 2020, Fanny Lacroix entretient la dynamique engagée et œuvre pour « faire vivre ce droit au village », c’est-à-dire favoriser la contribution de chacun à la politique de son territoire de vie.

Bien sûr, Châtel-en-Trièves a aussi rencontré des difficultés, par exemple lorsque l’association gérant le café-épicerie a fonctionné peu à peu en cercle fermé et que la convention initiale établie avec la commune n’était pas suffisante pour ramener l’intérêt général au cœur du projet. Quant aux facteurs de réussite, Fanny Lacroix identifie en premier lieu la culture de l’accueil du village et de l’ancien maire et le contexte difficile.

« La crainte de la fermeture de l’école et plus généralement le manque de moyens de la commune ont entraîné un sursaut commun et conduisent les habitants à retrousser leurs manches ». Il faut aussi ajouter à cela « la sincérité de la démarche, la restauration de la confiance dans le “faire ensemble” et du pouvoir d’agir de chacun, et la construction du collectif dès le début autour de sessions de bricolage et de repas ».

 

 

Accompagner sur mesure les habitants vers le changement

 

Dans le cadre du déploiement de la ZFE, la Métropole de Lyon s’est interrogée sur les moyens d’accompagner le changement des pratiques de mobilité des habitants. « Rapidement, nous avons eu la conviction que nous devions aller chercher des habitants éloignés des dispositifs participatifs, non militants, non engagés, et leur proposer des aides concrètes et sur-mesure », explique Laurence Boffet. La Métropole de Lyon a ainsi accompagné 20 foyers-pilotes pendant trois mois en leur proposant des solutions de mobilité adaptées à leurs besoins, et eux se sont engagés à ne plus utiliser leur voiture.

Abonnements aux transports en commun, autopartages, vélos-cargos, vélos en libre-service Vélo’v, trottinettes électriques ont été mis à disposition gratuitement des foyers-pilotes à la suite d’une analyse fine de leurs trajets et besoins. « Considérer leurs contraintes individuelles, alléger leur charge mentale et favoriser le partage des vécus au sein du groupe ont été déterminants dans l’expérimentation », analyse Caroline Richemont, responsable du service Usages et expérimentations de la Métropole de Lyon. Ce test en situation a véritablement amélioré les représentations des alternatives à la voiture (ex. « le vélo n’est pas si dangereux »). La majorité des foyers est prête à poursuivre le dialogue et a adopté de nouvelles pratiques de mobilité et même de consommation de proximité.

Pour Laurence Boffet, « faire avec les habitants a permis de bien calibrer l’action publique. Bien sûr, le partage de leur expérience ne suffira pas et la mise à l’échelle reste compliquée, mais cette expérimentation aidera la Métropole de Lyon à préfigurer une offre pour accompagner l’ensemble des ménages dans les changements de comportements ». L’Agence des mobilités et les autres acteurs de mobilité engagés aux côtés de la Métropole de Lyon ont ainsi pu affiner leur connaissance des problématiques de demain.

 

Renforcer la résilience des territoires

 

Citoyen engagé et élu de la circonscription du Val de Saône au nord-ouest de la métropole de Lyon, Jérémy Camus constate il y a une dizaine d’années la faiblesse des liens entre les habitants de ces communes périurbaines. L’engagement associatif était présent, mais orienté sur des pratiques sportives ou musicales. Il n’y avait pas de réel projet collectif et solidaire. La mise en place d’un SEL (système d’échange local) vient rebattre les cartes en favorisant les échanges entre les habitants et en permettant aussi de mettre au jour les services manquants, sources d’inspiration pour de nouveaux projets (ex. épicerie participative).

Au fil du temps, les échanges informels ont pris le pas sur le SEL, car les liens étaient suffisamment solides. Au moment de la pandémie de Covid-19, ce sont ces liens qui ont conduit les habitants à s’organiser spontanément et efficacement pour fabriquer des tabliers aux soignants d’un hôpital gériatrique. « Grâce au SEL, les habitants se connaissaient déjà, se faisaient confiance et ont su réagir rapidement.

Ces réseaux de résilience, à l’échelle d’un petit territoire, sont plus agiles qu’un système global, et peuvent réellement faire la différence face à une crise ». Depuis, plusieurs associations locales se sont regroupées en « coopérative de la transition », non au sens juridique du terme, mais pour réunir leurs savoirs et ressources et les mettre au service de l’ensemble du collectif. La coopérative a aussi à cœur de favoriser l’engagement de nouveaux habitants.

En tant que vice-président, Jérémy Camus constate la convergence des projets citoyens et des politiques publiques de la Métropole de Lyon (ex. développement du photovoltaïque). Comment dès lors faciliter l’émergence et l’action de ces collectifs et leur mise en relation avec la collectivité ? Il défend l’idée « d’une collectivité hospitalière, où les collectifs sont accueillis et peuvent trouver des informations, de l’accompagnement méthodologique, des appuis techniques, etc., et « d’une collectivité soucieuse de se mettre au service de ces collectifs agiles et de les essaimer sur d’autres territoires métropolitains ».

Alors, comment prendre le temps long de l’engagement ? Ces retours d’expérience mettent en évidence des conditions préalables : reprendre la main sur son « temps à soi », respecter ses besoins et contraintes, avoir l’envie d’agir, rappelle Patrick Vassalo. Ils révèlent aussi l’importance d’un « terreau » favorable, de la confiance dans les autres et dans les projets, des moments et des déclics encourageant l’action. En cela, les collectivités ont une carte à jouer pour créer les conditions favorables à l’émergence et au développement d’actions partagées.

 

 

Recréer des temps de convivialité, de rencontre et de partage au sein de l’espace public

 

Support d’attractivité des villes, agora, lieu de gestion des flux… L’espace public véhicule des représentations variées qui jouent un rôle important dans la façon dont il est conçu et aménagé. Si ces imaginaires perdurent, ils s’enrichissent de la diversification des usages et des rythmes au sein des espaces publics. La recherche de plasticité de fonctions est désormais une aspiration forte, présente dans les deux démarches présentées dans cette session : une expérimentation de la modularité des espaces publics, par Coline Carême, chargée de mission au bureau des temps de la Métropole de Lille, et l’évolution de la politique des espaces publics de la Métropole de Lyon, par Caroline Huin et Samuel Martin, co-pilotes de la Charte des espaces publics.

 

Ouvrir des lieux d’habitude inaccessibles

 

La Métropole de Lille a choisi de mettre en œuvre la chronotopie, prenant en compte simultanément des dimensions temporelles (chronos) et spatiales (topos) pour repenser l’espace et ses usages possibles. L’été dernier, des espaces de verdure, tels que des cours d’école et des jardins d’équipements municipaux, ont été ouverts à tous et réaménagés de façon provisoire, avec le double objectif d’offrir davantage d’espaces de fraîcheur et de favoriser la convivialité. Cette expérimentation « Libre cour, libre jardin »a proposé de fin juin à début septembre (755 heures d’ouverture) cinq lieux inaccessibles habituellement aux habitants de la Métropole de Lille, soit 41 000 m2.

Les communes ont assumé le nettoyage des espaces et en ont profité pour mettre en place des animations via leurs associations, telles que des spectacles vivants, des jeux et des livres en libre accès, des ateliers de réparation de vélo… La Métropole de Lille a pris en charge les dépenses de médiation : ouverture/fermeture, surveillance, information, communication, évaluation, etc.

Et le pari a été gagné : 97 % de visiteurs satisfaits, aucune dégradation à déplorer et de réelles occasions de convivialité, malgré la météo maussade. Les visiteurs, dont la moitié de moins de 18 ans, sont venus en famille, entre amis ou seuls, pour discuter, pratiquer un sport ou encore se divertir. Quelles marges de progression ? Améliorer la communication et l’accompagnement en amont de la période estivale, avec les communes, l’écosystème associatif, les structures relais, pour informer les habitants, penser les horaires d’ouverture avec eux.

Coline Carême souligne l’importance « de travailler avec le tissu local et les habitants et de prévoir des animations pour “lever l’interdit” pesant sur ces espaces habituellement fermés et favoriser leur appropriation ». La Métropole de Lille prépare actuellement un guide de bonnes pratiques à destination des communes et envisage d’ores et déjà d’autres expériences chronotopiques en 2024.

 

Oser prendre le contre-pied des aménagements habituels

 

Adapter la ville au changement climatique, partager l’espace public et favoriser son appropriation par toutes et tous, telles sont les priorités de la Charte des espaces publics de la Métropole de Lyon, issue d’une démarche transversale et collaborative menée en 2022. « Une Charte qui prend en compte la dimension temporelle en énonçant comme priorité : imaginer des espaces publics adaptés à la diversité des rythmes et des usages de la ville », précise Samuel Martin.

Concrètement, la Métropole de Lyon souhaite rééquilibrer les usages dans l’espace, mais aussi dans le temps, notamment en imaginant des dispositifs temporaires (ex. piétonnisation de la Presqu’Île) ou pluriels, accueillant plusieurs usages.

L’un des projets-pilotes concerne l’esplanade Toni Morrison (Lyon 7e) à proximité immédiate du collège Gisèle Halimi livré il y a deux ans. « Alors que les parvis de collège sont généralement peu aménagés, notamment pour des questions de sécurité, la Métropole de Lyon a choisi de créer ici un espace public qualitatif, accueillant pour les adolescents comme pour les riverains, et intégrant une multitude de sous-espaces, de la végétalisation et différentes formes de mobilier urbain », explique Caroline Huin.

L’évaluation en cours met en évidence des usages rythmés par les temps scolaires : regroupements des élèves à la sortie du collège, pauses à l’abri des regards pour les professeurs ou le personnel d’entretien avant leur prise de service. Hors temps scolaires, l’espace accueille des usagers plus inattendus, comme des riders utilisant le mobilier urbain, et des propriétaires de chiens effectuant des exercices de dressage.

Les riverains fréquentent aussi l’esplanade pour se promener, s’asseoir ou faire faire du vélo aux enfants. La coexistence des usages imaginés, inattendus et des détournements n’est pas forcément un problème. « Ces observations montrent qu’offrir un espace généreux et prendre le contre-pied des aménagements habituels fléchant les usages peuvent s’avérer payants : il “fonctionne”, il est approprié par les usagers qui s’auto-organisent et cohabitent pour l’instant de façon apaisée », conclut Samuel Martin.

 

 

Pour Dominique Royoux, « ces approches préfigurent une remise en cause des aménagements basés sur le fonctionnalisme spatial et la fin des espaces dédiés pour des usages dédiés ». Elles participent à la lutte contre les inégalités en modifiant les mobilités qui sont des facteurs d’inégalités temporelles importants. Elles sont aussi plus en harmonie avec les impératifs climatiques nécessitant de réduire l’artificialisation des sols ou de végétaliser les villes. Elles exigent toutefois de la médiation pour accompagner l’évolution des usages. « Cette révolution silencieuse de l’aménagement concerne finalement quatre dimensions : la polyvalence des espaces et fonctions, leur mutualisation, la mutabilité (changement d’usages) et la modularité des espaces (par exemple, en fonction des saisons) ».

 

L’urbanisme relationnel : comment retisser du lien dans l’espace public ?

 

Aucun de nous n’est millionnaire de son temps, puisque nous disposons d’environ 700 000 heures de vie, soit 4 000 semaines. La vraie pénurie à laquelle nous devons faire face n’est pas l’argent ou l’espace, mais le temps. D’où l’enjeu de sa reconquête, pour nous-mêmes, pour nos proches, pour être ensemble et partager. Alors, comment se sentir riche de son temps ? Sonia Lavadinho, experte « couteau suisse » croisant l’anthropologie urbaine, la sociologie et la proxémie, mise sur une profonde évolution des villes pour nous y aider.

La ville n’existe que parce que chacun d’entre nous accepte de donner de son temps, pour la parcourir, pour y séjourner, pour y rencontrer d’autres personnes… C’est pourquoi elle doit offrir des expériences de bien-être très tôt, tout le temps et très longtemps. Pour Sonia Lavandinho, l’urbanisme doit contribuer à se rendre disponible à soi-même et pour les autres.

Depuis des siècles, la ville nous a éloignés du vivant. 2020 a été l’année où le poids de l’artificiel -construit par l’être humain- a dépassé le poids du vivant. Or, « artificialiser nos vies, c’est aussi artificialiser notre temps ».

Se sentir riche de son temps passe par une réflexion sur l’évolution des villes : comment pourrait-on créer des villes plus symbiotiques, biotopiques, anti-fragiles et entraidantes ? Car l’entraide est nécessaire face aux crises et les espaces doivent y participer, à l’image des membres d’un écosystème. « On a pris conscience d’être allé trop loin dans l’artificialisation, on a donc aujourd’hui une fenêtre d’opportunité pour imaginer une ville anti-fragile, c’est-à-dire plus forte que son état initial après un choc, et une ville relationnelle, et non seulement fonctionnelle » pointe Sonia Lavadinho.

 

 

Comment tendre vers une ville relationnelle ? L’experte propose notamment de renouer avec le partage, d’accepter de faire don de notre temps à nos espaces communs. Il s’agit aussi de réimaginer la mixité, car la biodiversité des publics est fondamentale pour qu’une ville « réussisse », ainsi que la fonction circulatoire, pour faire en sorte que celle-ci n’occupe pas la majorité des espaces.

Quelques expériences existent déjà (ex. aménagement d’un parking sous un jardin comme à Nantes, réduction de la vitesse des circulations des voitures à 5 km/h à Cuba), mais elles doivent être étendues et généralisées pour rendre l’espace aux humains.

« Un espace public réussi doit inciter à profiter de l’ici et maintenant et permettre de séjourner, de se rencontrer, de ralentir, de lire, de travailler, de se détendre, de se reposer, de boire et manger, de jardiner, de jouer, de discuter, de rire… ». Cela implique d’être généreux dans les m2 qu’on propose et dans le temps qu’on offre, y compris pour l’inattendu. Pour remplacer la ville fonctionnelle par la ville relationnelle, posons-nous réellement la question : comment a-t-on envie d’occuper notre temps ?

« Nous sommes dans la situation actuelle parce que nous avons voulu aller trop vite. La meilleure façon de retrouver l’équilibre dans nos vies et de notre planète est de ralentir », conclut Sonia Lavadinho.