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Panser le temps, penser les rythmes

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Photo d'un escalateur dans une station de métro

Texte de Benjamin Pradel

Notre rapport au temps n’est pas univoque et collectivement partagé. On manque toujours de temps au quotidien mais l’attente et l’ennui sont devenus insupportables ; on déplore l’accélération des modes de vie mais la vitesse est chérie pour traverser les distances ; on souhaite accéder à des services à toute heure mais supporté par le travail continu des autres ; le ralentissement est au cœur de la détente mais n’est pas accepté en économie… 

En ligne de mire, une utopie peut être, celle d’un équilibre, une idiorythmie à insuffler, « Le rêve de la vie à la fois solitaire et collective d’un timing heureux où s’harmonisent le rythme de l’individu et celui de la communauté » (Coste, 2008).

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Date : 12/09/2022

Les politiques temporelles initiées en Italie à la fin des années 1990 et les bureaux des temps en France ont bien ouvert la voie à une meilleure prise en compte des temporalités dans les services urbains et publics. La réflexion sur la réduction du temps de travail des années 2000 a produit quelques effets, mais a été vite questionnée par l’idée de continuité productive et l’éclatement des temps de travail. Plus récemment, le ralentissement contraint des sociétés par la crise de la Covid19 en 2020 a fait réfléchir un moment sur les manières de penser les mobilités. Le retour en grâce de la lenteur et de la proximité n’a pas remplacé le besoin de vitesse, de longue distance, de trafic aérien et les embouteillages ont rapidement retrouvé leurs niveaux d’avant. 

C’est que notre rapport au temps n’est pas univoque et collectivement partagé. On manque toujours de temps au quotidien mais l’attente et l’ennui sont devenus insupportables ; on déplore l’accélération des modes de vie mais la vitesse est chérie pour traverser les distances ; on souhaite accéder à des services à toute heure mais supporté par le travail continu des autres ; le ralentissement est au cœur de la détente mais n’est pas accepté en économie… 

Et ces attentes, apparemment paradoxales, soutiennent une évolution dispersée du rapport au temps et de l’atomisation des rythmes d’une société auparavant davantage scandée collectivement. Certes, globalement et depuis le milieu des années 1970, la durée annuelle effective du travail a diminué en France de 17 % en moyenne selon l’INSEE. Le temps que les non-cadres consacrent aux loisirs étant même devenu en 2010 équivalent à celui des cadres [1]. Mais des différences, pour ne pas dire des inégalités temporelles, s’observent dans l’émiettement du temps de travail. Plus d’un quart des salariés déclarent avoir travaillé le dimanche en 2016, contre 12 % en 1974. La proportion d’employés déclarant travailler habituellement le dimanche a elle aussi augmentée, passant de 5 % en 1984 à 20 % en 2016.  Dans le même temps, la part d’ouvriers travaillant habituellement la nuit est passée de 3 % en 1984 à 13 % en 2016 [2].

Dans ces évolutions globales, on note des différences temporelles. Si les cadres sont plus enclins à faire plus d’heures que les ouvriers ou employés, au risque du burn-out, ils ont aussi plus de liberté dans l’organisation du temps alors que les autres sont davantage contraints dans leurs rythmes. Si le temps de travail des femmes croit, celles ayant un emploi consacrent en 2010 toujours nettement plus de temps que les hommes à s’occuper des enfants et à effectuer des tâches domestiques, avec des journées sous tension et une charge mentale grandissante. Si le temps partiel est globalement en hausse, il a plus augmenté chez les jeunes de moins de 25 ans et les travailleurs étrangers. e. Cette situation est aussi davantage subie que choisie. 

La différence ne se joue plus seulement sur la quantité de temps disponible, mais sur la qualité des temps et de leur agencement, entre ceux qui maitrisent leurs rythmes de vie et ceux qui les subissent, contraints au quotidien. Historiquement, la construction du temps est une affaire de pouvoir et a toujours penché en faveur de certains au détriment d’autres, via une domination des rythmes religieux, politique, économique… qui se retrouvent parfois en concurrence : depuis l’installation des horloges républicaines sur le fronton des mairies face aux temps scandés par les cloches des églises jusqu’aux arbitrages sur le nombre de jours chômés, du repos dominical au lundi de Pentecôte, face à la pression à l’augmentation du temps de travail.  

Le temps n’est en effet pas neutre. Il est une signification que les collectivités humaines, toutes de rapports de forces faites, ont donné au changement dans un découpage symbolique de la durée. Sa constitution permet de synchroniser les activités et les individus selon certains modes, servant alors de constituant aux rythmes sociaux. Auparavant basé sur la course des astres ou les saisons dans un rapport direct, de nature magique, sa mesure n’a cessé de se raffiner et de se rationaliser via l’intermédiation religieuse, politique, économique. Le temps s’est éloigné alors de ses repères sensibles, pour se concentrer sur des rites et aujourd’hui, dans un mouvement de désenchantement, sur des références infinitésimales, stables et indiscutables donnée par l’horloge atomique. Ce temps précis, raisonné, a permis l’articulation toujours plus fine et rapide des activités productives et des échanges, servant le développement d’une économie pour qui « le temps c’est de l’argent » et le travail une variable d’ajustement. Il a accompagné l’accélération des sociétés et, avec elle, la valorisation de la vitesse sur la lenteur, de la continuité sur la cyclicité, de la labilité sur la durabilité, du court terme sur le long terme. En cela, l’imposition de ce rapport rationnel au temps a effacé l’idée que, loin d’être opposés, ces éléments doivent être agencés selon des équilibres qui sied aux individus comme aux sociétés. 

 

échanges de messages entre deux personnes dont une en retard

 

Le temps est alors un sujet de société. Face aux phénomènes d’accélération sans limite, accompagnant l’individualisation et la mondialisation des liens, les résistances se multiplient et trouvent de plus en plus d’échos dans des mouvements sociaux, politiques, citoyens. La resynchronisation et le ralentissement collectifs sont proposés comme des postures plus durables dans un monde qui va trop vite et des êtres qui se frôlent plus qu’ils ne se rencontrent. Le long terme de la reconstitution des ressources naturelles et la durabilité des productions humaines sont au cœur de la réflexion sur la soutenabilité de nos sociétés. Au respect du temps cyclique des rythmes de la nature s’ajoute le renouvellement des rituels, tant spirituels que ludiques, scandant les vies collectives et travaillant les identités. La maitrise des rythmes fédère des groupements qui revendiquent la réappropriation de la vacance des espaces urbains et de repenser la ville.

Cette réflexion autour de la réappropriation du cyclique, du temps long, de la lenteur, de la vacance, repose sur le passage d’une pensée strictement temporelle à une question de rythmes. L’approche temporelle consiste surtout à accorder la ville avec les besoins individuels en travaillant la synchronisation des temporalités. L’approche rythmique l’englobe pour explorer des équilibres soutenables et durables permettant de faire fonctionner nos sociétés. Dans le rythme, s’inscrit la question sociale, celle d’une société respectant les besoins temporels de chacun, prenant en compte les inégalités forgées par la vitesse, cherchant à inclure le lent, l’asynchrone, le différent. Dans le rythme, sont revendiqués des équilibres et des choix temporels qui réaffirment le sens du politique dans sa possibilité de porter une vision de société. 

Cela signifie réfléchir à une société qui facilite la maîtrise de ses rythmes propres. Comment équilibrer le temps des hommes et des femmes ? Comment prendre en compte les rythmes des enfants ou des plus âgés dans les politiques publiques ? Peut-on accompagner une carrière professionnelle morcelée ?

Cela engage des arbitrages politiques sur les rythmes de vie. Le repos dominical doit-il relever d’un choix ? Le travail au forfait est-il une liberté ? Peut-on déconnecter sans risque de marginalisation ? L’essor des activités nocturnes est-elle salutaire ?

Cela implique un nouveau regard porté sur les espaces de vie. La ville du quart d’heure peut-elle accepter la grande vitesse ? Comment penser la chronotopie des pratiques spatiales dans une approche inclusive ? La ville 24h/24 doit-elle se ménager des pauses salutaires ? La planification spatiale peut-elle inclure une pensée temporelle de l’aménagement ?

 

[1https://www.insee.fr/fr/statistiques/4238439?sommaire=4238781#graphique-figure9_radio2

[2] Entre 2000 et 2009, de multiples décrets se sont ainsi succédé permettant de déroger à la règle du repos dominical : dans un premier temps dans la fonction publique, puis dans les centres d’appel de renseignement, les dépannages, ensuite les établissements de commerce de détail d’ameublement, et enfin dans les communes et zones touristiques et thermales ainsi que dans certaines grandes agglomérations pour les salariés volontaires.