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Michel Desmurget : « C’est l’ensemble de notre humanité qui est impacté par les écrans »

Interview de Michel Desmurget

directeur de recherches en neurosciences à l'INSERM, à l'Institut des Sciences Cognitives Marc Jeannerod

« Quand prendrons-nous au sérieux les effets massifs et systémiques des écrans sur la cognition, le langage, les interactions sociales et le fonctionnement démocratique ? »

Michel Desmurget est directeur de recherches en neurosciences à l’INSERM, à l’Institut des Sciences cognitives Marc Jeannerod.

Parmi ses ouvrages de vulgarisation, il a publié en 2019 « La fabrique du crétin digital ». Les dangers des écrans pour nos enfants et, en 2023, « Faites-les lire ! ».

Ces deux ouvrages se complètent, en montrant l’impact négatif des écrans sur le développement cognitif, et en appelant à favoriser la lecture dès le plus jeune âge.

Au-delà se dégage la thèse d’effets massifs et systémiques préoccupants en matière de connaissances, de langage, d’interactions sociales, de fonctionnement démocratique. Nous l’interrogeons sur les basculements à produire.

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Date : 16/04/2024

De nombreux travaux pointent aujourd’hui le danger des écrans, mais aussi la difficulté à s’en passer. Était-ce un point de départ de votre livre, déjà ancien, sur la télévision (TV Lobotomie, 2011) ?

Les industriels créent du doute, par exemple en faisant sortir puis en citant une étude supposément scientifique

Oui, en quelque sorte. Avec le professeur Mottolese, neurochirurgien avec lequel je travaille depuis des années, nous avions formé le projet de retirer les télévisions des chambres des enfants après les opérations. Il s’agissait de « forcer la fonction » en obligeant les patients à aller en salle de jeu. Avant de le faire, on s’est dit qu’il fallait regarder la littérature de près et vérifier que la télé pouvait interférer avec l’activité motrice et la récupération. Les données disponibles soutenaient cette idée.

Toutefois, on n’a jamais réussi à enlever les télés, par manque de moyens. Les infirmières notamment nous ont dit ok, mais si vous faites ça, il faudra augmenter nos effectifs, parce que sinon, on ne s’en sortira pas ! Au-delà de cet « échec » j’ai été frappé par l’écart entre ce que je pouvais lire dans la littérature scientifique et ce que je pouvais entendre dans les médias.

Comme pour tous les grands problèmes de santé publique (tabac, amiante, réchauffement climatique, pesticides, etc.), on observe ici un large effort lobbyiste et commercial, dont l’objet consiste à maintenir le doute aussi longtemps que possible. Plutôt que de contester des données incontestables, les industriels créent du doute, par exemple en faisant sortir puis en citant une étude supposément scientifique, qui contredit les autres. Cela permet de dire qu’il n’existe pas de consensus et/ou qu’il faut plus de recherches.

Vos ouvrages s’agacent souvent de la mise en doute des résultats scientifiques dans nos sociétés.

Ce qui m’agace c’est le hiatus qui existe souvent entre la réalité des savoirs scientifiques et certains discours lobbyistes. Je n’aime pas qu’on prenne les gens pour des imbéciles et cela influence mes écrits, c’est vrai. Mon texte sur les régimes (L’Anti-régime, 2015) en est un exemple. J’avais des problèmes de santé. C’était l’époque où on nous vendait le régime Dukan pour une perte de poids rapide et efficace. Or toutes les études montrent que ces régimes sont inefficaces, dangereux et délétères, ce que j’ai voulu dire aux gens, en espérant que cela les aiderait à ne pas faire les mêmes erreurs que moi.

Il existe d’innombrables méthodes pour tromper les gens. L’ouvrage de Conway et Oreskes, Les marchands de doute (2014) en offre un excellent aperçu. Je suis ensuite revenu aux écrans avec La fabrique du crétin digital (2019) parce qu’il y avait énormément de nouvelles recherches liées aux jeux vidéo, réseaux sociaux, outils mobiles, etc., et qu’il fallait mettre ces données à disposition du public. Des lecteurs m’ont ensuite interpellé : on est d’accord sur le constat du crétin digital, mais que peut-on faire pour s’en sortir ; d’où mon dernier livre sur la lecture.

 

Comment positionnez-vous ces écrits par rapport à votre travail de chercheur ? Vous percevez-vous comme un lanceur d’alerte, un chercheur militant ? On sent une indignation voire une colère au démarrage de ces livres…

Mon travail ne consiste pas seulement à faire des recherches pour essayer de faire avancer la connaissance. Il repose aussi, pour une part, dans la transmission de ces connaissances au grand public. J’aime bien le mot vulgarisation. Je le trouve noble. Et puis, c’est un juste retour des choses. La collectivité me rémunère avec l’impôt des gens et je trouve normal de restituer à cette collectivité, sous forme accessible et vulgarisée, le fruit de mes recherches.

Ces livres, je les écris sur mon temps libre, j’ai la chance d’être un petit dormeur. Je me tiens loin des industries, loin des conflits d’intérêts, loin des lobbies. On m’a reproché de mettre beaucoup de références scientifiques dans mes bouquins. C’est un garde-fou. Ces références m’empêchent d’écrire n’importe quoi et permettent au lecteur de vérifier ce que je dis tout en s’assurant que je ne cite pas une étude isolée, contredite par cinquante autres, comme les marchands de doute le font très souvent. Je ne demande pas aux gens de me croire. Je m’assure qu’ils puissent évaluer par eux-mêmes la teneur de mes écrits.

Quelles sont les principales capacités humaines qui sont impactées par les écrans ?

Il y a aussi une large gamme d’influences indirectes liées au remplacement d’activités fondamentales : sommeil, lecture, activité physique, effondrement des interactions intrafamiliales, notamment précoces

C’est l’ensemble de notre humanité qui est impacté. Les écrans défont l’intelligence, ils altèrent le langage, dégradent les capacités de concentration, appauvrissent la culture générale, et au bout du compte, affaissent la réussite scolaire. La quasi-totalité des études de synthèse montre qu’il existe aussi des effets sur la santé mentale (dépression, anxiété, impulsivité, agressivité, etc.) et somatique (développement cardio-vasculaire, obésité, etc.). En tous ces domaines, les causalités sont solidement établies. Certaines sont directes et liées à un mécanisme de surstimulation sensorielle, qui favorise l’impulsivité, le dérèglement du système de récompense (impliqué dans les addictions) et la dégradation des capacités de concentration et d’apprentissage.

Des points validés chez l’animal sur la base d’études expérimentales rigoureuses. Il y a aussi une large gamme d’influences indirectes liées au remplacement d’activités fondamentales : sommeil, lecture, activité physique, effondrement des interactions intrafamiliales, notamment précoces, etc. Tous ces impacts commencent à se voir et à inquiéter. On a longtemps considéré qu’il suffisait dans un pays d’une minorité d’individus « éduqués » pour faire tourner l’économie. On sait aujourd’hui, par de nombreuses études, que cette idée est fausse. Le développement économique, le PIB, le nombre de brevets ne dépendent pas de l’intelligence de quelques-uns, mais de l’éducation globale de la population du pays. C’est notre intelligence collective qui fait notre santé économique et sociale.

Préconisez-vous de supprimer les écrans ?

Aucune étude ne montre que les enfants privés d’écrans récréatifs aient à souffrir du moindre détriment

Non, personne ne demande cela. Toutefois, la place qui est aujourd’hui consacrée aux écrans récréatifs est extravagante. Il faut faire quelque chose. Chez les ados, on est a plus de 7 heures par jour. Au collège, on est à 5 heures. Comment s’étonner que cela impacte le développement ? Mesure-t-on vraiment ce que représentent ces valeurs d’usage ? Un adolescent qui prélèverait simplement la moitié du temps offert quotidiennement à la télévision (au sens large : séries, films, vidéos, téléréalité, etc.) et aux jeux vidéo lirait 120 livres par an. Cela changerait complètement sa vie en boostant très significativement son langage, sa culture générale, ses compétences en lecture et sa réussite scolaire.

Les enfants qui ne lisent pas ont beaucoup moins de chances de savoir ce qu’est la vitamine C, un taux d’intérêt, un carburateur et la Nuit de Cristal, ou de répondre à la question de savoir s’il y a plus de juifs ou de musulmans sur la planète. Ceux qui ne lisent pas sont bien plus nombreux à donner une réponse erronée. Comment comprendre l’actuel conflit israélo-palestinien si l’on ignore ce genre de choses ? On nous dit que la tendance est inéluctable et que les parents n’ont pas le choix, qu’il faut bien « vivre avec son temps ». C’est faux. Aucune étude (à ma connaissance) ne montre que les enfants privés d’écrans récréatifs aient à souffrir du moindre détriment ; au contraire.

Plusieurs recherches montrent que les enfants nés aux États-Unis ou en Australie de parents chinois ont des performances scolaires bien supérieures à celles des enfants du pays d’accueil, en raison de choix familiaux orientés vers la lecture, la musique, la réussite scolaire, etc. En France, Sandrine Garcia a étudié la réussite scolaire, notamment chez des enfants économiquement défavorisés. Dans un livre remarquable, Le goût de l’effort,) elle a montré que cette surperformance était associée à des choix parentaux forts : beaucoup moins de temps offert aux écrans récréatifs et un accent majeur posé sur la lecture.

 

Vous expliquez bien l’impact des écrans sur le développement des enfants, mais qu’en est-il de l’impact sur les adultes ?

Le temps d’écran des adultes impacte le développement d’un certain nombre de compétences, verbales, émotionnelles et sociales de l’enfant

Il y a une différence fondamentale entre l’enfant et l’adulte : chez le premier, le cerveau est en train de se structurer, alors que chez le second il est pour une grande part construit. Les deux cerveaux sont plastiques, mais pas de la même façon. On pourrait dire très schématiquement que l’enfant crée des chemins tandis que l’adulte réorganise l’existant. L’adulte est ainsi bien moins vulnérable que l’enfant à l’impact des écrans récréatifs.

Un bon exemple, c’est le tabac. Si l’on expose des ados à des images tabagiques, souvent positives et liées à des personnages sexy, rebelles, sympas, cools, intelligents, etc., ça multiplie par 2 à 4, selon les études, le risque d’initiation tabagique, parce que le cerveau associe alors le fait de fumer aux propriétés des personnages qui consomment (idem pour l’alcool, le cannabis, les stéréotypes de genre, etc.). Si vous faites la même chose sur des adultes, l’effet est nul ou, plus exactement, limité aux gens qui fument déjà. Ceux-ci verront leur consommation augmenter significativement et ils auront plus de mal à arrêter de fumer.

Les effets des écrans diffèrent donc selon les âges. Chez l’adulte, les écrans ont aussi des effets sur la sénescence, ils augmentent le risque d’Alzheimer. C’est lié à l’action des écrans sur un certain nombre de facteurs secondaires qui agissent sur la maladie : sous-stimulation intellectuelle, obésité, sédentarité, sommeil, tabagisme, etc. Vous avez aussi des effets importants sur l’espérance de vie via la sédentarité, car plus un adulte reste assis, même s’il fait du sport par ailleurs, plus son risque de décès (notamment cardio-vasculaire) augmente.

En divisant la perte d’espérance de vie par le temps d’écran, il a été estimé que chaque heure passée devant la télé amputait notre existence de 22 minutes. Enfin, les écrans prennent énormément sur les interactions intrafamiliales et interpersonnelles. Quand l’enfant est sur son écran, il ne parle pas avec ses parents. Mais cela marche dans l’autre sens. Le temps d’écran des adultes impacte le développement d’un certain nombre de compétences, verbales, émotionnelles et sociales de l’enfant. Des études récentes montrent, par exemple, des effets significatifs sur l’attachement, un élément essentiel du développement à long terme.

Vous soulignez dans votre ouvrage que les livres ont une aptitude unique à structurer la pensée, nourrir la mémoire et favoriser l’appropriation des connaissances complexes. Faites-vous aussi le lien avec l’empathie ?

Les situations émotionnelles littérairement éprouvées activent les mêmes circuits cérébraux que les situations émotionnelles réellement vécues

La lecture nourrit tous les aspects de notre humanité. D’autres activités ont des impacts positifs, l’art, la musique, le sport, etc. Toutefois, la littérature scientifique montre clairement qu’aucune n’a des effets aussi universels et transférables que la lecture. Celle-ci a des impacts positifs documentés sur le QI, le langage, la culture générale, la concentration, la créativité, les capacités de synthèse, les facultés de rédaction et la qualité de l’expression orale.

Mais ce n’est pas tout. La lecture de romans structure aussi l’intelligence émotionnelle et sociale. Si je vois Emma Bovary à la télévision, je n’ai aucun accès à la complexité de ses pensées. À l’inverse, lorsque je lis le roman, je rentre littéralement dans sa tête et je peux comprendre les ressorts cachés de sa pensée et de ses actions. Mieux, je peux les éprouver. Les études montrent que les situations émotionnelles littérairement éprouvées activent les mêmes circuits cérébraux que les situations émotionnelles réellement vécues.

Au bout du compte, les lecteurs de fictions ont une meilleure capacité à comprendre les autres et à se comprendre eux-mêmes ; ainsi qu’un plus grand niveau d’empathie. Depuis les années 1980, plusieurs études ont documenté une diminution de ces capacités d’empathie dans les populations étudiantes. Or, ce n’est pas rien l’empathie. En 1945, Gustave M. Gilbert, psychologue, a été envoyé au procès de Nuremberg pour étudier et évaluer les grands criminels nazis. Il n’identifia qu’un élément commun à tous ces criminels : le manque d’empathie, dans lequel Gilbert vit « le mal absolu ».

Au bout du compte, sans surprise, toutes ces influences impactent fortement la réussite scolaire et professionnelle des enfants. Précisons, pour éviter toute ambiguïté, que les bienfaits ici mentionnés s’expriment dès 20 à 30 minutes quotidiennes de lecture. Un investissement modeste au regard des gains moissonnés.

 

Et sur le plan collectif, quels sont les impacts des écrans ?

Le niveau d’intolérance, de violence et d’enfermement propagé par ces outils est hallucinant

Nous l’avons dit, ils sont multiples. D’abord, un affaissement de notre intelligence collective qui, à brève échéance, ne sera pas sans impact sur notre santé économique. Ensuite, il y a les effets liés à nos facultés émotionnelles et sociales. Je pense, à ce sujet, au-delà de l’empathie déjà évoquée, qu’on mésestime le potentiel des réseaux sociaux à segmenter et fragmenter la société sur le temps long. Cette parcellisation fragilise notre socle commun. Le niveau d’intolérance, de violence et d’enfermement propagé par ces outils est hallucinant. Jérôme Fourquet parle, à juste titre je crois, d’archipelisation de la société et dénonce « la dislocation des références culturelles communes ».

L’impact social des médias de masse n’est pas nouveau. D’abord, il y a eu la télévision avec ses films et séries. Comme l’a par exemple montré Juliet Schor, cela a profondément transformé notre vision du monde. Par le passé, nous dit cette universitaire, on se comparaît à nos voisins, et nos voisins, ils avaient une maison et une voiture à peu près comme la nôtre. Avec les séries, on a commencé à se comparer aux gens qu’on voyait à l’écran et à vouloir se conformer à leurs standards économiques (maison plus grande, voiture plus grosse, etc.). Dans The Overworked American (1991) et The Overspent American (1999), Schor montre brillamment combien le déploiement de ces stéréotypes sociaux a contribué à l’explosion de la consommation (et de la dette) des familles américaines.

On a observé ce genre d’influence dans tous les domaines de notre vie dont, pour reprendre un exemple précédemment évoqué, le tabagisme ou plus récemment la normalisation délirante du cannabis. Ces mouvements se déroulent maintenant à bien plus grande échelle et de manière beaucoup plus ciblée sur Internet et les réseaux sociaux. La différence, c’est que les contenus ingérés sont de plus en plus spécifiques, morcelés et « communautarisés ».

L’invention du livre a eu une importance civilisationnelle. Y aurait-il quelque chose qui se déconstruit, sur ce plan civilisationnel, à travers les usages des écrans ?

Moins nos enfants sont éduqués, plus ils sont perméables aux fake news

La culture générale (au sens le moins élitiste) est importante, parce qu’elle nous permet de comprendre et d’appréhender le monde qui nous entoure. On entend parfois proférer une idée qui mériterait de figurer au panthéon de la bêtise, à savoir qu’on n’aurait plus besoin de mémoriser des connaissances parce que tout est sur Internet. Or, on ne peut ni comprendre ni penser sans connaissances. Si vous comprenez le titre de journal « Verglas : circulation des camions interdite », c’est parce que vous avez des connaissances intériorisées sur le verglas, le fait que les camions sont plus lourds et plus susceptibles de glisser, etc.

De même, si je vous dis, « Avec les buts remplis et un retrait en neuvième, Rob a cogné un roulant au troisième but, pour aboutir, au final, à un double jeu ». Tous les mots sont simples, mais sans connaissances préalables du base-ball, la phrase est incompréhensible. Deux larges études menées à Stanford sont de ce point de vue intéressantes. La question était la suivante : les jeunes, du collège à l’Université, sont-ils capables de comprendre les informations provenant d’études qu’ils trouvent sur Internet ? La conclusion des chercheurs, c’est que toutes ces connaissances générales et linguistiques qui nous permettent de vivre ensemble, de comprendre ce qui se passe autour de nous, de former une communauté de citoyens, sont tellement atteintes que cela devient, je cite, un « danger pour la démocratie ».

Quand une grande démocratie comme les États-Unis en arrive à élire Trump et ses « faits alternatifs », ou quand des gamins en France vous disent, comme indiqué par un récent sondage, que la crédibilité d’une information présentée par un influenceur dépend du nombre de followers, c’est inquiétant. Moins nos enfants sont éduqués, plus ils sont perméables aux fake news et à la désinformation ; et plus la démocratie est en danger.

 

Dans votre dernier essai, vous proposez de revenir à la lecture pour remédier aux méfaits des écrans sur les jeunes. D’autres auteurs parlent plutôt d’éduquer les jeunes à l’usage des réseaux sociaux. Ils en appellent aussi, comme le fait Gérald Bronner, à un sursaut de la raison et de l’esprit critique.

L’éducation aux médias n’a pas fait la preuve de sa capacité à juguler le temps d’écrans et à réduire un certain nombre d’impacts négatifs du numérique

Je n’ai pas de problème avec l’éducation aux médias. Je ne suis toutefois pas certain de l’efficacité de l’approche, sachant le manque de données convaincantes et l’immaturité du système cérébral inhibiteur et décisionnel des adolescents. Jusqu’à présent cette approche n’a pas fait la preuve de sa capacité à juguler le temps d’écrans et à réduire un certain nombre d’impacts négatifs du numérique (sommeil, langage, concentration, etc.). Ce que je sais, par contre, c’est qu’il faut en finir avec ce baratin sur l’esprit critique. Ce truc n’existe pas, en tout cas pas sous une forme générale. Je ne suis capable de critiquer que ce que je connais.

Autrement dit, je suis capable d’être raisonnable et de penser sur des sujets pour lesquels j’ai suffisamment de langage et de connaissances. Quand elle entend que les jeux vidéo, c’est bon pour l’attention ou la lecture, une personne dénuée de connaissances sur le sujet pourra le croire. Si on dit la même chose à quelqu’un qui a un minimum de savoirs sur la question, bien évidemment ça ne passera pas.

Comment croire qu’on va pouvoir être raisonnable, comme le suggère Gérald Bronner, face à l’effondrement du niveau de langage et des connaissances générales qui affecte les nouvelles générations ? Comme le montre le travail remarquable de Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens (Les gardiens de la raison, 2020, les autoproclamés gardiens de la raison ne sont pas toujours très sincères, fiables et impartiaux.

En outre, les thèses de Bronner et de ses collègues me semblent éluder la question fondamentale du « Qui croire ? ». Je ne suis pas spécialiste de réchauffement climatique et je reste incapable de disséquer les modèles du GIEC. Je fais pourtant confiance à ces modèles parce que je crois en la crédibilité et en la sincérité des chercheurs de cette institution indépendante. Le problème, c’est que la parole de nombres d’institutions publiques censées dire « le vrai » s’est sérieusement démonétisée depuis quelques années. Stéphane Foucart, par exemple, le montre jusqu’au dégoût dans son dernier ouvrage dédié à la question des pesticides (Et le monde devint silencieux, 2019).

Comment ne pas ressentir un sérieux malaise quand on lit certains rapports de l’Académie des sciences sur le réchauffement climatique ou les écrans, ou quand on entend certains acteurs politiques de premier plan se parjurer sans vergogne à de seules fins électoralistes ? On sous-estime, je crois, l’impact désastreux de cette perte de crédibilité de la parole publique.

 

Pensez-vous qu’il y a une prise de conscience sur le danger des écrans ?

Le laps de temps peut être court entre l’affaissement éducatif d’une nation et son délitement économique

Oui, parce qu’on est en train de se prendre le mur. Il suffit d’aller dans les universités pour voir le niveau plus qu’inquiétant de certains étudiants. Les problèmes de langage et les déficits de culture générale sont dramatiques. Quand la majorité des candidats qui se présentent au concours de professeur des écoles ne sont pas capables d’expliquer le mot « chancelant » dans la phrase « des enfants chancelants », et expliquent que ce sont des enfants qui chantent ou sont chanceux, on est en droit de s’inquiéter. Les données officielles montrent que près de 20 % des titulaires d’un bac professionnel et 33 % des possesseurs d’un CAP-BEP sont en situation de quasi-illettrisme.

Les dernières études internationales PISA, menées sur des élèves de troisième, sont tout aussi inquiétantes. En mathématiques, par exemple, un collégien français de troisième a le niveau d’un écolier singapourien de fin de primaire. En lecture, nos enfants ont perdu un an d’acquis scolaire entre 2018 et 2022. Ce qui est frappant c’est que la dégringolade touche l’ensemble des pays de l’OCDE. Pour décrire le désastre, certains spécialistes américains de l’éducation ont parlé « d’effet Spoutnik de l’éducation ». Quand les Russes ont lancé leur premier satellite à la fin des années 1950, les Américains ont paniqué, en constatant que leur supposée supériorité technologique était remise en cause. Ils ont créé la Nasa et réformé en profondeur leur système scolaire.

Aujourd’hui, nous en sommes là. Mais les contre-mesures tardent à émerger. La performance de nos systèmes scolaires est préoccupante, notamment par rapport aux pays asiatiques. Il y a un an, lorsque les résultats de l’étude internationale PIRLS sur la lecture (CM2) sont sortis, monsieur Ndiaye, ministre de l’Éducation, s’était félicité des bons résultats de la France qui avait réduit son retard par rapport aux autres pays de l’Union européenne. Étrange enthousiasme quand on sait que les performances des écoliers français étaient restées statistiquement stables dans la médiocrité et que la réduction d’écart provenait de la baisse importante enregistrée par nos voisins.

Il est intéressant de comparer cette posture à celle de M. Attal. Confronté quelques mois plus tard aux données Pisa, celui-ci avait, en tant que ministre de l’Éducation, dénoncé des résultats alarmants. Là encore, les inquiétudes économiques ne sont sans doute pas étrangères au sursaut. Le laps de temps peut être court entre l’affaissement éducatif d’une nation et son délitement économique. Il est encore temps d’agir, mais à la lumière des retards déjà accumulés, il ne faudrait pas trop tarder.

Aujourd’hui, existe-t-il une masse suffisante d’études pour avoir un point de vue d’ensemble sur l’impact des outils numériques ?

On en sait assez pour affirmer l’impact négatif des usages numériques actuels

Est-ce que l’on sait tout ? Évidemment, non. Est-ce que l’on sait assez, en de nombreux champs, pour aboutir à des conclusions fiables et robustes ? Clairement, oui ! Depuis 50 ans, des milliers d’études ont été accumulées, d’abord sur la télévision, puis sur les jeux vidéo, les outils mobiles, les réseaux sociaux, etc. Se cacher derrière le manque d’études pour maintenir le doute et figer toute décision protectrice est indécent.

On sait (je pèse le mot) que les écrans récréatifs ont un impact négatif sur la réussite scolaire, le langage, l’attention, l’obésité, la santé mentale, etc. On sait que le numérique scolaire déployé à grande échelle pour se substituer au manque d’enseignants compétents en français, mathématiques, physique ou autres, voit ses résultats osciller entre nul et (la plupart du temps) négatif. On sait qu’un enseignant qualifié doté de ces outils n’est pas plus compétent (ou alors de manière parfaitement marginale) qu’un enseignant qualifié seul.

La santé mentale est un autre point intéressant. On est loin de tout savoir, mais on en sait assez pour affirmer l’impact négatif des usages numériques actuels (notamment des réseaux sociaux) sur le risque de dépression, anxiété, pensées suicidaires, etc. Plus de quarante états américains ont déposé plainte contre Meta après la saisie de documents internes montrant que cette entreprise, qui possède Facebook et Instagram, a pleinement conscience du caractère délétère de ses produits.

Les termes de la plainte sont d’une dureté effarante. Ils dénoncent « des impacts considérables sur la santé mentale et physique des enfants et adolescents » que l’entreprise a « piégés » sur ses plateformes à de seules fins mercantiles. La réponse de Meta ? La même que celle de l’industrie du tabac en son temps. De pleines pages de publicité dans les journaux, et de spots sur les ondes pour expliquer à quel point l’entreprise aime nos enfants et est soucieuse de leur bien-être. L’indécence ne connaît aucune limite.

 

Que faire à partir de ces constats ? Vous pointez le rôle irremplaçable de la famille.

L’école ne peut pas tout en matière d’inégalités sociales

Oui, je pense qu’il est urgent d’informer sincèrement les familles. Les études montrent que cela a un impact notable. Les enfants grandissent mieux quand on explique aux parents pourquoi il est important de limiter le temps d’écrans récréatifs, pourquoi il est important de parler aux enfants et de leur lire des histoires, pourquoi l’activité physique est fondamentale (y compris pour la maturation cérébrale), etc.

Ces informations sont souvent, pour une part, connues des milieux favorisés. Il est fondamental de les transmettre plus largement aux familles moins privilégiées. Plusieurs recherches, dédiées à la lecture, montrent que l’impact est alors considérable sur le développement cognitif et émotionnel. Cela ne veut pas dire que la société ne doit pas aussi venir spécifiquement en aide à ces familles qui, forcément, en matière de langage ou de culture générale par exemple, finiront par atteindre leurs limites. Mais en a-t-on la volonté politique ? Cela suppose de faire un effort massif et précoce (pour une part préscolaire) à destination de ces enfants.

Il faut une mobilisation à grande échelle, à travers le déploiement de programmes puissants et ambitieux. Sinon, on peut continuer à pousser des cris d’orfraie en accusant l’école. La vérité c’est que cette dernière ne peut pas tout en matière d’inégalités sociales et que si un effort n’est pas fait par ailleurs, on ne s’en sortira pas. Un problème de notre temps, c’est le court-termisme.

Récemment, j’entendais un journaliste qui faisait la liste de tous les grands programmes lancés par Jacques Chaban-Delmas, le TGV et le nucléaire entre autres. On peut discuter de la pertinence de ces choix, mais pas de leur vision de long terme. Des hommes politiques de tous bords ont su penser loin, avec pour souci principal le bien commun. L’éducation aurait bien besoin de ce genre d’élan.