Comprendre la place des ressentis dans la société pour mieux y répondre
Étude
Positifs ou négatifs, les usagers portent de nombreux ressentis envers les administrations, que les collectivités doivent prendre en compte.
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Interview de Daniel Agacinski
D’abord professeur agrégé de philosophie, Daniel Agacinski a travaillé pendant près de 6 ans pour France Stratégie, sur les fractures sociales, les inégalités telles qu’elles sont ressenties, et sur le lien entre les citoyens et leurs institutions.
Depuis novembre 2020, il est délégué général à la médiation, auprès de Claire Hédon, la Défenseure des droits. À ce titre, il coordonne, au sein de cette autorité indépendante, les interventions qui relèvent de la voie « amiable », en particulier pour les litiges relatifs aux services publics.
Quelles sont les missions du Défenseur des droits et comment ont-elles évoluées ces dernières années ?
Depuis sa création en 2011, le Défenseur des droits est chargé de défendre les droits et libertés des usagers des services publics, mais aussi de défendre les droits de l'enfant, de lutter contre les discriminations, de veiller au respect de la déontologie des forces de sécurité publique et privée et, depuis 2016, d’orienter et de protéger les lanceurs d’alerte. Notre rapport annuel 2020 vient d’être publié : au cours de l’année, nous avons été saisis de près de 100 000 réclamations, sur l’ensemble de nos cinq champs de compétence, par des personnes qui ont besoin de notre intervention pour sortir d’un blocage administratif, ou pour que soit reconnue une atteinte portée à leurs droits. C’est pourquoi le sentiment d’injustice est souvent présent dans les courriers que nous recevons.
Les chercheurs que nous avons rencontrés signalent justement la diffusion des sentiments d’injustice au sein de la population, en insistant sur la dimension subjective de ce vécu individuel. Partagez-vous ce constat ?
Nous, Français, sommes caractérisés, depuis longtemps, par notre grande sensibilité aux injustices. C’est sans doute ce qui nous rend si exigeants à l’égard des institutions qui formulent des promesses de justice, et qui explique notre colère lorsqu’elles ne sont pas tenues. Il y a cinq ans j’avais coordonné pour France Stratégie un rapport intitulé Lignes de faille, dont toute une partie était consacrée à la perception que nous avons des inégalités qui fracturent le pays, et qu’il est vain de relativiser en lui opposant des statistiques qui seraient, elles, « objectives ». C’est en travaillant à partir de ces expressions qu’il est possible de construire des réponses adaptées.
Comment le Défenseur des droits est-il structuré pour recueillir les sentiments d’injustice exprimés par les citoyens ?
Le Défenseur des Droits s’appuie sur un réseau des 536 délégués présents sur tout le territoire, dont 16 dans le territoire du Grand Lyon, présents sur 12 lieux de permanence. C’est ce réseau de proximité qui permet à l’institution de recueillir la parole qui exprime ces sentiments d’injustice. Les délégués, qui sont des bénévoles, prennent le temps nécessaire à l’écoute. Ils accueillent, orientent et accompagnent les personnes dans la formulation même de leur demande. Dans bien des cas, ce sont eux qui vont « traduire » le problème rencontré par les réclamants, pour en faire une analyse à partir de laquelle une solution juridique est possible, par la voie de la médiation principalement. Et ils connaissent bien les arcanes de l’administration, ce qui permet d’obtenir des réponses rapides.
Quelle est la nature des réclamations que vous recevez ? Et quelles sont les évolutions que vous observez sur les sentiments d’injustice exprimés par les citoyens ?
La diversité des champs de compétence de l’institution fait que les ressorts des réclamations ne sont pas toujours les mêmes. D’un côté, près de 70 % des réclamations qui concernent les services publics viennent d’une difficulté à communiquer avec l’administration : un défaut d’interlocuteur, une réponse inintelligible, qui arrive trop tard, voire… pas de réponse du tout ! Cela suscite d’abord un sentiment d’impuissance, de blocage ou d’absurdité. L’usager se sent pris dans une situation kafkaïenne, avant même d’en faire une lecture en termes de justice ou de droits. D’un autre côté, lorsqu’il s’agit de discrimination, le cheminement est souvent différent : le réclamant considère qu’il a personnellement subi un traitement défavorable et cherche à le faire reconnaître. L’enjeu sera alors d’établir le caractère discriminatoire de ce traitement, et de trouver les moyens de rétablir la personne dans ses droits.
Quel est le profil des personnes qui sollicitent le Défenseur des droits ? Comment travaillez-vous la question du non-recours au Défenseur des droits ?
Depuis l’an dernier, le Défenseur des droits s’est doté d’un « observatoire » interne, dont l’objet est notamment d’analyser les données de notre activité. Il a publié à l’été 2020 un rapport qui met en avant plusieurs caractéristiques des personnes qui nous saisissent. Tout d’abord, ce sont sensiblement autant des femmes que des hommes. Ensuite, les habitants des quartiers prioritaires de la Ville sont légèrement surreprésentés (12 % des saisines pour seulement 8 % de la population), ce qui semble être le fruit d’une stratégie d’implantation efficace de l’institution sur ces territoires. Enfin, près d’un tiers de notre activité résulte de saisines de personnes de plus de 50 ans.
Les jeunes, aujourd’hui, ne nous saisissent que trop peu, sans doute faute de nous connaître. C’est un combat essentiel pour le mandat de Claire Hédon, Défenseure des droits depuis juillet 2020. Le lancement, en février dernier, de la nouvelle plateforme antidiscriminations.fr, avec un numéro direct (le 3928) et un tchat en ligne dédié, doit contribuer à une meilleure connaissance des services que le Défenseur peut leur rendre.
Sur quels critères se fonde le Défenseur des droits pour juger si le sentiment d’injustice exprimé par le plaignant est légitime ou non ?
Par nature, aucun sentiment n’est irrecevable ! En revanche, les champs de compétences de l’institution sont limités par la loi. Par conséquent, lorsque l’origine de l’injustice ressentie par la personne qui nous saisit se situe hors de ces champs, notre mission est de l’orienter vers le bon interlocuteur : par exemple vers un avocat ou vers un conciliateur de justice s’il s’agit d’un litige entre personnes privées. Cette mission d’information sur les droits et d’accompagnement vers l’accès aux droits est fondamentale pour le Défenseur des droits. En 2020, ce sont plus de 30 000 personnes que nous avons ainsi orientées vers d’autres ressources.
Comment dialoguez-vous avec les administrations publiques mises en cause par les sentiments d’injustice exprimés par les citoyens ?
Tout commence par une analyse de la situation telle qu’elle nous est présentée et des pièces justificatives qui nous sont transmises : s’il nous apparaît qu’aucune atteinte aux droits n’a été commise par l’administration, nous nous efforçons de l’expliquer au réclamant, sans solliciter l’administration. S’il nous semble, à l’inverse, qu’un service public a méconnu telle ou telle règle applicable, nous l’invitons à réexaminer la situation, ou, le cas échéant, à nous détailler le raisonnement qui l’a conduit à prendre sa décision. On est alors au cœur de la médiation.
Mais la force du Défenseur des droits, c’est que, si l’administration refuse d’entrer en médiation, alors il dispose de pouvoirs d’intervention (demande de pièces et d’explications, contrôles sur place…) à partir desquels il peut prendre une décision consistant à recommander à l’administration de revoir sa position, voire présenter des observations en justice en appui de la réclamation.
Il est très important d’expliquer à chaque fois le registre sur lequel nous intervenons auprès des administrations. Pour un élu local, être saisi par le Défenseur des droits, c’est d’abord une chance : c’est la perspective de résoudre à l’amiable un litige avec un administré. À terme, bien sûr, nous misons sur l’expérience acquise pour faire en sorte que les défaillances dont nous sommes saisis ne se reproduisent plus.
Le Défenseur des droits agit à la fois à l’échelle individuelle dans une fonction de médiation et à l’échelle collective avec la publication de rapport et d’avis. Comment articulez-vous ces deux dimensions ?
Cette articulation entre le particulier et le général est essentielle : c’est elle qui permet de tirer les leçons des difficultés rencontrées et d’engager cette boucle d’amélioration continue qui est indispensable aux services publics. Je remarque d’ailleurs que de nombreux réclamants revendiquent cette approche : ils veulent bien sûr qu’on résolve leur problème, mais comptent aussi éviter que d’autres rencontrent les mêmes difficultés !
Mais pour enclencher cette dynamique, encore faut-il que nous soyons écoutés par les pouvoirs publics. Personnellement, je m’efforcerai notamment de faire entendre la voix des naufragés de la dématérialisation des services publics – dont les conséquences ont été analysées par un rapport du Défenseur des droits en 2019 –, afin que la modernisation ne soit pas synonyme d’exclusion pour un nombre important de nos concitoyens qui sont en zone blanche, qui n’ont pas d’ordinateur ou qui maîtrisent mal le numérique et le langage administratif.
Quel est le rôle des comités d’entente et de liaison ?
Les comités d’entente, c’est l’espace de dialogue du Défenseur des droits avec la société civile. C’est ce qui permet à la fois d’identifier les enjeux émergents et de donner un écho aux prises de position de l’institution. Pour la plupart, ces comités correspondent à nos champs de compétence (protection de l’enfance) ou aux principaux critères de discrimination (handicap, origine, orientation sexuelle…). En fonction des grandes priorités de l’institution, ils pourraient évoluer pour nous aider à mieux cerner certains pans de la société avec lesquels nous n’avons pas encore d’échanges assez nourris.
Quant aux comités de liaison, ils visent à dialoguer avec les professionnels dont les pratiques peuvent être discriminatoires : les intermédiaires de l’emploi et les acteurs du logement. Le but est ici de les aider à définir et à déployer les meilleures pratiques, pour éviter les phénomènes de discrimination ; c’est très utile car l’expérience montre qu’il s’agit d’un travail de longue haleine, qui ne peut produire d’effets que s’il est entretenu dans la durée.
Comment les collectivités locales comme la Métropole de Lyon pourraient-elles s’inspirer du Défenseur des Droits national pour mieux prendre en compte les sentiments d’injustice exprimés par leurs habitants-usagers ?
Depuis quelques années, plusieurs collectivités locales ont fait le choix de mettre en place des médiateurs territoriaux. Cette possibilité est d’ailleurs aujourd’hui consacrée par la loi, qui en fixe le cadre. Il ne saurait s’agir d’équivalents locaux du Défenseur des droits, puisque leur champ de compétence se limite nécessairement à celui de la collectivité, et qu’ils ne disposent pas des prérogatives d’une autorité administrative indépendante. En revanche, cela peut constituer un dispositif intéressant pour promouvoir l’accès au droit, en proximité, à condition que ce médiateur soit à la fois très accessible - avec idéalement des permanences pour recevoir les personnes, comme propose le médiateur de la Ville de Paris - et très indépendant dans le traitement des dossiers.
L’expérience singulière de la réunion des compétences de l’intercommunalité et du département fait du Grand Lyon un territoire où un médiateur de ce type pourrait trouver sa place, et aider les habitants à accéder aux services publics métropolitains. Là où ils existent, ces médiateurs territoriaux sont des interlocuteurs réguliers des délégués du Défenseur des droits, et peuvent œuvrer collectivement à développer, sur un territoire, une véritable culture des droits – nous en avons incontestablement besoin.
Étude
Positifs ou négatifs, les usagers portent de nombreux ressentis envers les administrations, que les collectivités doivent prendre en compte.
Article
Aborder le sentiments d'injustice comme des ressources utiles, pour une action publique plus à l’écoute des citoyens.
Texte de Nicolas Rio
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