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Thomas Benoit, coordinateur de Rues du Développement Durable : « La bonne façon de ramener du commerce dans un quartier, c’est d’y développer autre chose que du commerce ! »

Interview de Thomas Benoit

Portrait de Thomas Benoit
Coordinateur de Rues du Développement Durable

Thomas Benoit est coordinateur de Rues du Développement Durable (RDD), un réseau d’initiatives qui œuvre depuis 2009 dans le quartier Crêt-de-Roc à Saint-Étienne pour animer les rez-de-chaussée vacants et redynamiser la vie locale en accompagnant l’émergence et l’arrivée de porteurs de projets.

L’interview aborde la genèse de la démarche pionnière mise en place par RDD pour contrer le déclin d’un quartier de centre-ville. Celle-ci a mené à la création de différents dispositifs originaux pour faciliter et favoriser le développement d’activités au service des habitants.

Cette démarche s’inscrit de façon complémentaire à l’intervention publique et participe à enrichir les stratégies et outils de développement territorial. En transformant et en améliorant le cadre de vie des habitants, elle fait aussi face au risque de gentrification.

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Date : 18/04/2023

Pouvez-vous nous présenter Rues du Développement Durable, la genèse de l’association et son ancrage dans le quartier Crêt-de-Roc à Saint-Étienne ?

Il y a une vacance énorme alors qu’il y a aussi en parallèle un foisonnement de projets artistiques, associatifs, sociaux, solidaires, qui cherchent des locaux sans arriver à s’installer

Rues du Développement Durable est une association qui a été créée en 2009. C’est une association de quartier : nous tenons énormément à cette idée parce que c’est la base de notre action. Nous sommes basés au Crêt-de-Roc, une colline qui se situe très proche de l’hypercentre de Saint-Étienne, à proximité de la place Jean-Jaurès, de l’Hôtel-de-Ville et de la Préfecture. De l’autre côté de la colline, il y a la gare Châteaucreux, donc le quartier se situe vraiment au milieu de deux centres stéphanois. Plus récemment, un autre pôle émerge avec la rénovation urbaine sur le quartier « créatif » autour de la Place Carnot avec la Cité du Design.

Le Crêt-de-Roc, c’est une colline qui a plusieurs spécificités dans lesquelles RDD s’efforce de s’inscrire. D’abord, son passé ouvrier et industriel, avec beaucoup de petits locaux artisanaux. C’est aussi une colline très engagée dans son histoire, marquée par des luttes sociales qui ont pris différentes formes : associatives, coopératives, mutualistes, etc. C’est là que ce sont installées les premières Associations pour le Maintien d'une Agriculture Paysanne (AMAP) de la Loire, par exemple. C’est aussi un secteur assez pauvre, avec des populations précaires, et qui a vu s’installer des personnes issues de différentes vagues d’immigration. Enfin, le quartier, comme la ville d’ailleurs, a subi à partir des années 1970 un processus de désindustrialisation. Le départ massif des populations ouvrières a donné lieu à un important phénomène de vacance de logements et d’espaces commerciaux, qui se sont progressivement détériorés.

Les années 2000 marquent une nouvelle phase pour le quartier qui est visé par un projet de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Le projet comprend des investissements mais aussi toute une dynamique sociale : des échanges entre techniciens et habitants, de la concertation, du débat, ça a mobilisé du monde. C’est à ce moment-là qu’un diagnostic a été fait, basé sur tous les éléments de contexte que j’abordais juste avant. Il y a un ensemble de dispositifs très bien faits à l’ANRU qui permettent d’agir efficacement sur tout le volet réhabilitation des bâtiments et des logements, voirie, espaces publics, etc. Par contre, pour ce qui relève de la vacance des espaces commerciaux et artisanaux c’est moins efficace. C’était pourtant un sujet central puisque la vacance concernait à l’époque entre 35 et 40 % des locaux en rez-de-chaussée dans le quartier. C’est dans ce contexte et sur cette contradiction qu’est né RDD : il y a une vacance énorme alors qu’il y a aussi en parallèle un foisonnement de projets artistiques, associatifs, sociaux, solidaires, qui cherchent des locaux sans arriver à s’installer.

 

Comment avez-vous abordé ces enjeux importants de vacances commerciale et artisanale, de dégradation du bâti, de manque de vitalité du quartier ? Quels ont été les premières actions pour s’en saisir et commencer à agir sur ces phénomènes ?

L’objet associatif de RDD est de contribuer à rendre le quartier plus convivial, solidaire, participatif, économe en énergie et créatif

C’est dans ce contexte qu’il y a eu de premières réflexions sur l’objet « rez-de-chaussée » du fait de la vacance commerciale. Cela a démarré par un travail de définition de cet objet. Il se situe vraiment à la limite entre l’espace public et l’espace privé : c’est un espace qui fait tampon entre les logements et la rue. Il a un impact important sur l’espace public du fait de son emplacement en lisière de celui-ci. C’est un marqueur important de l’expérience d’un usager dans une ville. Dans un quartier, on a beau avoir des logements remplis, des belles façades, si en bas il y a des moellons, des palissades, et qu’on arrive là de nuit, ça nous met forcément dans une ambiance particulière. Un autre aspect important sur le rez-de-chaussée en ville, c’est qu’il est régi par des codes particuliers, qui ne sont ni ceux de l’espace public ni ceux de l’espace privé, ce sont plutôt des codes qui relèvent du commerce, donc c’est pour ça que l’intervention sur ces espaces n’est pas toujours évidente. Enfin, les rez-de-chaussée sont des espaces qui ont une vocation toute particulière : celle d’accueillir la grande majorité des activités économiques et des services d’une ville. Donc, pour une ville ou un quartier, c’est essentiel d’avoir des rez-de-chaussée qui vivent.

C’est donc sur ce postulat précis que se crée RDD. Ce qu’il faut savoir c’est que RDD naît à travers un regroupement d’acteurs locaux, notamment l’Amicale Laïque, Artisans du Monde et une coopérative qui travaille sur les questions de solidarité internationale qui s’appelle Solicoop. Il est important de souligner que ce ne sont pas des professionnels de l’urbanisme qui ont été à l’initiative de ce projet, mais bien des acteurs du quartier, qui ont souhaité se mobiliser pour redynamiser le quartier et animer ses rez-de-chaussée. L’objet associatif de RDD est de contribuer à rendre le quartier plus convivial, solidaire, participatif, économe en énergie et créatif, c’est de créer des choses dans le quartier, par et pour les habitants. Cela s’est largement fait par la réactivation des rez-de-chaussée. C’est cet objet qui est au cœur de l’innovation sociale proposée par RDD. On s’est donc rapidement spécialisés sur cette activité-là.

La vacance commerciale est caractéristique du quartier dans lequel RDD opère. Quelles sont les dynamiques à l’origine de la vacance commerciale ?

Dans un cas de vacance conjoncturelle, on fait en sorte d’intervenir pour éviter que cela provoque une dynamique d’enfrichement et que ça contribue à la vacance structurelle

La vacance commerciale est un phénomène complexe et surprenant dans plein d’aspects. On a dû faire un grand travail de déconstruction d’idées préconçues qu’on avait sur ce phénomène-là. La particularité ici, c’est qu’on se situe en proximité immédiate de l’hypercentre de la ville et non pas en périphérie.

Il se trouve que les gens ne sont pas vendeurs de leurs rez-de-chaussée vacants, pour un ensemble de raisons. La première, c’est que les propriétaires de rez-de-chaussée vacants sont souvent propriétaires de l’immeuble entier, et qu’ils préfèrent louer les logements en laissant le rez-de-chaussée vide, car celui-ci est souvent vu comme un potentiel de nuisance. Si on prononce auprès de ces propriétaires le mot « bar », ou « restauration », ils imaginent toujours le pire. Il y a aussi le potentiel de nuisance administrative : un local en rez-de-chaussée qui vit, ce n’est pas simplement quelqu’un qui vit là de manière privée, c’est un espace qui reçoit du public, donc ça peut faire peur aux propriétaires. Ceux-ci préfèrent généralement créer une zone tampon en condamnant le rez-de-chaussée. À notre sens, ce n’est pas du tout un bon calcul : quand on laisse un endroit vacant de cette manière, cela va engendrer une forte dégradation du bien immobilier et de sa valeur, avec les réseaux qui se détériorent, la présence de nuisibles, l’humidité… Si on est dans une logique purement de marché de l’immobilier (dans laquelle nous ne nous inscrivons pas tellement, mais c’est celle des propriétaires), c’est très mauvais signe pour la valeur d’un patrimoine immobilier que de laisser une friche au milieu du quartier : ça fait baisser le prix moyen au mètre carré.

Cette situation a surpris beaucoup de personnes. Il apparaît difficile à croire que des rez-de-chaussée vacants en centre-ville puissent être difficiles à vendre. Ça semble contre-intuitif. Même pour les acteurs publics, la Ville de Saint-Étienne ou l’Établissement Public d’Aménagement de Saint-Étienne (EPASE) : on a tous mis quelques années à le comprendre. On pensait alors que la vacance venait du fait que l’offre de locaux ne rencontrait pas de demande car personne ne voulait s’y installer. En réalité, il y avait beaucoup de personnes qui cherchaient des locaux mais c’est plutôt du côté des propriétaires que ça bloquait. Un autre préjugé à déconstruire portait sur le fait que les porteurs de projets n’ont pas assez de moyens. Or, ça n’est pas vrai car beaucoup d’entre eux font des offres au prix ou légèrement au-dessus, mais le propriétaire ne veut pas leur vendre.

Il y a aussi un autre phénomène important qui est celui de la « fantômisation » de ces locaux : ils semblent ne plus exister, en tout cas leurs propriétaires sont introuvables. Il faut parfois un an et demi pour retrouver le nom du propriétaire, et six mois de plus pour trouver son numéro de téléphone. Beaucoup de personnes croient que Saint-Étienne est un immense terrain de jeu, avec une grande diversité de possibles en lien avec cette vacance, mais ça n’est pas si simple que ça. C’est un vrai travail que de se mettre en contact avec les propriétaires de locaux vacants. On a fait une étude en 2021, et il s’avère qu’il y avait 64 % des locaux qui n’avaient pas fait l’objet d’une commercialisation depuis plus de trois ans. Quand on parle de commercialisation, ça va être la diffusion d’une annonce sur Internet ou même la mise en place d’une pancarte sur la vitrine. Pour un quart des locaux du quartier, on n’arrivait pas à obtenir ne serait-ce que le nom du propriétaire.

Sur ce sujet-là, je dirais également qu’il faut bien différencier la vacance conjoncturelle de la vacance structurelle. Nous, on n’intervient pas beaucoup sur la vacance conjoncturelle, mais on reste malgré tout en vigilance. Dans un cas de vacance conjoncturelle (quelqu’un qui ferme sa boutique à cause d’un dégât des eaux par exemple, ou qu’il décide de s’installer ailleurs pour x ou y raison), on fait en sorte d’intervenir pour éviter que cela provoque une dynamique d’enfrichement et que ça contribue à la vacance structurelle, qui touche tout le quartier de manière systémique. La vacance appelle la vacance.

 

Quels sont vos principaux outils et modes d’action pour lutter contre la vacance commerciale et redynamiser le quartier ?

Avec le porteur de projet, on travaille sur la programmation, l’aménagement des espaces, voire la mutualisation de moyens et de matériel avec d’autres porteurs de projets

Au démarrage, le principal mode d’action devait être l’achat, via la création en 2010 d’une foncière solidaire et citoyenne qui s’appelle Crêt de Liens. Elle devait acheter les locaux et les louer à l’association. Elle est régie par des statuts privés, non coopératifs, mais en revanche elle est fondée sur une gouvernance assez travaillée. C’est un système de parts sociales, qui se vendent à l’unité. Chaque part vaut 50 euros, pour pouvoir permettre à tout le monde d’en avoir une, et aussi pour permettre à des gens d’en avoir autant qu’ils veulent. En termes de gouvernance, on suit le principe « une personne = une voix », donc le poids de chacun dans les décisions est identique, il n’est pas proportionnel au nombre de parts sociales qu’il possède. Cette foncière a pour objectif de mobiliser le voisinage. On repère collectivement un local qui dysfonctionne et lorsqu’on voit qu’il est à vendre, on mobilise les habitants des alentours en les invitant à acheter une ou plusieurs parts sociales pour pouvoir, ensemble, débloquer la situation. Ça permet aux acteurs locaux d’avoir prise sur le type d’activités qui va pouvoir s’installer dans ce local.

La complémentarité entre la foncière et RDD est très cohérente, parce qu’on a d’un côté cette structure qui récolte de l’argent et qui achète des espaces et, de l’autre l’association qui sait faire de la programmation, de l’animation et du montage de projets à installer dans ces espaces. Entre les deux structures, il y a les habitants qui contribuent.

Cette foncière devait être le mode d’intervention principal au départ, mais il a fallu se renforcer sur le travail préalable de sourcing pour répondre aux difficultés à identifier les propriétaires et à les inciter à mettre leurs locaux à disposition. On a pour ça développé un autre outil : le portage locatif. Il vise à faciliter la rencontre entre l’offre et la demande, en faisant de l’intermédiation. D’un côté, il y a le propriétaire à qui on va trouver une solution pour son rez-de-chaussée : trouver un locataire et établir une convention, mener des travaux de rénovation permettant au porteur de projet de pouvoir effectivement s’installer dans le local. On prend en charge plein de choses qui incombent normalement au propriétaire. De l’autre côté, avec le porteur de projet, on travaille sur la programmation, l’aménagement des espaces, voire la mutualisation de moyens et de matériel avec d’autres porteurs de projets. On discute d’ailleurs généralement avec plusieurs porteurs de projets car on croit à l’intérêt de faire s’installer plusieurs acteurs dans un même local.

Cela permet à des porteurs de projets qui ne roulent pas sur l’or de payer un loyer beaucoup plus modeste, mais aussi de se concentrer sur leurs activités tandis que nous prenons en charge certaines tâches pour leur faciliter le quotidien. L’association assume les charges du propriétaire, gère les contrats d’eau, d’électricité et d’Internet, et notre assurance couvre tous les locaux qu’on gère en même temps. Grâce aux différents dispositifs de mutualisation et de coopération, le portage locatif permet d’accéder à un loyer entre 300 et 400 euros tout compris (quand il pourrait plutôt lui coûter 600 euros hors charges), tout en étant au milieu d’un écosystème de quartier très riche. C’est gagnant pour tout le monde. RDD joue ici le rôle de trait d’union entre les parties prenantes, apportant la solidité au propriétaire et la souplesse au(x) porteur(s) de projet.

Enfin, on déploie aussi des projets par nous-même. On se substitue alors aux porteurs de projets lorsqu’on a une bonne idée en laquelle on croit. On a par exemple créé une cantine de quartier, participé à lancer l’Accorderie, qui est un système d’échange en monnaie-temps, ou encore au lancement de la première boutique sans emballages à Saint-Étienne qui s’appelle Vrac-en-Vert.

 

Qu’est ce qui fait le succès de vos interventions dans le quartier Crêt-de-Roc ? Quels effets et impacts pouvez-vous constater ?

Cette mixité dans les publics, les horaires d’ouverture, les formats, les statuts, vient apporter cette diversité qui nous permet de participer à accompagner des activités sans pour autant tomber naïvement dans l’écueil de la gentrification

Rien qu’en faisant de l’intermédiation (la mise en lien entre les propriétaires et les porteurs de projets), on vient trouver des solutions pour 5 à 10 locaux par an, en permettant leur réouverture. C’est ce qu’on a pu constater depuis 2019.

Ce qui nous permet de mener à bien les projets et qui légitime notre intervention c’est l’ancrage dans le quartier. Le fait d’être très en lien avec tout le monde, le fait qu’on soit bien connu et identifié, ça nous confère une légitimité qui est essentielle. Le travail de veille active qu’on mène nous permet aussi de connaître les propriétaires, de suivre l’état et l’occupation des locaux, mais aussi de rencontrer des porteurs de projets sur le territoire. On consolide ainsi un répertoire solide et bien fourni d’acteurs qu’on peut potentiellement mettre en lien. C’est vraiment ce qui fait la richesse de notre démarche. C’est comme ça qu’on va attirer plein de porteurs de projets, et créer du flux, du dynamisme au sein du quartier.

Ce qu’on dit souvent à RDD, c’est qu’on est très contents d’empêcher qu’un local soit vacant, qu’on l’est encore plus quand le local est occupé par plusieurs porteurs de projets, et que la cerise sur le gâteau, c’est quand ces mêmes locaux sont mis à disposition de dynamiques très locales, dans le quartier. Ces rez-de-chaussée réactivés de manière coopérative, sociale et solidaire, c’est le terreau pour maintenir cette dynamique d’animation de quartier. Ils rendent possible tout un tas de micro-projets annexes mais qui participent de cette vitalité locale : création d’un petit jardin d’agrément, mise en place d’un site de compostage, etc. Ça créé tout un réseau, un écosystème fertile. Celui-ci fonctionne sur la base d’un principe important : celui de la diversité et de la complémentarité entre les différents types d’activités.

Aujourd’hui, on gère une dizaine de locaux qui sont utilisés par une trentaine de structures très variées : des boutiques, des espaces d’expositions, des ateliers, des salles de réunion, de formation, des espaces de stockage… Ces activités sont portées à la fois par des structures privées, des entrepreneurs, des commerces, des associations, des coopératives, des collectifs citoyens sans statut… C’est important d’avoir cette diversité-là. Ça crée un ensemble d’usages très différents, avec des activités qui touchent différents publics, ça génère un vrai mélange dans le quartier. Les publics que ça va attirer vont l’être pour des raisons variées : il y en a qui viennent là dans un objectif d’acheter quelque chose, d’autres qui viennent travailler, se cultiver, ou d’autres encore qui viennent là parce qu’ils sont dans le besoin (il y a notamment un local utilisé le lundi, le jour de fermeture de son activité principale, pour distribuer des denrées alimentaires). Cette mixité dans les publics, les horaires d’ouverture, les formats, les statuts, vient apporter cette diversité qui nous permet de participer à accompagner des activités sans pour autant tomber naïvement dans l’écueil de la gentrification.

Comment tout cela concourt à la redynamisation commerciale en tant que telle, puisque les projets que vous accompagnez ne sont pas tous commerciaux ?

On aide au retour d’un commerce plus traditionnel en dynamisant le quartier et en créant de la vie, de l’affluence

Tous ces actions conduisent in fine au retour du commerce dans le quartier. Pourquoi on fait le choix d’accompagner des projets alternatifs au commerce ou des projets de commerce alternatif ? Parce que c’est très dur d’accompagner un commerce classique. Un commerçant a un immense impératif de rentabilité. On aide au retour d’un commerce plus traditionnel en dynamisant le quartier et en créant de la vie, de l’affluence. Le commerçant qui va chercher à s’installer va s’apercevoir que 30 personnes passent à la cantine chaque jour, qu’il y a un garage à vélos, une créatrice textile, un jardin, des bureaux partagés… C’est au milieu de tout ça qu’il aura envie d’être. Il est très content qu’une dynamique le précède.

On a l’exemple d’un caviste qui s’est installé il y a quelques années maintenant et qui est ravi d’être implanté à cet endroit-là, sa boutique tourne à plein régime, il en a même ouvert une seconde à La Talaudière, à côté de Saint-Étienne depuis. À l’inverse, la logique de vouloir inciter un commerçant à s’installer dans un quartier enfriché, en lui disant qu’il sera la locomotive du quartier, je pense qu’elle est pernicieuse, et je doute qu’elle fonctionne bien. C’est trop risqué pour un commerçant.

 

Pour revenir sur la gentrification que vous évoquiez précédemment, comment abordez-vous cet enjeu ? Faites-vous face à des critiques qui vont dans ce sens, et comment prévenez-vous cet écueil ?

La diversité d’activités qui s’adressent une variété de publics est essentielle

Bien sûr, la gentrification reste un grand point de vigilance et de réflexion à avoir. On nous demande d’ailleurs très souvent si notre action correspond bien aux souhaits et aux pratiques des habitants du quartier. On sait bien qu’en attirant un public en particulier, on en exclut un autre. C’est pour ça que la diversité d’activités qui s’adressent une variété de publics est essentielle. On veille aussi à prendre en compte les habitants les plus précaires : c’est un axe d’intervention important pour nous. La création de la cantine de quartier ou encore de l’Accorderie vont dans ce sens.

Aujourd’hui, on n’est pas en mesure de savoir si notre action crée un effet de gentrification car c’est un processus très long, de plusieurs décennies mais qui peut connaître des accélérations et ensuite un point de non-retour. Il y a bien sûr certains projets qui ont été menés sur le Crêt-de-Roc ces dernières années qui pourraient favoriser une dynamique de gentrification. On sent une tendance de fond, mais on voit aussi qu’il n’y a pas encore d’augmentation significative des prix au mètre carré. Il y a encore énormément de poches d’habitat dégradé voire insalubre, il y a une proportion importante d’habitants du quartier qui sont précaires. La gentrification, c’est aussi et surtout un phénomène d’exclusion de certaines populations par la hausse des prix et l’évolution des modes de vie, et pour l’instant cette exclusion n’existe pas.

Pour autant, on est conscient que nos actions peuvent nourrir ce processus ou bien même être récupérées pour le nourrir, en revanche on ne pense ni en en être responsables, ni être à l’origine de ça. On se questionne beaucoup sur comment porter une dynamique d’amélioration des conditions de vie sur un quartier sans participer au phénomène de gentrification. On a des pistes, on voit des bonnes pratiques, mais il y a des choses qu’on ne peut pas empêcher. En créant des services pour les habitants et en améliorant le cadre de vie local, on crée de l’attractivité. Ça attire nécessairement les promoteurs qui vont avoir envie de construire dans le quartier.

Quels sont les principaux freins et limites à votre action sur le quartier ?

Au premier rendez-vous, chaque mot qu’on va employer doit être pesé

La difficulté à se mettre en lien avec les propriétaires est l’une de nos principales difficultés, même si on arrive à la contourner de mieux en mieux avec les années. Il y a quelque chose qui relève de l’image qu’ils ont d’un acteur associatif : à leurs yeux ça ne semble pas être un projet sérieux, crédible. On butte là-dessus régulièrement. On est perçus comme des « bobos », des hippies, voire des arnaqueurs. Au premier rendez-vous, chaque mot qu’on va employer doit être pesé car il peut déclencher un refus. Pour certains, le fait qu’on soit partenaires de la Ville de Saint-Étienne est bon signe car ça veut dire qu’on est reconnu par l’institution, ça fait office de tampon. Alors que pour d’autres, c’est rédhibitoire : ils ne voient pas ce que l’action publique vient faire dans leurs activités privées. C’est vraiment du cas par cas, mais il est vrai que le premier contact est crucial parce qu’à chaque phrase on peut perdre notre interlocuteur ! On avance au ressenti et on voit quels arguments mettre en avant.

Pouvez-vous décrire votre lien aux acteurs publics qui interviennent sur le quartier, en particulier au titre de la rénovation urbaine ?

Ce qui reste étonnant, c’est de constater que RDD a pu parfois être davantage reconnu en dehors de Saint-Étienne que localement

On a vraiment un rôle de trait d’union entre les différents acteurs publics qui interviennent sur le quartier et les acteurs locaux, habitants et porteurs de projets. On partage avec eux notre vision et notre expertise. Je vais prendre exemple sur une situation fréquente. Dans le cadre d’un projet urbain, l’État ou la collectivité va reprendre la main sur le foncier mais, en attendant le lancement du chantier, rien ne passe pendant parfois plusieurs années. L’espace est alors inutilisé et les locaux vacants. On intervient pour limiter ces situations d’enfrichement avec nos processus de réactivation, qu’ils relèvent de l’urbanisme transitoire, temporaire, ou qu’ils aient une visée plus pérenne.

On n’a pas une relation à chaque institution, mais plutôt différentes relations avec des personnes-ressources et services avec lesquels nous sommes en lien, à la Ville et à l’EPASE notamment. On a été soutenus pendant longtemps par ses acteurs, par la Ville notamment, via une subvention annuelle. On a aussi mené des études pour la Ville qui ont servi de base à leur politique publique de réactivation. On est souvent intégré à des groupes de travail, des réflexions. On a désormais des interlocuteurs avec qui le dialogue et le travail est constructif : on se transmet des informations, des bonnes pratiques. Parfois on aimerait que la collaboration puisse aller plus loin, développer des projets ensemble. On travaille régulièrement avec l’EPASE sur des projets de développement local ou encore pour alimenter leur stratégie. On sent qu’ils nous font confiance et la collaboration fonctionne bien.

Ce qui reste étonnant, c’est de constater que RDD a pu parfois être davantage reconnu en dehors de Saint-Étienne que localement. Mais on est une des plus anciennes structures -si ce n’est la plus ancienne- en France à travailler sur ces sujets. On est référents au niveau national sur des démarches institutionnelles portées par exemple par le Réseau des collectivités Territoriales pour une Economie Solidaire (RTES), avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), et régulièrement cités et étudiés dans des travaux de recherche. On a énormément de collectivités qui nous mobilisent pour des avis, des retours d’expériences. RDD a même participé avec d’autres structures à l’émergence d’une nouvelle dynamique plus globale. Avec des structures Villages Vivants ou le Sens de la Ville, on échange régulièrement, on s’inspire les uns les autres.

 

Dans quelle mesure l’expérience RDD peut-elle être inspirante, voire déclinée ailleurs, dans la métropole lyonnaise par exemple ? Quels enseignements peut-on retirer pour d’autres territoires ?

Le principe d’interdépendance entre une diversité d’acteurs est également un facteur important. Celle-ci génère de la solidarité et de la résilience, et elle renforce chacune des parties prenantes

On est régulièrement sollicités par des villes moyennes pour des retours d’expérience et c’est d’ailleurs là où on arrive le mieux à répondre. Il y a quand même énormément de différences entre le contexte stéphanois et lyonnais. En revanche, ce dont nous on est certains, c’est que la bonne façon de ramener du commerce dans un quartier c’est d’y développer autre chose que du commerce ! Accompagner du commerce, voire le subventionner, c’est le meilleur moyen de faire couler ce commerce deux ans plus tard, et ça ne servira pas le quartier. Par contre, en accompagnant des dynamiques qui viennent des habitants, des dynamiques sociales, qui répondent à des besoins exprimés localement, on peut recréer un terreau fertile à l’arrivée de nouveaux commerces.

Le fait de proposer des services aux habitants directement en relation avec leurs besoins, c’est aussi un principe dont toutes les collectivités peuvent s’inspirer. Quand on vient répondre à un besoin des habitants qui n’est pas pourvu, ça peut débloquer beaucoup de choses. On est d’abord reconnu comme un acteur légitime car utile, on favorise l’acceptabilité de transformations et l’arrivée de nouveaux projets, ce qui est un enjeu crucial. Sur Crêt-de-Roc et de par notre ancrage local, nous n’avons pas de problème d’acceptabilité, mais dès qu’on a été sollicités pour intervenir dans d’autres quartiers, la question s’est posée immédiatement. L’ancrage local est un levier qui devrait toujours être central dans une intervention sur un quartier.

Le principe d’interdépendance entre une diversité d’acteurs est également un facteur important. Celle-ci génère de la solidarité et de la résilience, et elle renforce chacune des parties prenantes. On s’en est d’ailleurs bien aperçu au sein de notre écosystème, pendant la crise sanitaire. Lors du premier confinement, on a eu peur, on s’est demandé si on avait construit une pyramide avec une base solide qui ne pourrait pas s’effondrer ou un château de cartes très fragile. En fait, on a été témoin d’une immense solidarité entre les acteurs en temps de crise. Il y en a qui se sont proposés pour payer un loyer d’avance pour soulager les difficultés des autres. Il y a des propriétaires qui ont fait des réductions de loyer, d’autres qu’on a convaincu d’offrir un mois de loyer à leurs locataires si RDD offrait un second mois de loyer, etc. Des structures se sont mises à acheter des services et des prestations aux autres, c’était incroyable. C’est ce genre de choses qui me font me dire qu’on est pertinents dans ce qu’on propose et que ça crée des dynamiques pérennes, solides et positives. Nous croyons davantage en la complémentarité qu’en la concurrence entre acteurs.

 

 

•    Pour en savoir plus : Rues du Développement Durable