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Philippe Moati, économiste (Université Paris Cité) : « Quand le consommateur et le citoyen ne sont pas d'accord, c'est le consommateur qui l'emporte. »

Interview de Philippe Moati

Portrait de Philippe Moati
© Université Paris Cité
professeur d’économie à l’Université Paris Cité et co-fondateur de l’ObSoCo

Philippe Moati est professeur d’économie à l’Université Paris Cité et co-fondateur de l’ObSoCo (Observatoire Société et Consommation), une société qui étudie les mutations de la société et de la consommation.

En 2021, il a notamment sorti un livre nommé « La plateformisation de la consommation. Peut-on encore contrer l'ascension d'Amazon ? », celui-ci retrace comment l’arrivée du modèle économique des « marketplaces » – ces sites qui jouent l’intermédiaire entre des vendeurs et des acheteurs – a bouleversé la consommation.

Dans cet entretien, il aborde le fonctionnement des marketplaces et évoque les différentes stratégies mises en place par les grandes plateformes pour inciter à la consommation.

Réalisée par :

Date : 05/05/2023

Dans votre livre de 2021 « La plateformisation de la consommation. Peut-on encore contrer l'ascension d'Amazon ? », vous décortiquez les différentes stratégies de « Pure-Players » tel Amazon pour nous inciter à consommer davantage et nous fidéliser. Est-ce qu’on a encore une marge de manœuvre pour sortir de la consommation à l’extrême ?

Avec le numérique, la capacité d’aller stimuler l’envie de consommer s’est fortement renforcée ! Le consommateur est de plus en plus matraqué mais surtout, il l’est de plus en plus finement.

Les acteurs du e-commerce ont un avantage par rapport au monde physique, c’est qu’ils vous connaissent beaucoup mieux par les traces que vous laissez. Une action marketing a plus de chance de porter ses fruits si elle tape la bonne personne au bon moment. C’est quelque chose qui m’inquiète beaucoup, cette « scientifisation » du marketing, qui s’appuie sur les progrès de l’intelligence artificielle et des neurosciences, qui laisse de moins en moins de chance au consommateur pour exercer son libre arbitre. Et nous ne sommes, sans doute, qu’au début du processus de montée en compétence en la matière des acteurs de l’offre. La capacité à collecter, à traiter et à exploiter les données est en train de devenir un facteur de compétitivité critique sur les marchés de consommation. Et, en la matière, Amazon est l’un des meilleurs.

On voit que les plateformes mettent de plus en plus en avant un modèle d’abonnement. Est-ce que c’est aussi un élément qui nous incite à consommer plus ?

Le modèle d’abonnement proposé par les grandes plateformes est donc un moyen de fidéliser la clientèle

Je ne sais pas si l’abonnement fait acheter plus. Par contre, clairement, c’est un moyen de fidélisation. Cela a été pensé comme ça et c’est efficace. Selon des études américaines, les volumes d’achats diffèrent fortement entre les abonnés et non-abonnés. Ça ne veut pas nécessairement dire qu’ils consomment plus mais qu’ils achètent sur Amazon au lieu d’acheter ailleurs. C’est plutôt malin d’ailleurs : soit le consommateur a conscience du prix de l’abonnement et décide de l’amortir, soit il l’a oublié et se trouve face à des prix qui lui paraissent plus compétitifs, car allégés des frais de livraison.

En général, peu de gens ont plus de deux abonnements car cela finit par coûter cher. Le modèle d’abonnement proposé par les grandes plateformes est donc un moyen de fidéliser la clientèle et d’attacher le consommateur sur le long terme. Ce qui est étonnant, c’est surtout que le commerce physique a trainé à comprendre l’intérêt de la chose.

Si nous revenons à la collecte de données, comment se matérialise-t-elle sur un site de vente en ligne ?

La capacité à attirer les commentaires des consommateurs qui est soumise à des rendements croissants, c’est-à-dire des processus cumulatifs qui font que le succès appelle le succès

En général, vous pouvez voir la page d’accueil se personnaliser et recevoir des recommandations ciblées. Si vous n’avez pas d’enfants en bas âge, vous n’allez pas recevoir des publicités pour des couches-culottes. Cela ne va pas encore beaucoup plus loin pour l’instant.

Aujourd’hui, c’est surtout la capacité à attirer les commentaires des consommateurs qui est soumise à des rendements croissants, c’est-à-dire des processus cumulatifs qui font que le succès appelle le succès. Par exemple, plus vous avez des consommateurs qui laissent un retour d’expérience, plus cela attire d’autres clients qui sont friands de ce genre d’informations. Plus généralement, plus une marketplace (place de marché) est capable d’attirer des marchands, plus le choix proposé est important, plus les clients sont nombreux. Et plus les clients sont nombreux, plus les marchands sont incités à être présents sur la marketplace…

Mais pourquoi sommes-nous devenus si dépendants des grandes plateformes de marketplace, par rapport à la vente physique ?

Si le modèle des grandes plateformes s’est à ce point diffusé, c’est que tout le monde y trouve son compte

L’avantage principal, c’est l’étendue du choix, à la fois en largeur et en profondeur. Jamais un acteur traditionnel du commerce, qui achète pour revendre, ne pourrait offrir une telle gamme de produits (Amazon revendique de proposer quelque 300 millions de références à ses clients !). Ce modèle permet la pléthore, en limitant les coûts de référencement et en réduisant drastiquement l’engagement en capital (les produits ne sont pas achetés) et garantit un risque commercial nul à l’opérateur de la plateforme, alors que dans le cas d’un distributeur, des produits qui ne se vendent pas, c’est un capital immobilisé et la perspective de pertes économiques.

Pour le consommateur, l’avantage énorme est qu’il a de grandes chances de trouver le produit qu’il recherche. La marketplace offre aussi une richesse incomparable, les marchands sont nombreux et la concurrence sur la plateforme est terrible, cela assure pour le consommateur une certaine compétitivité de l’offre, à la fois au niveau du prix et probablement une compétitivité plus générale, de l’information mise à disposition.

Si le modèle des grandes plateformes s’est à ce point diffusé, c’est que tout le monde y trouve son compte.

 

Distributeur automatique
© Sebleouf

Et sans risque pour l’acheteur ?

Pour le consommateur, la difficulté réside dans le fait qu’il ne sait pas très bien à qui il achète. Cela pose la question de savoir qui est responsable de la transaction. En général, il est explicitement écrit « vendu par ». Mais l’acheteur ne connait pas forcément le vendeur.

S’il y a un problème, c’est là qu’intervient le pouvoir de police de la plateforme, mais celui-ci diffère d’une plateforme à l’autre. Si vous êtes un grand acteur comme Amazon, vous avez un pouvoir de police extraordinaire. Chez Amazon, les règles que doivent respecter les vendeurs sont draconiennes ; le positionnement est d’abord de satisfaire le client. Sur les grosses plateformes, le risque pour les clients est donc contenu, et si vraiment il n’y a pas de solution, c’est celles-ci qui règlent le problème, cela leur coûte un peu d’argent mais cela entretient leur réputation et la relation avec leurs clients. Sur les plus petites plateformes, c’est plus risqué : s’il y a un problème, il n’y a pas forcément de recours possible. Il existe donc une certaine incertitude sur la bonne fin de la transaction. Plus vous êtes gros, plus vous avez cette capacité à assurer à cette police, vous êtes donc rassurant pour les clients et vous attirez plus de clients. On retrouve là les rendements croissants.

Depuis la crise sanitaire, de nombreux commerçants ont décidé de digitaliser leur canal de vente, de manière indépendante ou en se greffant à une marketplace. Quelles sont les raisons qui poussent le commerçant à choisir une marketplace plutôt que de vendre de manière indépendante en ligne et quelles sont les marges de manœuvre du commerçant concernant la logistique et la vente de ses biens ?

Beaucoup de commerçants se sont cassé les dents en essayant de partir seuls

Il y a deux motifs qui peuvent amener un commerçant à être présent en ligne. Le premier, c’est de vendre plus. L’activité du commerçant est limitée à sa zone de chalandise. Vendre en ligne peut lui permettre d’attirer de nouveaux clients hors de celle-ci, même éventuellement à l’autre bout du monde. Si c’est un pur commerçant, le produit qu’il vend peut généralement être trouvé ailleurs, notamment sur des marketplaces. Il risque donc de se trouver confronté à une concurrence farouche. C’est la raison pour laquelle cette option est plutôt réservée à des commerçants qui disposent d’une offre originale, très différenciée. Le second motif, c’est le resserrement des liens, l’amélioration de la qualité de service à des clients existants. Or, dans un cas ou l’autre, ça ne va pas être du tout les mêmes stratégies.

Dans le premier cas de figure, soit le commerçant se lance de manière indépendante en ouvrant un site internet, soit il décide de se greffer à une marketplace, il n’y a pas réellement de voie médiane. Beaucoup de commerçants se sont cassé les dents en essayant de partir seuls. S’asseoir sur les épaules du géant - pour reprendre une formule connue - et bénéficier de sa capacité de captation et de l'audience d’une Marketplace peut grandement faciliter la rencontre avec une demande. L’opérateur de la marketplace peut prendre en charge le stockage, la logistique, la facturation, le paiement… À la limite, il n’y a qu’à établir des fiches produits avec des photos et définir les prix. Évidemment, tous ces services ont un coût.

Se pose également le problème de la visibilité au milieu d’une offre pléthorique, sauf qu’il est possible de payer pour remonter dans les recommandations. D'ailleurs, la partie du business d'Amazon qui consiste à vendre de la publicité devient de plus en plus importante et rentable pour l’entreprise. C’est donc un coût supplémentaire. Au final, l’activité de vente en ligne peut se révéler peu rentable.

 

Donc le commerçant n’a plus aucun contrôle sur la logistique de ses biens ?

La logistique actuelle fait face à des impératifs de fiabilité et de rapidité toujours plus élevés

Le commerçant peut décider de la prendre en charge, mais il lui faut alors respecter les règles draconiennes édictées par la plateforme, notamment en matière de délai. Pour être éligible à Prime, le commerçant doit confier sa logistique à Amazon. II y a donc une forte incitation par la carotte et par le bâton à confier sa logistique à Amazon.

En soi, ce n'est pas forcément une mauvaise chose car la logistique actuelle fait face à des impératifs de fiabilité et de rapidité toujours plus élevés et ce n’est pas forcément le métier d’origine des petits commerçants.

Mais alors est-ce que le commerçant n’entre pas dans une dépendance totale aux plateformes ?

Certains commerçants débutent avec ces plateformes et s’ils savent faire du marketing, ils peuvent arriver à se faire connaître et provoquer des ventes directes sur leur site marchand. Ce n’est pas toujours évident car sur les marketplaces, la relation ne se fait pas du consommateur au marchand mais du consommateur à la plateforme et de la plateforme au marchand, il n'y a donc pas de lien direct avec le client. C'est pour cela que parfois dans le paquet, on peut trouver un flyer du marchand, qui essaie ainsi de nouer une relation directe avec sa clientèle.

L’inscription sur la plateforme peut être une étape dont le commerçant va ensuite tenter de s'affranchir ou en tout cas en parallèle de développer son activité en direct. Et ce sera d'autant plus facile qu'on a acquis une certaine visibilité grâce à la plateforme et aura descendu sa courbe d’apprentissage en matière de vente en ligne. Pour le commerçant, je pense que la plateforme n'est pas forcément le grand méchant loup.

On parle beaucoup des préoccupations environnementales des Français. Est-ce que les plateformes essayent d’y répondre selon vous ?

La livraison ultra rapide est une réelle catastrophe d’un point de vue écologique

Il est clair que la livraison ultra rapide est une réelle catastrophe d’un point de vue écologique. Il serait d’ailleurs intéressant qu’au moment de l’achat, le consommateur puisse choisir entre plusieurs options de livraison en disposant de l’information sur l'impact écologique de ces différentes formules. Si l’acheteur n’est pas hyper pressé, il peut alors opter pour une formule moins dévastatrice pour l’environnement, pour autant que le prix de la livraison ne soit pas plus cher car il s’agit d’un critère primordial lors d’un achat. De même, une livraison en point relais est plus vertueuse qu’une livraison à domicile.

La différence de bilan carbone entre l’achat en magasin ou par l’e-commerce n’est pas claire et dépend de scénarios d’usage. L’empreinte écologique du e-commerce dépend beaucoup du volume de transactions. Plus il y a de transactions, plus la logistique peut être optimisée, par la massification des flux et la densification des zones de livraison. Il y a également la question des emballages. On dispose aujourd’hui de technologies qui permettent de faire un emballage au plus juste par rapport à la taille du produit. Non seulement on économise ainsi du carton, mais on évite de transporter du vide.

Plus fondamentalement peut-être, il faut se poser la question de savoir si le commerce en ligne ne contribue pas activement à l’hyperconsommation. La réponse est plutôt oui : l’offre en ligne est disponible 24 h sur 24, vous l’avez dans votre poche, sur votre bureau, en mobilité, vous avez accès à un choix quasi infini de produits, et le marketing des plateformes vous sollicite en permanence.

Qu’en est-il du sentiment de culpabilité du consommateur ? Est-ce que c’est un souci pour les grandes plateformes ?

C’est un peu comme le rapport à l’avion. Il y a une petite minorité de consommateurs qui boycotte les grandes plateformes. Le discours critique à leur égard se diffuse, en particulier à l’égard d’Amazon qui est pointé du doigt pour les conditions de travail imposées à ses salariés, sa stratégie d’optimisation fiscale, l’impact écologique de son activité. Mais très souvent, le consommateur et le citoyen ne sont pas d'accord. Malgré le fait que le citoyen commence à ressentir quelques inconforts par rapport à ses achats le consommateur y trouve largement son compte. Le niveau de satisfaction des clients d’Amazon est très élevé. Quand le consommateur et le citoyen ne sont pas d'accord, c'est généralement le consommateur qui l'emporte. Amazon et les grandes plateformes sont conscientes qu’aujourd'hui quel citoyen commence à se rebiffer. Elles essayent donc de travailler leur image et de continuer à satisfaire le consommateur afin de désamorcer la critique du citoyen.

Comment voyez-vous la tendance pour le commerce ? Est-ce qu’on va continuer à consommer en ligne et en physique ou va-t-on aussi vers de la vente physique par Amazon ?

Le commerce physique est entré dans une phase de restructuration nécessaire qui conduira à une contraction de l’appareil commercial

Il est absurde de penser que le e-commerce va faire disparaître le commerce en magasin. Les consommateurs ont appris à tirer le meilleur des deux circuits de distribution. La question est de savoir où sera le curseur entre les achats physiques et le digitaux lorsque le e-commerce aura atteint son régime de croisière.

Avec le retour à la normal de la crise sanitaire et avec un pouvoir d'achat sous tension avec le retour de l’inflation, la part des achats en ligne a légèrement diminué en France. Cependant cela ne me semble pas remettre en question cette dynamique. il y a qu'à voir la situation à l'étranger, au Royaume-Uni et aux États-Unis, où les taux d’achats en ligne sont largement au-dessus par rapport à la France.

Le commerce physique souffre d’ores et déjà de surcapacités. Pendant des années, il s’est développé plus vite que la consommation des ménages. Rajoutez à cela l’évasion d’une partie de la demande en direction du e-commerce, et on comprend que le commerce physique est entré dans une phase de restructuration nécessaire qui conduira à une contraction de l’appareil commercial. C’est déjà particulièrement visible dans le commerce de l’habillement où de grands réseaux ont disparu ou ont dû réduire sensiblement la voilure. 

Amazon a bien compris l’impératif qu’il y a aujourd’hui à être multicanal pour répondre à des comportements multicanaux. Il se développe dans le commerce physique (en particulier dans l’alimentaire) essentiellement aux Etats-Unis, un peu au Royaume-Uni. Le leader du e-commerce rencontre cependant des difficultés à percer dans le commerce physique. Mais il convient de se souvenir que la patience et la capacité à tâtonner sont parmi les qualités d’Amazon qui lui ont permis le succès que l’on connait. À mon avis, l'apparition de magasins physiques en France n’est pas dans les priorités d’Amazon.

 

Livraison du supermarché en ligne Amazon Pantry
© NurKochen

Pour en savoir plus sur les travaux de Philippe Moati :