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GRAP : « L’expérience de la vie coopérative, c’est aussi d’inventer un autre rapport au travail, à l’économie et à la transition »

Interview de Kevin Guillermin

Portrait de Kevin Guillermin
Fondateur du GRAP

Comment mêler entrepreneuriat et transition sociale et écologique ?

Créé fin 2012, le Groupement Régional Alimentaire de Proximité (GRAP) est une coopérative d’entrepreneurs réunissant des projets de transformation et de distribution dans l’alimentation bio-locale. La coopérative fournit des services support à l’ensemble de ses membres. GRAP a le statut de SCIC SA (Société coopérative d'intérêt collectif, société anonyme) et promeut une gouvernance coopérative.

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Date : 20/06/2021

Pouvez-vous présenter en quelques mots votre structure ?

Notre coopérative d’activité et d’emplois regroupe 60 entreprises locales de l’alimentation bio. Cela va de la transformation artisanale des produits à leur distribution

Notre mission, c’est d’accompagner les entrepreneurs qui veulent s’investir dans la transition écologique alimentaire. Créée en 2012, notre coopérative d’activité et d’emplois regroupe 60 entreprises locales de l’alimentation bio. Cela va de la transformation artisanale des produits à leur distribution. Nous partageons un projet politique, une stratégie de développement et certains services supports. Notre rayon d’action est régional pour garder une forte synergie : 150 kilomètres autour de Lyon. Nous intervenons sur 4 territoires  (Métropole de Lyon ; Savoie-Haute-Savoie-Isère ; Drome-Ardèche ; Loire-Haute-Loire. Par ailleurs, nous sommes en train d’essaimer notre modèle en Auvergne, où le projet sera porté par une coopérative indépendante.

 

Logo du Grap

La quête de sens est donc très forte pour vos publics…

Oui. C’est très important pour les membres de Grap de se sentir utiles, en phase avec leurs valeurs, leurs principes de vie, de se sentir considérés dans leur travail. Parfois, cela rejoint d’autres enjeux : j’habite à la campagne, j’en ai assez de faire une heure de voiture pour aller travailler le matin… Ces personnes viennent à l’alimentaire car le circuit-court, l’alimentation durable, parlent aux gens. C’est facile de trouver du sens sur ce type de projet. Partant de là, ces personnes commencent à se renseigner, comment devenir cuisinier, brasseur… assez vite, on leur parle de nous : notre stratégie consiste à nous faire connaître d’un réseau de prescripteurs comme la Chambre régionale de l’ESS (Cress), l’Union régionale des entreprises coopératives Scop & Scic (Urscop), la Métropole de Lyon.

Concrètement, que leur proposez-vous ? En quoi consiste votre accompagnement ?

Il faut que les gens arrivent à vivre de leur projet alimentaire. Depuis le début, nous assumons cette identité entrepreneuriale

Notre porte d’entrée, c’est l’économie. Il faut que les gens arrivent à vivre de leur projet alimentaire. Depuis le début, nous assumons cette identité entrepreneuriale. Notre équipe comprend 6 accompagnants-référents. Chacun suit en moyenne une quinzaine de structures pour l’aider dans son développement. Nous leur proposons trois rendez-vous annuels et des temps d’échanges par mail ou téléphone, en restant sur l’opérationnel. Nos publics travaillent beaucoup, y compris le week-end, finissent à 20 heures… Venir deux jours à notre séminaire annuel, c’est déjà énorme pour eux !

À quels types de métiers les formez-vous ?

Il existe deux catégories de métiers. Les métiers de transformation artisanale (boulanger, restaurateur…) nécessitent des compétences techniques préalables qui ne s’inventent pas : Grap peut aiguiller vers des formations, des stages. Les métiers d’épiceries nécessitent  juste une tête bien faite, bien organisée. Même sans expérience, on peut s’en sortir ! La plupart des personnes qui se reconvertissent choisissent l’épicerie. Là, on apporte de la mise en lien, de l’immersion professionnelle avec Pôle Emploi.

Votre démarche dépasse l’économie, vous portez aussi un projet politique…

Nous défendons une transition citoyenne dans le travail

Oui, il repose sur deux piliers. Premier pilier, l’alimentation durable : encourager le bio, le circuit-court, le zéro OGM, le vrac, etc., c’est bien, mais d’autres le font. Nous sommes aussi très attachés à notre deuxième pilier, la coopération au travail. Nous défendons une transition citoyenne dans le travail, qui passe par la réduction des inégalités salariales, des entreprises qui appartiennent à leurs salariés, une prise de décision collégiale. Les personnes concernées doivent avoir le dernier mot ! On est des militants acharnés des structures coopératives ! Nous voulons aussi que nos entrepreneurs développent la coopération au sein de leurs propres entreprises.

Au-delà du discours, comment les y encouragez-vous ?

On essaye de faire en sorte que notre culture du travail, l’exemple de notre équipe, infusent dans leurs structures. L’expérience de la vie coopérative de Grap, c’est aussi cette promesse-là, d’inventer un autre rapport au travail, à l’économie et à la transition

Déjà, nous leur faisons expérimenter ces pratiques au sein de notre collectif. Deux fois par an, nous organisons notre Assemblée Générale sur un week-end de séminaire. On apprend à prendre des décisions dans des réunions à plus de 100 personnes. Une quinzaine de personnes représentant ces 60 activités font partie de notre Conseil d’Administration. Nous leur proposons aussi des formations sur la prise de parole en public, la vie coopérative. Et puis, on essaye de faire en sorte que notre culture du travail, l’exemple de notre équipe, infusent dans leurs structures. L’expérience de la vie coopérative de Grap, c’est aussi cette promesse-là, d’inventer un autre rapport au travail, à l’économie et à la transition. On leur dit : «  Venez vivre ça avec nous, même si ne n’est pas de la tarte ! ». La liberté, ce n’est pas drôle tous les jours !

Proposez-vous du coworking ?

Non, nos entrepreneurs n’ont pas d’activité de bureau. Ce sont des points de vente, des épiceries, des boulangeries, etc. Le coworking alimentaire n’est pas notre sujet.

Quel est votre modèle de gouvernance ?

Grap est à la fois la « holding », la tête du groupe, et une coopérative d’activité. Nous regroupons des scops, des associations, des entreprises commerciales traditionnelles et hébergeons juridiquement une cinquantaine d’entrepreneurs salariés. Avec les structures autonomes juridiquement, le lien est capitalistique, avec un système de participation croisée. Nous avons aussi un lien technique et contractuel : la coopérative Grap doit rendre des services supports à chacun de ses membres (support administratif, informatique, accompagnement…). Nous avons bien sûr un lien humain : on se vit tous comme des collègues, peu importent nos statuts.

 

Avez-vous une fonction d’incubateur ?

Si on veut s’autonomiser et se libérer des fonds publics, il faut les garder le plus longtemps possible

Non. L’objectif, c’est que les gens restent toute leur vie ! Si on veut s’autonomiser et se libérer des fonds publics, il faut les garder le plus longtemps possible. Nous sommes dans une logique d'entreprise partagée. Chaque nouvelle structure rapporte très peu au démarrage et demande beaucoup d’investissement de notre part. Elle devient rentable au fil des ans. La première activité de Grap, Trois ptits pois (Lyon 7) existe depuis 11 ans. Aujourd’hui ils sont 9 et font 1,5 million de chiffre d’affaires. Moins il y a de turnover et plus on consolide notre modèle économique. C’est un enjeu stratégique pour nous d’avoir zéro sortie. Depuis nos débuts, seules 10 entreprises se sont arrêtées (pour changement de vie, problèmes économiques), et 2 sont parties (pour insatisfaction).

Justement, pouvez-vous détailler votre modèle économique ?

Le regroupement des 60 activités de Grap représentent un chiffre d’affaires (CA) de 20 millions d’euros. C’est l’addition de 60 modèles économiques différents. Le cœur du réacteur, le service mutualisé, se finance grâce à la contribution de chacune (7,5 % de son CA, avec des seuils dégressifs). Toutes les activités ont intérêt à ce que chacun se porte mieux. Une personne qui démarre avec zéro chiffre d’affaires payera 1200 €/an. A l’inverse les plus grosses structures payeront jusqu’à 30 000 €/an. 75 % de nos coûts sont couverts par ces contributions coopératives ; 15 %, par des prestations externes (accompagnement, conseil) ; 10 %, par des subventions publiques.

Êtes-vous confronté à des difficultés particulières ?

Il est plus facile de se faire financer une étude de faisabilité sur de la mutualisation logistique que le temps de coordination qui rend possible ces projets de mutualisation

Ce qui est problématique, c’est que l’argent public est dans les appels à projets, de plus en plus rarement dans le fonctionnement. Dans ces conditions, il est difficile de se structurer car il faut toujours s’engager dans de nouveaux projets. Nous, on a besoin de financer ce qu’on faisait déjà l’an dernier et qui marche. Il est plus facile de se faire financer une étude de faisabilité sur de la mutualisation logistique que le temps de coordination qui rend possible ces projets de mutualisation.

À terme, votre modèle pourrait-il s’affranchir de subventions ?

Les besoins de la transition sont immenses et c’est aussi notre vocation sociale, d’accompagner à l’entrepreneuriat

Non car notre mission, c’est de former en permanence de nouveaux porteurs de projets : les besoins de la transition sont immenses et c’est aussi notre vocation sociale, d’accompagner à l’entrepreneuriat. Cette année, nous avons fait entrer 10 nouveaux projets, cela demande beaucoup de travail. D’autant que nous cherchons à être autonomes sur nos outils, en travaillant par exemple avec des logiciels en open source. Très souvent, on nous dit que le bio, les circuits courts c’est « un truc de bobo ». La réalité, c’est qu’on est 200 et le salaire moyen, c’est le SMIC +30% (1 390 €/net). Nous taxer de bobo, ce n’est pas bien connaître la réalité de notre travail ni ce qu’on gagne comme revenus. On est en bas de l’échelle des rapports de force capitalistiques !

À quelle principale difficulté êtes-vous confronté pour changer la donne et encourager l’alimentation bio sur le territoire ?

À chaque fois qu’on ouvre un magasin bio, il faudrait un hectare de terre agricole bio en plus

Nous avons surtout besoin que le système change en amont. Les tensions sont très fortes dans la filière alimentaire, les produits manquent. Cela prend plus de temps d’installer un agriculteur bio qu’un magasin bio. À chaque fois qu’on ouvre un magasin bio, il faudrait un hectare de terre agricole bio en plus. Ce ne sont pas les quelques petits paysans bio qui s’installent qui vont changer la donne. Ce qu’il faudrait, c’est que des agriculteurs traditionnels se convertissent. Pour cela, il leur faut de la visibilité sur leurs débouchés. À notre niveau, nous n’avons pas la force de frappe pour contractualiser avec un céréalier qui cultive 200 hectares et lui dire « arrête le maïs, passe aux pois chiches et aux lentilles bio ». La commande publique est un levier très fort pour structurer la filière. On aurait besoin que la collectivité s’engage sur des volumes et des prix auprès des agriculteurs conventionnels pour qu’ils changent de production ou continuent de faire la même chose mais en bio.

Un des drames, c’est aussi la disparition des paysans et des fermes. Pour s’assurer une retraite, les agriculteurs revendent leurs fermes qui deviennent des lotissements ou sont rachetées par d'autres fermes plus mécanisées, mono-cultures, moins favorables à la biodiversité et difficiles à transmettre,... Il faut que la collectivité préempte du foncier partout où elle peut.

Quelle est votre vision des enjeux de la transition écologique et de résilience ? En quoi y contribuez-vous ?

Dans notre discours, les questions environnementales, économiques et d’organisation du travail sont intimement liées. Les Gilets jaunes et les Marches pour le climat disaient « fin du monde, fin du mois, même combat ». À nos yeux, le fait que quatre centrales d’achat représentent près de 90 % de la distribution en France fait partie du problème. Le fait qu’il y ait des inégalités de revenus et de patrimoine, qu’un magasin bio en centre-ville soit revendu et devienne une agence bancaire, qu’un agriculteur, parce qu’il n’a pas de retraite, doive vendre son terrain, fait partie du problème. Ce ne sont pas les pauvres, ceux qui gagnent moins de 1 500 €/nets par mois, qui polluent la planète. Ce sont les riches, même s’ils font du vélo en ville et mangent bio…, je suis concerné, moi aussi, je fais du vélo !

 

Photo de manifestation
Convergence Marche pour le Climat et Gilets Jaunes à Lille© RP87

Quid de la résilience ?

Le terme est apparu car le discours change. Il faut s’adapter au choc que le réchauffement climatique va représenter dans nos modes de vies. Ce mot résilience dit cela, mais ne dit pas ce qu’on doit changer. Moi, j’aime bien le terme « transition » quand on dit qu’elle doit être globale, écologique, citoyenne, politique. Il faut changer sur tous les points de vue. Surtout, cesser de croire au « solutionnisme technologique ». La voiture électrique, les applications en circuit court, les fermes urbaines où les salades poussent dans un hangar, les drones dans les champs, ce n’est pas ça qui va sauver le monde !