On a beaucoup compté sur la participation pour mieux entendre ces sentiments d’injustice. Mais les études qu’on a conduites sur le terrain montrent que ceux qui participent aux scènes de l’action publique, dans les processus de concertation institués, sont ceux qui savent déjà se faire entendre dans l’espace public. Conclusion : cela renforce les asymétries locales. C’est la raison pour laquelle les discours sur la reconnaissance des droits des populations locales et la nécessité de les entendre, de les consulter, ne sont pertinents que si l’on se donne la possibilité de corriger les inégalités d’accès à la parole. Certes ce n’est pas chose facile, mais l’enjeu est important. Je prends l’exemple du risque requin à la Réunion étudié par Marie Thiann Bo Morel [1]. Devant la recrudescence des requins, les surfeurs ont demandé à l’État à être protégés du risque d’attaque. Ils ont remis en cause le bien-fondé de la réserve marine créée il y a plusieurs années et demandé une chasse des requins. On voit qu’il y a des normes de justice qui sont ici mises en avant (accès libre à la mer, sécurité des personnes, etc.), mais aussi qu’elles s’opposent à d’autres normes de justice, en particulier écologique (respect et protection de la biodiversité, de la vie animale). Que doit faire une politique publique ? Et comment décider ? Si on lit cette question de façon intersectionnelle, comme Marie Thiann Bo Morel l’a fait, on s’aperçoit qu’à la Réunion, les surfeurs constituent un public d’origine essentiellement métropolitaine, assez influent et bien organisé pour faire entendre ses revendications auprès de l’État. Il peut sembler juste d’écouter les principes de justices qu’ils mettent en avant et de satisfaire leurs revendications qu’on peut juger légitimes, mais cela signifie qu’on entérine, voire aggrave, les inégalités de participation et de pouvoir locales.
Pour en revenir aux politiques de conservation de la nature, il est actuellement acté que ces politiques doivent être équitables, pour des raisons éthiques mais aussi pour être efficaces (il faut qu’elles suscitent l’adhésion etc.). Mais acter cela n’est pas suffisant. Car qu’est-ce qu’une politique de conservation de la nature équitable ? Selon les acteurs de cette politique et les publics concernés, le sens donné à l’équité peut être différent. Il est difficile alors de prendre en compte les différents principes de justice et les sentiments d’injustice qui se confrontent. Comment les hiérarchiser, arbitrer ? Une proposition peut être de privilégier ceux qui permettent de réduire les inégalités ou, a minima de ne pas les aggraver, en veillant aux intérêts des plus vulnérables pour paraphraser les Political Ecologists [2], ou des moins favorisés dans le langage rawlsien [3]. Cela signifie ne pas de fixer, dans le cadre d’une politique environnementale, des objectifs égaux, identiques à tous les territoires et à toutes les populations qui y résident. Car tous et toutes ne sont pas confrontés aux mêmes enjeux, ni ne disposent des mêmes ressources, notamment financières. Pour que les politiques environnementales soient plus justes, il faudrait qu’elles prennent en compte les inégalités de départ et qu’elles différencient, en fonction d’elles, les contributions demandées. La justice ce ne serait pas alors de fixer le même objectif à tout le monde, mais ce serait de mieux répartir l’effort. C’est ce dont nous avons traité dans le projet Effijie précité. De même, on peut imaginer que dans une Métropole fixer des objectifs identiques à tous les territoires, avec des moyens identiques, n’est pas juste si les inégalités s’en trouvent aggravées.
[1] Thiann-Bo Morel M. (2019) Tensions entre justice environnementale et justice sociale en société postcoloniale : le cas du risque requin, Les nouveaux chantiers de la justice environnementale, Vertigo, vol. 9 Numéro 1 | mars.
[2] Voir entre autres : Gautier D. et Benjaminsen T. (2012), Environnement, discours et pouvoirs. L’approche Political Ecology, Quae, Versailles.
[3] John Rawls (1989) Théorie de la Justice, Le seuil, Paris.