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Comment accompagner les sentiments d’injustice ? Trois sources d’inspirations

Illustration d'une personne aidant une autre personne qui se noie

Texte de Nicolas Rio

Qu'ils soient exprimés sur les réseaux sociaux, lors de réunions publiques ou dans le quotidien des guichets administratifs, le sentiment d’injustice et la colère qu’il suscite chez les citoyens-usagers est souvent source de déstabilisation pour les élus et les agents qui ne savent pas comment y répondre, alors que ces signaux sont une ressource utile pour tendre vers des pouvoirs publics plus à l’écoute des citoyens.

Que peuvent faire les collectivités locales pour se rendre attentives aux sentiments d’injustice exprimés par leurs habitants/usagers, et mieux les accompagner ? Au sein des institutions, qui pourrait prendre en charge cette fonction et comment ? Découvrez trois postures d'accompagnement de l'injustice vécue, qui constituent une source d’inspiration fructueuse pour aider les collectivités locales à mieux prendre en compte les injustices ressenties par leurs habitants/usagers.
Date : 21/04/2021

Au niveau local comme à l’échelle nationale, les pouvoirs publics se retrouvent confrontés à une augmentation des sentiments d’injustice. Qu’ils soient exprimés sur les réseaux sociaux, lors de réunions publiques ou dans le quotidien des guichets administratifs, le sentiment d’injustice et la colère qu’il suscite chez les citoyens-usagers est souvent source de déstabilisation pour les élus et les agents qui ne savent pas comment y répondre.

Cette expression de l’injustice mérite pourtant d’être regardée avec intérêt par les pouvoirs publics, pour rétablir une relation de confiance entre les citoyens et leurs institutions. Elle signale l’importance de l’idéal de justice sociale dans les attentes exprimées vis-à-vis de l’action publique. Elle révèle surtout l’importance de la dimension subjective de la réception des politiques publiques par les individus. Au lieu de considérer ces protestations comme un signal d’échec qu’il faudrait corriger ou effacer, on pourrait aussi les aborder comme une ressource utile pour tendre vers des pouvoirs publics plus à l’écoute des citoyens, de leurs besoins comme de leurs ressentis.

 

Que peuvent faire les collectivités locales pour se rendre attentives aux sentiments d’injustice exprimés par leurs habitants/usagers, et mieux les accompagner ? Au sein des institutions, qui pourrait prendre en charge cette fonction et comment ? Pour répondre à ces questions, nous avons choisi d’explorer trois exemples d’accompagnement de l’injustice vécue :

1/ Le Défenseur des Droits, est, de part la loi,  l’institution nationale compétente pour assurer le respect des droits des usagers de l’administration. Pour conduire cette mission, il dispose de pouvoirs d’investigation (demandes d’explications, auditions, vérifications sur place, etc.). Il organise également  des médiations entre les pouvoirs publics et des citoyens qui s’estiment victimes d’une forme d’injustice administrative. Cet exemple est complété par l’interview de Daniel Agacinski, délégué général à la médiation au sein du Défenseur des Droits.

2/ Une association d’éducation populaire, Aequitaz, qui explore d’autres méthodes plus informelles et plus collectives pour tenter de renouer le dialogue entre des individus en situation de précarité et les institutions censées les accompagner.

3/ Une responsable syndicale du Grand Est, Chloé Bourguignon, pour évoquer avec elle le rôle des syndicats comme relais des injustices vécues au sein du monde de l’entreprise et la recomposition de leurs modalités d’intervention face à la baisse du taux de syndicalisation.

Voilà trois univers distincts, qui chacun à leur façon se retrouvent confrontés à la question des sentiments d’injustice et tentent d’instaurer les conditions du dialogue entre les individus et leurs institutions. La liste est loin d’être exhaustive et d’autres pistes pourraient être explorées. Par leurs différences comme par leurs points communs, ces trois postures constituent néanmoins une source d’inspiration fructueuse pour aider les collectivités locales à mieux prendre en compte les injustices ressenties par leurs habitants/usagers. 

 

Le Défenseur des droits : organiser la médiation pour apaiser la relation aux services publics

 

Le Défenseur des Droits incarne une réponse institutionnelle à la question des injustices rencontrées par les individus dans leur rapport aux administrations publiques. Il s’agit d’une autorité indépendante, née en 2011 de la fusion entre le Médiateur de la République, le Défenseur des enfants, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, et la Commission nationale de déontologie de la sécurité. Elle couvre l’ensemble du spectre des services publics, allant de la protection sociale aux libertés publiques, en passant par la fiscalité, l’environnement, la santé ou l’éducation.

Le Défenseur des Droits fonctionne à partir de saisines individuelles. Chaque année, l’institution reçoit près de 100 000 réclamations (ce chiffre étant en hausse de 6% par an). Pour toucher un public le plus large possible et multiplier les points de contact avec les citoyens concernés, plusieurs canaux ont été développés. En complément du formulaire de saisine en ligne et du traitement des réclamations par courrier, le Défenseur des Droits s’appuie sur un maillage de proximité avec plus de 500 délégués bénévoles répartis sur l’ensemble du territoire. Des permanences régulières sont proposées en préfecture, en mairie ou dans les points d’accès aux droits, mais aussi en prison ou dans des locaux associatifs. Elles représentent plus de trois quarts des saisines reçues. La mise en place de ces permanences de proximité joue un rôle déterminant pour faciliter le recours au Défenseur des Droits, en permettant aux bénévoles d’être au plus près du terrain et des citoyens qui souhaiteraient effectuer une réclamation. Malgré cela, l’institution peine encore à toucher certains publics, notamment les jeunes..

 

 

Le Défenseur des Droits repose sur une approche juridique. Une fois la saisine effectuée, les délégués analysent le recevabilité de la réclamation. Celle-ci obéit à des critères stricts et transparents, comme le souligne Nicolas Kanhonou, directeur de la promotion de l’égalité et de l’accès aux droits au sein du Défenseur des Droits. « C’est la condition pour établir la confiance avec les citoyens qui nous sollicitent, en assumant que l’on n’a pas réponse à tout. Les permanences sont ouvertes à tous : les délégués reçoivent et écoutent tous ceux qui en font la demande, puis ils les orientent vers d’autres structures si la réclamation ne correspond pas à nos compétences. Par exemple, le Défenseur des Droits d’intervient jamais en première intention : il faut que les citoyens aient déjà fait une démarche de leur coté auprès de l’administration concernée ». Une fois le dossier retenu, deux configurations sont possibles. Dans la plupart des cas, les dossiers sont résolus à l’amiable grâce à l’intervention du délégué de proximité qui prend contact avec l’administration concernée et assure un rôle de tiers médiateur. Quand la médiation n’aboutit pas ou que le cas est plus complexe, le dossier est transmis au siège à une équipe de juristes qui en assure l’instruction, dans une procédure contradictoire avant de transmettre un avis. « Le Défenseur des Droits a le pouvoir d’instruire, mais pas d’imposer » rappelle Nicolas Kanhonou. « L’administration concernée reste libre de suivre (ou non) l’avis qui lui est transmis. Dans les cas les plus graves, l’affaire est transmise à la justice et le Défenseur des Droits peut déposer des observations en justice ». 

« Notre enjeu, c’est de sortir du jugement de valeur pour prendre le temps d’écouter les personnes. Les réclamants ont l’impression que les administrations ne leur répondent pas, et ce silence est souvent à l’origine de leur ressentiment ». Le manque d’information, l’absence de réponse et la difficulté à contacter l’administration sont des motifs récurrents des plaintes reçues. C’est pour cela que le Défenseur des Droits accorde une grande importance au suivi des dossiers et à la clarté des réponses (y compris en cas de rejet de la réclamation). Cela nécessite aussi un important travail de formations des délégués pour garantir l’impartialité de l’institution et améliorer sa capacité d’écoute.

 

 

Les associations d’éducation populaire : passer par le collectif pour créer les conditions du dialogue avec l’institution

 

L’éducation populaire constitue une autre modalité d’accompagnement des sentiments d’injustice. Alors que le Défenseur des Droits est une autorité publique, l’éducation populaire est davantage portée par des structures associatives disposant d’une certaine autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics, même si la plupart reçoit des financements publics. Qu’elles soient locales ou nationales, ces associations sont souvent ciblées sur une problématique (le mal logement, le handicap, les discriminations…) ou un public donné (les personnes en situation de précarité, les sans-papiers, les habitants des quartiers populaires, etc.).

L’éducation populaire se distingue du Défenseur des Droits par la place qu’elle accorde au collectif et par l’accent mis sur la notion d’injustice. La méthode consiste à structurer des espaces de discussion collective, pour permettre aux individus de partager leurs difficultés et leur perception de leur situation. C’est par exemple le cas des groupes Boussoles organisés par l’association Aequitaz en Savoie, à destination de chômeurs ou du collectif de la Huppe mobilisé en Drôme autour de bénéficiaires du RSA. Les personnes qui intègrent le groupe viennent pour trouver des réponses individuelles dans leur parcours d’accès à l’emploi ou d’accès aux droits, tout en sachant qu’il s’agit d’un espace collectif visant à travailler des problèmes plus larges. « Dans ces groupes, on recueille la colère des gens et les galères de situation qu’ils peuvent vivre. Et c’est dans le croisement avec d’autres situations qu’on voit si ces sentiments correspondent à des injustices plus collectives » témoigne Jérôme Bar de l’association Aequitaz. Le collectif permet de passer de l’addition de situations individuelles à chaque fois spécifiques, au repérage des injustices qui mériteraient d’être partagées et travaillées avec les pouvoirs publics.

Dans le cas de l’association Aequitaz, il s’agit de collectifs organisés sur quelques mois, qui réunissent des personnes qui ne se connaissent pas mais partagent une même problématique. « À chaque fois on prend du temps pour constituer le groupe, clarifier l’intention de chacun pour bien définir ce que l’on va travailler ensemble (et ce qu’on ne va pas aborder) pour créer les conditions de la confiance. Ce n’est qu’après cette étape qu’on partage les difficultés qu’ils rencontrent, une fois qu’on a un cadre sécurisé » explique Marion Ducasse qui anime les groupes Boussole. Grâce au partage d’expérience entre les membres qui le composent, le collectif devient progressivement un lieu d’entraide et un espace d’interpellation des institutions concernées par les problèmes évoqués.

L’exemple d’Aequitaz révèle qu’accompagner les sentiments des citoyens dans leur rapport aux pouvoirs publics ne nécessite pas forcément de résoudre toutes leurs difficultés. « On est clair avec les personnes dès le départ que le collectif ne pourra pas répondre à toutes leurs difficultés : il n’en a ni le temps, ni toutes les compétences » indique Marion Ducasse. « Nous choisissons ensemble les problèmes collectifs que l’on va aborder avec le groupe. Si certains ne se sentent pas touchés par le sujet choisi, il est toujours possible de quitter le collectif ». La vertu de la démarche est ailleurs : la qualité d’écoute et la transformation de colères individuelles en revendications collectives aident les participants à retrouver confiance, à sortir d’une forme d’impuissance pour reprendre le contrôle sur leur situation. 

Dans cette méthode, les institutions publiques ne sont pas absentes mais elles apparaissent dans un second temps, comme un interlocuteur possible avec lesquelles il faut engager un dialogue. Les associations assurent alors une fonction de tiers, pour sortir du face-à-face entre un bénéficiaire et une administration. Le groupe aide chaque personne à prendre du recul sur une situation souvent tendue avec les pouvoirs publics. La récit de ses difficultés et la mise en perspective avec d’autres témoignages aide à dépassionner le conflit et à repérer les points de blocage. « On a besoin d’extériorité dans la mécanique de résolution des injustices » précisent les animateurs d’Aequitaz. « Le groupe fonctionne car nous sommes hors-cadre. Aequitaz ne gère pas de dispositif, donc nous sommes capables de tout entendre. Alors que quand un agent gère un dispositif, il n’écoute que ce qui peut rentrer dans son dispositif, quitte à l’ajuster. Même en étant de bonne volonté, l’institution est forcément moins attentive à ce qui lui échappe ». En donnant de l’importance à chaque témoignage individuel et en les prenant au sérieux, le groupe apporte aux participants une reconnaissance qui leur fait souvent défaut dans leur interaction avec les pouvoirs publics.

 

Les syndicats : avoir un interlocuteur à qui exprimer son sentiment d’injustice

 

Le monde du travail est un autre univers confronté à la question des sentiments d’injustice éprouvés par les salariés au sein de leur entreprise. Les syndicats y jouent un rôle central, et sont aussi aux avant-poste des évolutions du ressenti de l’injustice et de leur expression. « On observe une perte de vitesse du local syndical dans les entreprises et dans les bourses du travail » témoigne Chloé Bourguignon, secrétaire générale de l’UNSA Grand Est. « À l’inverse, on reçoit beaucoup de protestations individuelles : "pourquoi suis-je moins bien payé que le mois dernier ?", "c’est un scandale, il n’y a pas de chauffage dans mon bureau" (un classique du mois de novembre) ». Quelles sont les méthodes déployées pour répondre à ces nouveaux besoins d’accompagnement, bien loin des grands conflits sociaux qui ont marqué l’époque industrielle ?

En marge des instances formelles de représentation des salariés et du dialogue social, les syndicats tentent de déployer d’autres modalités d’intervention pour venir en soutien des travailleurs et fluidifier le dialogue avec leur entreprise. « Face à la baisse du taux de syndicalisation, notre enjeu consiste à être identifié par les salariés comme une structure qui peut les écouter et les accompagner en cas de difficulté » indique Chloé Bourguignon. Le défi est particulièrement prégnant dans les TPE ou auprès des travailleurs indépendants, qui ont peu le réflexe de l’organisation collective. Pour y faire face, l’UNSA Grand Est a mis en place un réseau de « zaideurs » de manière à être au plus près du terrain, ce qui n’est pas sans rappeler les délégués bénévoles du Défenseur des Droits. « On a un site internet avec un espace "contactez-nous", mais ça fonctionne beaucoup sur de l’inter-personnel et du bouche-à-oreille. Les personnes confrontées à l’injustice ont besoin de pouvoir se tourner vers un interlocuteur de confiance, qui soit davantage identifié comme une personne-ressource que comme un représentant syndical ». La présence sur les réseaux sociaux publics (Facebook, Twitter ou Instagram) ou privé (boucles Whatsapp ou Telegram) s’avère de plus en plus indispensable pour « aller vers » les salariés et leur apporter un soutien au moment où ils estiment faire l’expérience d’une injustice. Les premiers échanges se font souvent de manière informelle, par téléphone ou SMS, et ne correspondent pas à un protocole stabilisé. « Une grande partie des réponses aux demandes qu’on reçoit sont en ligne sur le site. Mais ce n’est pas la même chose de le lire tout seul derrière son écran que d’en discuter avec une vraie personne, capable d’entendre les émotions ». souligne la syndicaliste. Comme pour le Défenseur des Droits, les syndicats sont souvent confronté à des personnes qui ont déjà exprimé des protestations mais ont trouvé porte close ou on été reçu avec mépris par leur manager. « Après un premier échec, la situation d’écoute est d’autant plus importante ».

S’il accorde une place importante aux émotions subjectives, le travail d’écoute assuré par les délégués syndicaux cherche surtout à objectiver une situation pour la mettre en regard avec le droit du travail. Cela passe par une description écrite et détaillée de la situation d’injustice ressentie par le protestataire. Ce passage à l’écrit est d’autant plus nécessaire que le dossier est souvent transmis à d’autres personnes du syndicat qui accompagneront le personne dans son dialogue avec sa hiérarchie, et le cas échéant dans la saisine du conseil des prud'hommes. « On note tout ce que la personne nous dit, à la fois pour remettre en ordre le récit mais aussi pour comprendre tout ce que la situation a pu générer pour la personne (anxiété, difficulté au travail ou dans la famille, etc.). Nous sommes aussi là pour répondre à un mal-être, leur dire qu’ils ont le droit d’exprimer leur difficulté, qu’on les croit et qu’il y a des gens pour les aider. Même si parfois on leur dit aussi qu’il n’y a pas assez de preuves tangibles ; c’est souvent le cas dans les affaires de harcèlement au travail ».  Comme pour le Défenseur des Droits, la posture du syndicat consiste à trouver le bon dosage entre la prise en compte d’une expérience vécue forcément subjective et le rappel à un cadre juridique normé et relativement désincarné, entre empathie et mise à distance.

 

En conclusion, trois dénominateurs communs

 

Ces trois exemples, parmi d’autres, illustrent la diversité des réponses apportées à l’expression des sentiments d’injustice, et la pluralité des contextes dans lesquels elle prend place. Cette variété se retrouve probablement au niveau des collectivités locales. Il n’existe pas de solution unique à la prise en compte de l’injustice vécue. Néanmoins, l’exploration de ces trois univers permet de souligner certains dénominateurs communs :

1/ Un besoin de disponibilité et d’écoute : « La première injustice c’est de ne pas être entendu » résument les animateurs d’Aequitaz. Prendre les sentiments d’injustice au sérieux commence par y accorder du temps (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les accompagnements évoqués reposent souvent sur des bénévoles). Mais ce temps est loin d’être perdu, car le simple fait de recueillir le témoignage et d’en garder une trace permet de prendre du recul sur la situation, et de faire la part des choses entre un ressenti individuel lié à une situation spécifique et des défaillances structurelles qui méritent d’être travaillées par l’institution.

2/ La nécessité de suspendre tout jugement lors du recueil des témoignages pour (re)créer les conditions de la confiance. L’écoute proposée par les trois exemples abordés suppose de suspendre tout jugement de valeur pour prendre le temps d’accueillir le ressenti des personnes qui se disent victimes d’injustice dans leur rapport aux pouvoirs publics. Il ne s’agit pas de juger si la réclamation est légitime ou justifiée, mais d’aider les individus à objectiver une situation pour pouvoir engager le dialogue avec l’institution concernée.

3/ L’intérêt de la présence d’un tiers pour fluidifier le dialogue et/ou assurer une médiation. Que l’accompagnement soit individuel ou collectif, il repose à chaque fois sur la présence d’un acteur tiers (et souvent d’un lieu neutre) pour porter un regard extérieur sur une situation potentiellement conflictuelle. Ce tiers n’est pas forcément externe à l’institution publique comme le montre le Défenseur des Droits, mais son indépendance assure une fonction d’interface entre l’interne et l’externe.