Le rôle primordial des utilisateurs dans le processus d'innovation
Interview de Marc Giget
Docteur en économie
Interview de Carole Chazoule
<< C’est vrai que les start-up amènent de nouvelles solutions mais il y a d’autres entrants >>.
En 2017, la Métropole de Lyon conduisait une étude prospective sur les start-up du territoire et s’appuyait notamment sur les témoignages des entrepreneurs et porteurs de projets. Cette interview a été réalisée dans ce cadre.
Enseignante-chercheure en sociologie à l’Isara, Carole Chazoule s’intéresse aux systèmes alimentaires localisés. Sur cette thématique, elle porte notamment le projet de recherche SYAM. Elle décrypte pour nous les grandes tendances de la reconfiguration des circuits alimentaires et le rôle tenu par les start-up dans cette reconfiguration.
Quels sont les objectifs du projet de recherche SYAM (Système alimentaires du milieu) ?
Il s’agit d’un projet de recherche financé dans le cadre des appels à projets PSDR 4 (programme Pour et Sur le Développement Régional) mené avec la Chambre Régionale d’Agriculture et l’association Auvergne Rhône-Alpes Gourmand.
Avant le projet SYAM, nous avions déjà travaillé avec la Chambre Régionale d’Agriculture d’Auvergne Rhône Alpes dans le cadre d’un projet CASDAR intitulé REALISAB. Ce projet portait sur les circuits courts et l’approvisionnement local de la restauration collective. Or, entre ces deux projets qui se sont suivis, nous, à la fois chercheurs et acteurs, avions observé dans nos institutions des processus similaires qui nous paraissaient intéressants à étudier. Il s’agit de processus de « scalling up ». C’est-à-dire que l’on voyait se mettre en place une évolution des formes collectives agricoles traditionnelles pour l’approvisionnement des circuits courts. Cette évolution semblait être une transition vers des formes pouvant intégrer de plus nombreux agriculteurs et aller vers de plus en plus de volumes.
Ces processus étaient également des processus d’hybridation entre des circuits courts et des circuits longs dans lesquels on voyait un certain nombre d’intermédiaires qui cherchaient eux aussi à structurer à l’échelle régionale des chaînes alimentaires recréant des liens entre les producteurs et les consommateurs, des intermédiaires qui jusque-là, s’étaient plutôt tenus éloignés de ces formes de distribution des circuits courts ou localisés. À partir de ce constat, nous avons décidé de proposer un projet de recherche pour travailler sur ces sujets. Ce projet réunit plusieurs enseignants chercheurs de l’Isara-Lyon, d’AgroParisTech Paris et Clermont, de SupAgro Montpellier, de SIGMA Clermont et de Grenoble INP. C’est un projet pluridisciplinaire dans lequel se côtoient des logisticiens, des sociologues, des économistes, des géographes.
À travers vos différentes observations, pouvez-vous dire quel est le rôle tenu par les start-up dans cette reconfiguration des circuits alimentaires ?
Dès les premières enquêtes menées dans le cadre de ce projet, nous avons perçu un réel intérêt des start-up dans ce processus de transition et d’innovation, celles-ci cherchant alors à se positionner comme des opérateurs susceptibles d’aider et d’accompagner la structuration de ces systèmes alimentaires hybrides en recréant (notamment grâce à des outils numériques innovants) des liens entre producteurs et consommateurs.
L’incubateur Foodshaker de l’Isara-Lyon, recevait ainsi de plus en plus de projet d’entrepreneurs souhaitant créer des circuits de distribution innovants, intégrant plusieurs opérateurs dans la chaîne d’approvisionnement et promouvant des valeurs issus des circuits courts et du commerce équitable. Leur objectif était bien souvent de développer au sein de ces chaînes plus de transparence et de confiance entre les opérateurs mais aussi entre les opérateurs et les consommateurs. On peut citer ici par exemple les start-up comme BoviMarket ou Via terroirs.
Est-ce que les start-up sont les seules à bouleverser les circuits alimentaires ?
C’est vrai que les start-up amènent de nouvelles solutions mais il y a d’autres entrants. Il y a des initiatives qui sont pilotées par des industries agroalimentaires, par des grossistes, par des restaurations collectives… etc. D’ailleurs tous ces opérateurs peuvent travailler ensemble. Le rôle des start-up semble cependant vraiment intéressant à étudier car elles peuvent agir en tant que nouveaux acteurs de la régulation de ces systèmes et de leur qualification aussi. Aujourd’hui on constate qu’il y a d’importants marchés qui vont être capables d’absorber les produits issus de ces systèmes alimentaires hybrides que ce soit en restauration à domicile ou hors domicile. Les attentes ne cessent de se développer notamment à l’échelle régionale où les politiques alimentaires autour de la mise en place de systèmes alimentaires territorialisés sont fortement incitatives. L’objectif de la recherche est de comprendre comment fonctionnent ces systèmes afin de pouvoir les accompagner vers un développement pérenne et durable. II s’agit aussi de créer des connaissances qui pourront s’exporter au sein d’autres régions.
Habituellement, les observateurs distinguent deux canaux d’innovations dans l’alimentaire : les innovations ‘’ultra-technologiques’’ avec des process de transformation innovants qui repoussent les limites de l’expérience sensorielle des consommateurs (protéines non-carnées revisitées, imprimantes alimentaires…) et les innovations davantage tournées vers les attentes du marché et les tendances de consommations alimentaires (livraison à domicile, usages numériques, slow-food…). Que pensez-vous de cette typologie ?
Il s’agit de la fameuse opposition entre les innovations « techno-push » et « market pull ». Je pense qu’il faut cesser d’opposer ces deux types d’innovation, l’une est au service de l’autre : toute innovation, par définition même, doit répondre à un besoin non satisfait, ou mal satisfait du marché. Certains besoins nécessitent de mettre au point des technologies en rupture et génèrent une innovation sur le process de transformation ou de sourcing par exemple. Parfois, l’inverse peut arriver, avec un process innovant qui trouve un domaine d’application dans l’alimentation. C’est typiquement le cas de l’impression 3D par exemple. Dans tous les cas, il s’agit de répondre à un besoin marché même si celui-ci n’est pas toujours exprimé.
De manière plus pratique, ici à l’Isara vous avez les deux. La start-up Ici&là a développé un produit alimentaire innovant, répondant à des habitudes de consommation allant vers du flexitarisme : un produit de remplacement de la viande, innovant dans sa forme, dans sa composition. À la suite de la validation de leur concept et des premiers succès en rayon et en restauration collective, ils sont aujourd’hui en pleine réflexion sur la construction de filières locales particulièrement sur les légumineuses.
Comment explique-t-on le succès des Amap (association pour le maintien d’une agriculture paysanne) ?
Les chercheurs se sont intéressés au sujet des circuits courts quand ceux-ci ont commencé à exploser c'est-à-dire au milieu des années 2000. C’est venu des universités anglo-saxonnes et nord-européennes qui ont commencé à s’intéresser aux alternative food systems.
Pourquoi les circuits courts sont apparus à ce moment ?
Parce qu’il y avait eu pas mal de crises, il y avait chez le consommateur la volonté de se réapproprier sa consommation, de pouvoir se reconnecter aux producteurs, de comprendre ce qu’il mangeait. Comme l’ont montré des sociologues comme Claire Lamine ou encore Sophie Dubuisson Quellier, c’est de cette volonté que sont nées les Amap au Japon avec un groupe de mères qui voulaient améliorer l’alimentation de leurs enfants.
Il y a eu aussi en France une vraie tendance au début des années 2000 autour du développement d’autres types de circuits courts que ce soit des ‘’paniers’’ avec un modèle moins militant que l’Amap ou que ce soit autour d’autres types de circuits comme les magasins de producteurs ou les marchés de produits locaux. Si on prend l’exemple des paniers, il y a eu pas mal de turn over dans ces démarches. À Lyon, il y avait l’initiative Les Paniers de Martin qui a aujourd’hui disparu puis La Ruche Qui Dit Oui est arrivée. L’entreprise a trouvé le bon modèle pour fonctionner et se développer. Elle a offert quelque chose de différent par rapport aux Amap, peut être un modèle moins militant et moins engageant avec des gestionnaires de ruche qui se rémunèrent. Dans le modèle de la start-up il y a donc un « intermédiaire » entre les producteurs et les consommateurs mais les produits qui y sont commercialisés restent des produits locaux. La ruche facilite leur accessibilité dans les centres villes et c’est important aussi pour les producteurs et les consommateurs urbains.
Ce postulat de deux engagements différents se retrouve aussi sociologiquement dans les profils des consommateurs des associations et des Ruches ?
Il est difficile de répondre à cette question n’ayant pas fait de recherche sur ce sujet. Pour moi, il s’agit de deux modèles différents qui cohabitent. Vous avez les consommateurs très engagés qui vont préférer le système Amap pour des raisons militantes et après vous avez ceux qui ont envie de consommer local sans forcément être dans une posture si militante et préfèrent avoir un peu plus le choix des produits ou de choix sur les dates de leurs achats de produits locaux.
Mais vous qui connaissez sans doute des producteurs sensibles à la distribution directe aux consommateurs dans le cadre de vos recherche, quel regard portent-ils sur cette question des Amap et des ruches ?
En 2007, Patrick Mundler dans l’un de ses articles signalait le risque évoqué par certains agriculteurs qu’il avait rencontrés de se sentir en quelque sorte intégré par les consommateurs. Cette crainte souligne-t-il pose la question de rapports de domination qui pourraient s’installer dans les Amap entre un groupe de consommateurs disposant d’un fort capital social et culturel et un agriculteur dont le revenu dépendra de la solidité de l’engagement des membres de l’Amap. C’est une vraie question dans les circuits courts car les rapports de forces changent et avec eux apparaît la nécessité d’inventer de nouveaux modèles de régulation.
Comment expliquer cette envie de consommer des produits locaux chez les urbains en particulier ?
En ville, il y a plus de structures qui proposent ce type de produits, les Amap, les marchés ou les magasins de producteurs alors que dans les petites villes il est plus difficile d’avoir accès aux produits locaux parce qu’il y a moins ou pas de structures prévues, quoi qu’il semble que cela soit en train de changer.
Il y a deux dynamiques qui se rencontrent : d’un côté, le désir global de retrouver de la naturalité, de l’autre un taux de demande exponentiel qui est créé par l’offre disponible, surtout à Lyon. C’est aussi l’envie de retrouver du lien avec son alimentation, de mieux comprendre comment les produits sont fabriqués et d’où ils viennent.
Si on s’essaie à des projections dans le temps, est-ce qu’on peut dire que les prochains acteurs qui sont amenés à disparaître dans le secteur sont les grossistes avec la concurrence effrénée des plateformes de mise en relation entre producteurs et consommateurs ?
Les circuits longs ne sont pas voués à disparaître. Ils représentent 70% des parts de marché de l’alimentation. Si de plus en plus de consommateurs disent acheter en circuits courts, la plupart d’entre eux continuent également d’acheter en circuits longs. On assiste plutôt à des renouvellements dans les pratiques de courses : les consommateurs et en particuliers les consommateurs urbains ne vont plus faire leurs achats dans un seul et unique lieu de courses mais multiplient ces derniers. Quant aux grossistes, il en existe différents catégories, de très grosses entreprises comme de plus petites, des grossistes sur carreau comme des grossistes à services complet. Il est donc impossible de répondre à cette question de façon générale. Il existe de plus un vrai dynamisme chez ces opérateurs et une réelle intelligence logistique qui sera de plus en plus nécessaire dans les années à venir même au sein des circuits courts et de proximité.
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