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Un nouveau problème, un nouvel enjeu...un nouveau métier ?

dessin Anne-Margot Ramstein : couteau suisse qui sert à tout
© Anne-Margot Ramstein

Texte de Gilles JEANNOT

Article écrit pour la revue M3 n°5
Date : 01/06/2013

Il y a eu les chefs de projet de la politique de la ville, cofinancés par l’État et les communes, qui ont travaillé sur les premiers quartiers en développement social à la fin des années 1980, puis les médiateurs chargés de pacifier la vie sociale dans ces mêmes quartiers. Une décennie plus tôt, les agents de développement en milieu rural ont contribué à une offre économique rurale non agricole et préfiguré les « pays ». Encore récemment, de nouvelles figures professionnelles ont émergé dans la médiation culturelle, la santé communautaire, les activités para-éducatives, la gestion des risques, l’environnement. L’émergence de ces nouveaux métiers repose sur un relatif relâchement des cadres de l’action publique. Dans un contexte d’injonctions générales à agir (le développement durable, la démocratie participative, l’économie solidaire) avec une opinion diffuse selon laquelle les problèmes visés sont complexes et concernent simultanément de nombreux acteurs, une offre de subvention tombe, qui permet en première approche de recruter un chargé de mission. Les initiatives peuvent être éclatées entre différentes collectivités locales au rythme de la mise à l’agenda d’un nouveau problème, comme c’est le cas pour de nombreuses initiatives liées à l’environnement, ou répondre plus directement à une injonction étatique et à son accompagnement financier, comme dans le cas des plans climat. Mais, souvent, une dynamique se crée entre des initiatives originales locales et des actions visant à les généraliser sur l’ensemble du territoire, comme cela avait été le cas pour les chefs de projet de la politique de la ville.
 Les individus ainsi projetés sur le territoire ont alors pour premier objectif de définir leur mission et d’inventer les moyens d’agir. Ils sont amenés, dans un premier temps, à affronter des aspects de la réalité qui ne sont pas pris en charge par les organisations existantes et ils sont confrontés à des résistances : la mobilisation des acteurs locaux, le contact frontal avec la population, la relation aux élus n’est pas simple. Des solutions pragmatiques originales sont inventées ici et là. Et le besoin de fixer et de renforcer les pratiques bricolées dans l’instant se fait rapidement sentir. Une réaction naturelle est alors de chercher à échanger avec d’autres personnes plongées dans les situations comparables et de stabiliser sa position professionnelle. Cet effort de mise en commun des expériences peut être autonome dans le cas des chargés de mission ayant un niveau minimum de responsabilités et les ressources personnelles correspondantes. Il sera plus encadré pour des métiers de médiation avec des agents recrutés avec de faibles niveaux de formation initiale. La question initiale de la prise en charge immédiate du problème s’accompagne alors progressivement de la mise en évidence de l’existence d’un nouveau métier et subséquemment de l’interrogation sur son devenir.

Militants et méthodologues
Quelques modèles s’imposent alors souvent dans la discussion. Le premier est celui du militant engagé. Il est porté en particulier par les vétérans qui ont souvent fait émerger la fonction avant même que le cadre institutionnel ne soit défini. Les militants peuvent être ceux qui, aux marges de l’action publique, ont inventé les manières de faire qui seront par la suite généralisées. Ce sont souvent les premiers à répondre aux offres d’emploi. On compte un nombre significatif de parcours passant par un engagement associatif ou syndical parmi les chefs de projets de la politique de la ville. Autre modèle : le méthodologue. Ce sont souvent de plus jeunes recrutés, angoissés par le manque de repères. Ils cherchent à définir le métier non pas à chaud par l’engagement, mais à froid par la maîtrise technique. La difficulté est que les métiers en question ont été construits contre les découpages de domaines techniques particuliers. Ces agents sont donc confinés à une position peu confortable de généralistes… à moins de devenir des spécialistes de la méthode. Ainsi, dans le développement rural, certains pionniers parmi les agents de développement ont ouvert des bureaux d’étude proposant de la méthodologie de conduite de projet, pour le développement rural ou pour tout autre objet d’intervention. Tout ceci a été rejoué récemment lors des premières rencontres nationales des professionnels de la démocratie participative, organisées par le conseil général du Val-de-Marne en 2011. Un nouveau métier d’animateur des instances de démocratie participative est né d’initiatives singulières isolées. Des chargés de mission chargés de relever les défis de cette démocratie participative ont dû trouver des solutions pour aller chercher des publics qui ne sont pas les habitués de la participation et ont appris à peser sur les organisations des collectivités locales pour faire passer des propositions. Des lois ont encouragé et encadré ces pratiques, et banalisé le recrutement de jeunes diplômés pour prendre en charge cette nouvelle mission. Des rencontres sont nées de l’envie des professionnels d’échanger, mais aussi d’une initiative plus institutionnelle d’une collectivité territoriale et du CNFPT. À l’issue de ce processus, on retrouve d’un côté d’anciens militants de la démocratie locale et de l’autre de
nouveaux venus en quête d’une reconnaissance professionnelle.
Les références au « militant » ou au « méthodologue » constituent davantage des symptômes du problème à traiter que des solutions. Dans les deux cas, il s’agirait de trouver dans des caractéristiques de l’individu la résolution d’un problème qui se joue en réalité à l’échelle collective, au plan de la construction de l’action publique. Le modèle de l’engagement militant est sûrement l’option la plus séduisante, dans la mesure où elle maintient les conditions initiales de l’émergence de ces nouveaux métiers. Mais elle est aussi la moins crédible, en particulier dans le contexte des collectivités locales. Tant que l’objet d’intervention public et ses modalités d’intervention étaient flottants, une certaine indétermination des rôles entre élus et militants porteurs de cette nouvelle thématique était possible. Ainsi, dans certaines villespionnières, le chargé de mission démocratie participative et l’adjoint de quartier on pu constituer un couple soudé et presque interchangeable. Mais une fois le cadre mieux délimité, sa dimension politique a été investie par les élus, qui n’ont plus laissé de place à l’ambiguïté des premiers jours. Le modèle du méthodologue est le plus crédible, mais pas le plus séduisant. D’autant que les deux enjeux pratiques de la démocratie participative, l’extension des publics et l’opposition aux lourdeurs bureaucratiques des organisations locales, ne sont que très partiellement des problèmes de méthodologie. Le premier inclut une dimension de prise de risque des élus ; le second relève des questions de design de l’organisation. La méthode mise en avant conduit à porter l’accent sur des aspects relativement mineurs d’animation de la démarche participative, dont les éléments amont et aval ne sont pas remis en cause. Au mieux, cela se traduit par un savoir-faire de conduite de réunion, au pire à la réservation des salles et au choix des couleurs des marqueurs pour les paperboards.

Comment conserver la créativité ?
Si ces métiers émergents sont le produit de certaines caractéristiques de l’organisation générale de l’action publique, leur devenir ne peut être appréhendé indépendamment du devenir de ce design institutionnel. La question est celle de l’apprentissage organisationnel avant d’être celle des compétences individuelles. Faut-il alors maintenir les conditions qui ont présidé à leur émergence ? Il semble que, même si on le voulait, on ne le pourrait pas. Car si cette manière de faire émerger de nouveaux métiers est durable, les cas les plus anciens montrent tous des formes d’institutionnalisation et de relative normalisation de l’indéfinition et de la créativité initiale. Tout l’enjeu alors est que cette institutionnalisation ne soit pas régressive et que l’on perde au passage le moins possible dans la capacité collective d’action. Il faut pour cela prendre au sérieux le travail des agents, repérer les opérations importantes qu’ils accomplissent sans dériver vers des abstractions méthodologiques. Pour les chargés de mission démocratie participative, la question devient alors : « Comment maintenir la capacité à toucher des publics éloignés, comment faire pour que les propositions des instances soit traduites en pratique ? ». Les modalités d’organisation territoriale couplées des services techniques et des instances de participation développées dans plusieurs villes offrent une réponse intéressante. Sur la question des publics, il convient de s’interroger sur le partage des rôles entre le chargé de mission démocratie participative et les acteurs directement impliqués dans ce processus. Progressivement, la prise en charge du problème ou l’enjeu, déjà un peu moins nouveau, passera du chargé de mission à l’organisation dans son ensemble.
 La prise de distance historique permet de voir que l’enjeu est moins telle ou telle caractéristique de ces nouveaux métiers ou telle ou telle modalité de développement que la question même de l’innovation dans les organisations publiques. Si ces nouveaux métiers sont une composante importante de l’évolution des organisations, il importe alors tout d’abord de préserver les conditions de relative ouverture des cadres prescriptifs propices à leur émergence. Il importe ensuite de veiller à l’appropriation par l’ensemble des organisations concernées de ce qui s’invente dans ces moments de créativité enthousiaste.