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Le projet culturel peut-il participer au développement sanitaire durable ?

Texte d'Emmanuel Vigneron

Dans ce texte Emmanuel Vigneron donne son point de vue sur ce qu'on appelle le développement sanitaire "durable".

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Date : 01/01/2003

 

Sans doute n'y a-t-il comme l'écrivit Pascal que « deux sortes d'hommes , les uns, justes, qui se croient pêcheurs, les autres, pêcheurs, qui se croient justes » mais il est des cas où l'on peut bien s'accorder, sentir ce qui est juste, le reconnaître et, pour ce qui nous concerne, loin de toute mystique, le saluer comme exemplaire. L'activité de la Ferme du Vinatier est de ces rares situations où l'on a vraiment l'impression de reconnaître ce qui est juste sans craindre dans le même temps d'être dans l'erreur. Pour autant, la citation de Pascal nous invite à ne pas juger, à rester modeste. Tout dans l'histoire de la Ferme du Vinatier nous incite à ne pas juger, à ne pas parler et, pour ce qui me concerne, m'inciterait plutôt à vivre seulement, à savourer, sans parler, sans penser, ces événements, ces spectacles organisés au Vinatier... en bref, tout simplement, à les respecter sans leur poser de questions. Mais les hasards de la vie font que l'on vous demande soudain votre point de vue et qui plus est un point de vue argumenté. Donner mon point de vue sur la Ferme du Vinatier, moi qui ai à apprendre d'elle bien plus qu'elle ne pourra jamais apprendre de moi ? Mais, puisqu'on me le demande, en me fournissant en guise de feuille de route un petit « chemin de fer » fait de deux trois questions, embarquons pour un point de vue, embarquons au risque d'échouer et, ne vois pas là fausse modestie, lecteur, je ne te souhaite pas d'être à ma place.

Donc embarquons et prenons connaissance de la feuille de route : « A l'heure du développement sanitaire durable, de la démocratie sanitaire et du droit des usagers, comment l'hôpital peut-il faire évoluer ses missions en ce sens ? Le projet culturel peut-il y participer ? » Développement [sanitaire] durable, démocratie [sanitaire] participative et droit des usagers [de la santé] sont devenus au cours des années quatre-vingt-dix des points de passage obligé de tout discours prospectif sur la santé, de tout projet d'établissement un peu sérieux, de toute politique sanitaire... et ce, d'autant plus facilement, que ces concepts n'ont guère reçu de définition juridique opérationnelle. Pour autant, à force d'être employés ces concepts ne sont pas non plus seulement des figures de rhétorique, des incantations commodes, ce sont aussi devenus des objectifs qu'empiriquement on peut cerner et que chaque jour des hospitaliers mettent en oeuvre, comme ils peuvent, et bien souvent, comme ces justes qui se croient pêcheurs dont nous parle Pascal, c'est à dire de la meilleure façon.

Il faut bien admettre que la notion de Développement [sanitaire] durable est assez floue pour la plupart d'entre nous. On pourrait la définir par extension de celle de Développement durable qui n'est, au fond, rien d'autre que ce développement présent précautionneux du futur, que cette satisfaction des besoins de maintenant soucieuse de préserver celle de demain. En matière de santé, la satisfaction des besoins des malades mentaux passe par l'ouverture sur le monde extérieur qui permet de lutter contre le repli sur soi, le renfermement, l'isolement, la souffrance de la solitude, ouverture pour laquelle un projet culturel assure une évidente fonction de médiation. Cela paraît banal, mais ce n'est pas si fréquent dans la forme de la Ferme du Vinatier et mérite d'être souligné car en tant que projet thérapeutique cela va beaucoup plus loin que la simple organisation de concerts, d'exposition ou de séances de cinéma qui ne sont que la face visible de la Ferme. Mais en tant que tel le développement durable contient aussi en lui-même une dimension sanitaire. Il vise en effet, ainsi par exemple que l'affirmera sans doute prochainement notre Constitution (1), à promouvoir le « droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré et favorable à sa santé ». Ici, l'utilité du projet culturel à l'hôpital est double, pour les malades actuels et pour les futurs malades que nous sommes tous :

- pour les malades d'aujourd'hui : chacun sait bien que si l'hôpital n'est plus ni un hospice ni un asile, il est un lieu où l'on est coup‚ du monde ( y compris pour de bonnes raisons prophylactiques), un lieu où l'on est souvent seul, séparé des siens. Chacun sait ce que cela peut avoir de péjoratif pour l'évolution de la santé et chacun adhère aux efforts qui sont fait ici et là pour développer des projets culturels, des animations, des séances à destination des patients, des enfants tout particulièrement mais aussi des malades adultes chroniques et des personnes âgées. Et chacun sait, ce que peut avoir de réconfortant et même de salutaire pour un malade, le fait de se sentir en lien avec la vie, la vraie vie, celle du dehors. Le projet culturel du Vinatier participe ainsi « par le haut » à cette ouverture de l'hôpital sur la ville. L'exemple vaut aussi bien pour la santé mentale que pour la santé tout court.

- pour les malades de demain : L'hôpital est pour la plupart d'entre nous qui n'y travaille pas un territoire opaque, inconnu, ni‚ même, tant que l'on a pas à y séjourner. Mais plus de 10 millions d'entre nous, en France, y passent chaque année une semaine environ et parfois beaucoup plus. La méconnaissance que nous avons généralement de l'hôpital est si grande que l’asymétrie d'information règne en maître, que l'on s'y abandonne au corps médical, ce qui ne permet pas non plus d'être cet acteur de sa maladie, attitude reconnue comme utile à la guérison. Pour « ceux du dehors », le projet culturel de l'hôpital, rend l'établissement familier, rassurant, accueillant, en donnant l'habitude de s'y rendre pour autre chose qu'une intervention chirurgicale traumatisante ou un acte diagnostic invasif et douloureux. Le projet culturel met ainsi l'hôpital sur la voie naturelle de ce qu'il sera nécessairement demain en raison du progrès médical : un lieu de passage bien plus qu'un lieu de séjour où se développeront plus encore qu'aujourd'hui, autour des blocs opératoires et des services d'hospitalisation complète, toute une large gamme de services de santé, santé désormais définie de manière très large. Pourquoi pas s'il le faut, dans ces vastes et souvent magnifiques anciens bâtiments, des salles de sport, des piscines, des lieux d'éducation à la santé, le tout encadré par du vrai personnel médical... du personnel médical ouvert au social, ce à quoi la réforme attendue ( et annoncée) du premier cycle des études de santé devrait aider.

Qu'est ce que la démocratie sanitaire ? C'est un mot nouveau, qui en pure logique ne veut pas dire grand chose ou bien pas ce que l'on croit, pour habiller de neuf une vieille idée liée à la nature même du Service Public, celui d'être fait pour répondre aux besoins des citoyens tels que ceux-ci les expriment et non tels que de prétendus experts croient pouvoir les définir sans les écouter. Qui paye contrôle, c'est bien le moins. Qui paye les services publics ? Les citoyens. Depuis cent ans tous les théoriciens du service public et les plus grands hommes politiques s'accordent là-dessus. Dans le domaine de la santé, la mise en oeuvre de la démocratie, c'est-à-dire de la décision collective, n'est pas chose facile. Le domaine sanitaire est en effet très complexe. Il mêle technique et éthique à un haut niveau d'exigence. Il n'est pas de compréhension facile. Il est en outre fortement passionnel et il ne laisse guère de place à l'erreur, au repentir à la retouche... mais, pour autant, il n'est pas une science exacte, rien n'y est assuré, rien n'y est jamais acquis. Pour toutes ces raisons, on comprend que les citoyens et leurs représentants se soient débarrassés d'un problème épineux en en confiant la gestion à des hommes de l'art. Il est donc trop facile aujourd'hui d'accuser les professionnels de la santé‚ d’opacité‚. Mais pour autant, les tutelles détentrices de la responsabilité‚ d'organiser et de dispenser le service public ont sans doute parfois abus‚ de leur pouvoir en s'arrogeant le droit de décider de ce qui est bon pour les malades justement appel‚s patients sans veiller à l'exercice d'une démocratie sanitaire. C'est ainsi que le ministère de la santé‚ fonctionne aujourd'hui sans aucun contrôle parlementaire direct.

La volonté‚ de nos concitoyens et de leurs ‚lus est grande aujourd'hui de participer plus activement aux décisions en santé‚ ce qui est parfaitement légitime pour autant que leur décision sera éclairée. Mais l’asymétrie d'information est, en l'état, si grande, que le risque est grand de voir la Connaissance céder le pas à la rumeur, aux clichés, aux idées toutes faites. Le rétablissement ne peut venir des tutelles, nécessairement soupçonnées de parti pris, et non pas sans raison, le rétablissement doit venir de l'acquisition de connaissances en santé par les citoyens eux-mêmes et leurs élus. La tâche n'est pas aisée. En rendant l’hôpital familier, en permettant la rencontre entre professionnels du dedans et citoyens du dehors entre malades du moment et bien-portants de l'instant, le projet culturel peut contribuer puissamment à la formation du terreau de cette culture de santé‚ qui fait si cruellement défaut dans notre pays. De ce point de vue, le projet culturel de l’hôpital devrait peut-être aussi viser la diffusion dans notre pays d'une culture de santé‚ publique et d'organisation des soins par des cycles de conférence, des débats, des expositions, des formations ouvertes à tous mêlant science et conscience.

Le droit des usagers est d'abord celui que nous avons évoqué ci-dessous du droit à vivre dans un environnement équilibré et favorable à la santé. La vie culturelle fait, à l'évidence, nous l'avons dit, partie intégrante d'un tel environnement. Mais au-delà, le projet culturel hospitalier permet aussi de manifester la réalité du droit des usagers à être des personnes, dotées de sensibilité, d'esthétisme et non pas seulement des objets, des corps, soumis à une technique envahissante et déshumanisante même si nécessaire. Le projet culturel est aussi celui d'une rencontre entre patients, soignants et personnes du dehors autour des personnes et non seulement des corps. Une rencontre ou l'autre pour être différent n'en est pas moins semblable puisque doué de la même humanité.

Le droit des usagers c'est aussi celui d'avoir accès à un véritable service culturel et, pour cela, aussi, un projet culturel de l'ampleur du Vinatier, est nécessaire au risque sinon de voir la culture se muer en projection de films éculés et de représentations dignes du patronage paroissial. La culture à l'hôpital ne doit pas être différente de la culture en dehors de l'hôpital. Dès lors, elle est soumise au risque de tout projet culturel, risque ici renforcé par le fait qu'elle s'adresse à des êtres fragilisés par leur état de malade et à des soignants qui construisent avec abnégation et conscience des projets de soins également fragiles. Ce risque que nous connaissons bien dans la vie culturelle courante est celui de l'art pour l'art, de l'esthétisme creux qui se double ici dangereusement de l'attirance morbide pour une altérité dérangeante. L'hôpital qu'il soit ou non psychiatrique n'a pas à devenir l'équivalent de ces « cabinets de curiosité » du XVIIIè siècle où l'on venait chercher le frisson au contact de monstruosités savamment mise en scène.

Dès lors, le projet culturel de l'hôpital est soumis à cette double exigence du haut niveau artistique et de la vigilance éthique redoublée. Cette immense difficulté doit nous inciter nous-mêmes à accueillir les manifestations qu'il propose avec compréhension et tolérance mais aussi avec sévérité. Dans tous les cas, le point de vue que nous pouvons avoir du projet culturel à l'hôpital ne sera jamais si bon que s'il est vécu concrètement en participant à ses manifestations, ce qui évitera de les méjuger. C'est pourquoi je terminerai cet exposé en évoquant, parmi d'autres, un contact plus personnel avec la Ferme du Vinatier qui, le lecteur me le pardonnera peut-être, dira mon réel point de vue sur la question. C'est ainsi en tous les cas que je vécus une soirée au Vinatier et que je la racontais.

C'était le 30 janvier 2001. Une soirée de cinéma était organisée par la Ferme du Vinatier. Il y avait là trois à quatre cents personnes, des gens de la ville, Bron, Lyon et des malades, mélangés. Beaucoup de personnels aussi. On projetait un film intitulé « la Brèche de Roland », premier film de jeunes réalisateurs, les frères Larrieu, avec Mathieu Amalric comme acteur principal. C'est l'histoire d'une course en montagne, dans les Pyrénées, en direction de la Brèche de Roland, et cette excursion, prétexte à des péripéties, des angoisses et des incertitudes, débouche finalement sur la révélation que les personnages ont d’eux-mêmes.

Tout se termine dans le bonheur reconnu d'être soi, de s'accepter ainsi qu'on est. Une sorte de quête de soi-même donc. Banal, marqué‚ peut-être par une symbolique trop évidente, trop facile, trop linéaire, assez banale en somme où nous ne pouvons trouver de réelle réponse à des interrogations comme celles de Pascal mais le film baigne dans une atmosphère touchante douce et poétique à laquelle je sentais des malades assis autour de moi participer pleinement et qui me mis moi aussi dans une sorte de disposition sensible qui, si elle est parfois très douloureuse parce qu'elle expose à la cruauté, permet aussi d'atteindre ce pourquoi nous aimons vivre. Mais ce n'est pas à proprement parler du film que je veux parler. Il se trouve que peu de jour auparavant, Paul Balvet, l'un des plus grands psychiatres français venait de mourir. Il avait été en 1942-44 le directeur de l'hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole, un résistant. On lui doit, avec quelques autres, dont certains, comme Francisco Tosquelles, qu'il avait caché dans cet asile, l'invention de la notion de psychiatrie ouverte et du concept de secteur psychiatrique. Il a au lendemain de la guerre, en 45, à Sainte Anne, aux premières expériences de sectorisation psychiatrique avant de venir diriger justement l’hôpital du Vinatier à Bron. J'étais triste de voir dans le Monde seulement deux lignes de faire-part pour annoncer sa mort à l’âge de 94 ans et je me disais que quand même une pleine page aurait été bienvenue de la part du journal pour celui qui avait résisté d'abord de toutes ses forces au régime de Pétain et à l'occupant nazi qui firent mourir de faim dans les asiles plus encore de fous qu'ils ne tuèrent d'autres vivants de France dans les camps, 250 000 pense-t-on, puis qui avait ouvert les asiles à la Libération, et transformé les asiles en hôpitaux dignes de ce nom. Je crois que nous pouvons sans emphase comprendre ces choses-là car les malades mentaux sont nos semblables absolument semblables dans leur dignité d'homme et leur humanité et du fait même des souffrances qu'ils endurent et que nous ne pouvons toutes connaître.

Essayons d'imaginer ou de nous souvenir qu'il y a cinquante ans, les fous étaient privés de toute identité. Au sens propre, ils en étaient dépouillés en entrant à l'asile, déclarés incurables, perdant leurs droits civiques et, on ne s'en souvient pas tellement cela nous paraît aujourd'hui inconcevable, perdant jusqu'à leur nom. Fermons les yeux, et souvenons-nous. C'était en 1944 et c'est Eluard qui parlait, - Eluard qui avait été‚ caché à l’hôpital de Saint Alban - et cela s'appelait « le Cimetière des fous »

Ce cimetière enfant‚ par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d'esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l'homme disparu
Les inconnus sont sortis de prison
Coiffés d'absence et déchaussés
N'ayant plus rien à espérer
Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison
Alors imaginons aujourd'hui, maintenant, cinquante années plus tard, au Vinatier
Ce cinéma accueillant aux malades
Entre deux prises, ouvert le soir
Ce cinéma archipel de l'espoir
Vit de vents doux et d'esprits en balades
Trois cents enfants sages comme une image
Ouvrant les yeux vers l'écran de la vie
Une fenêtre par où partent en voyage
Les lueurs de la terre, des sourires ravis
Ils dormiront ce soir là-haut sur l'horizon
Coiffés de rêves et revivant d'espoir
Le rire d'un enfant a déchiré le soir
Les inconnus sont sortis de prison
Ce cinéma est un lieu de raison.

Emmanuel Vigneron, Bréau, le 28 juin 2003

(1) Ainsi que le précise l'article 1 de la Charte de l'Environnement qui devrait être liée à la Constitution par la modification du Préambule de 1946, d'ici la fin de l'année 2003.