Jean, Alexandre, Eugène Lacassagne naît à Cahors dans le Lot le 18 août 1843 dans un milieu modeste. Ses parents tenaient l’Hôtel du Palais Royal qui avait été un relais de poste très actif puis ruiné par le développement du chemin de fer. Il est très attaché à sa mère dont le portrait était sur sa table de travail et à propos de laquelle il écrira « nous sommes beaucoup plus les fils de nos mères que de nos pères ».
Il fait ses études au Lycée de Cahors. Sa famille était très liée à celle de Léon Gambetta, dont le père avait une épicerie à Cahors. Si bien qu’Alexandre Lacassagne et Léon Gambetta devinrent des amis d’enfance, bien que Gambetta soit son aîné de cinq ans. Après avoir commencé ses études médicales à la Faculté de Médecine de Paris, il est admis à l’Ecole de Service de Santé Militaire à Strasbourg en décembre 1843. Il devient Interne des Hôpitaux de Strasbourg puis Préparateur de Gabriel Tourdes, professeur de médecine légale. En décembre 1867, il soutient sa thèse de Doctorat sur « les effets physiologiques du chloroforme ». En 1868, à sa sortie de l’Ecole d’Application du Val de Grâce, il travaille pendant un an à l’Hôpital Militaire de Marseille comme aide major. Il aura là l’occasion de retrouver et soigner Léon Gambetta lors de sa campagne électorale pour un poste de député à Marseille. Léon Gambetta présentait des troubles imprécis digestifs et pulmonaires qui avaient conduit Alexandre Lacassagne à lui conseiller une cure thermale à Ems1 en Prusse .
A la fin de 1868, Alexandre Lacassagne est nommé au concours de répétiteur de pathologie générale et médicale à l’Ecole Impériale du Service de Santé Militaire de Strasbourg. C’est là que le surprend la guerre de 1870. Il vécut le siège de Strasbourg. Prisonnier après la capitulation, il est désigné pour convoyer vers Lyon par la Suisse un convoi de blessés. Il est alors nommé à Montpellier où s’était repliée la plus grande partie du personnel et des élèves de l’Ecole. A cette date n’existait en France que trois Facultés de Médecine à Paris, Montpellier et Strasbourg. L’annexion de l’Alsace-Lorraine faisait disparaître celle de Strasbourg.
Alexandre Lacassagne se présente à l’Agrégation des Facultés de Médecine après une thèse d’Agrégation consacrée à la « putridité morbide au point de vue des théories anciennes et modernes », excellente mise au point avant l’ère pastorienne. Il est reçu à l’Agrégation en 1872. Du fait de la disparition de l’Ecole du Service de Santé Militaire, Alexandre Lacassagne est envoyé en Algérie à Sétif. Il y côtoie les criminels regroupés dans le bataillon des « joyeux » (800 individus issus du 2ème bataillon d’Infanterie Légère ayant fait l’objet d’une condamnation). Il commence alors ses travaux sur les mensurations anatomiques portant sur la taille, l’envergure, les formes de la tête et du visage réunis dans une publication en 18822 .
Il fait également une étude sur les tatouages. Il prépare alors l’Agrégation du Val de Grâce à laquelle il est reçu en 1874 dans la promotion des trois L : Lacassagne, Laveran (futur prix Nobel de Médecine en 1907) et Lereboulet. Au Val de Grâce, il devient pendant 5 ans l’Agrégé de Vallin, titulaire de la chaire d’Hygiène et de Médecine Légale (qu’il devait retrouver à Lyon en 1889 comme directeur de l’Ecole du Service de Santé Militaire). Puis il rejoint de nouveau l’Algérie à Aumale comme médecin militaire. Il apprend alors en 1880 la vacance de la chaire de Médecine Légale et Toxicologie de la Faculté de Médecine de Lyon. Celle-ci avait été créée en 1877 après la disparition de la Faculté de Médecine de Strasbourg.
Lyon avait été préférée aux autres villes candidates en raison de son passé hospitalier de formation médicale (le Collège de Médecine remontant à Symphorien Champier au XVIème siècle et de son Ecole préparatoire de Médecine créée depuis 1841) et des efforts de la municipalité et de son maire Gailleton. Le premier titulaire de la chaire de Médecine Légale fut Gromier, ancien médecin militaire et médecin de l’Hôtel Dieu. La vacance de la chaire fut l’occasion de la 3ème rencontre de Lacassagne et de Léon Gambetta. Alexandre Lacassagne avait été introduit auprès de Gavarret, Inspecteur Général au Ministère de l’Instruction Publique par Léon Gambetta. Gavarret le poussa à présenter sa candidature et grâce à l’aide d’Ollier –le chirurgien orthopédiste lyonnais, père de la chirurgie expérimentale-, Alexandre Lacassagne fut nommé dans cette chaire. Mais, ne se sentant pas suffisamment compétent en toxicologie, il obtint, toujours avec l’appui de Gavarret la scission de la chaire, ce qui confia l’enseignement de la toxicologie au professeur Cazeneuve pharmacien. Dès lors, toute la carrière d’Alexandre Lacassagne (de 1880 à 1913, date de sa retraite) va se dérouler à Lyon, ville avec laquelle il va contracter des liens presque passionnels.
Lors de sa retraite en 1913, une médaille gravée par Injalbert lui est offerte par ses élèves. Sur l’avers son buste, sur le revers, une femme tenant le glaive de la justice écoute un jeune homme se détachant sur une draperie. Sa main gauche tient un caducée. Sa main droite est tendue dans l’attitude d’un serment au-dessus d’un cadavre à demi dénudé. Une légende circulaire porte : « medicina dux auxiliumque justitiae ».
Sa carrière militaire va se dérouler à la direction du service des Maladies Infectieuses à l’Hôpital Desgenettes de 1880 à 1890. Pendant la guerre de 1914-18, il est délégué par le Directeur du Service de Santé auprès de l’Administration des Hospices Civils de Lyon.
Il épouse en 1882 la fille du professeur Rollet, chirurgien major à l’Antiquaille dont il eut 3 enfants : Jeanne, qui devait épouser Albert Policard –également ancien élève de l’Ecole du Service de Santé Militaire et qui deviendra l’éminent professeur d’Histologie dont un des titres de gloire fut d’avoir, à côté du Doyen Jean Lépine, œuvré pour la construction de la Faculté de Médecine dans le domaine Rockefeller-, Antoine, devenu Directeur de l’Institut du Radium à Paris et siégeant à l’Académie des Sciences, et Jean, qui allait poursuivre l’œuvre d’historien et de médecin légiste de son père. Le ménage Lacassagne habita rue de la Charité puis rue de Bourbon (devenue rue Victor Hugo) jusqu’en 1884. Le trajet pour se rendre à la Faculté de Médecine située sur le quai de la Vitriolerie (devenu aujourd’hui quai Claude Bernard) était long car le pont de l’Université ouvert en 1903 n’existait pas encore. A partir de 1884, Alexandre Lacassagne habita au 1er de la Place Raspail, devenue Place Antonin Jutard où se construisait l’Hôtel de la Mutualité à l’emplacement de la Place de la Victoire avec son marché aux vêtements et en toile de fond l’arrêt des tramways lyonnais avant la montée au vieux pont de la Guillotière.
Il meurt en 1924 à 81 ans, quelques mois après avoir été renversé par une automobile. Son autopsie qu’il avait prescrite devait révéler un hématome intracrânien post-traumatique. Le nom d’avenue Lacassagne est attribué le 27 septembre 1925 par le Conseil municipal de Lyon au Chemin des Pins dans le 3e arrondissement.
Que dire de l’homme ? Il est massif, tel que le montrent les photographies avec des moustaches conquérantes, un visage affirmé comme le reproduit son buste sculpté par Injalbert. Quant à sa carrière, elle va comporter de multiples facettes : le médecin légiste, le criminologue, le citoyen, le collectionneur, « l’honnête homme », le professeur et le pédagogue. Tout ceci appuyé sur une expérience clinique (dans les garnisons françaises et en Algérie), une formation de légiste au Val de Grâce et la documentation anthropologique recueillie sur des criminels en Algérie, prémices de la création des Archives d’Anthropologie Criminelle et des Sciences Pénales en 1886.
1. Le médecin légiste et le criminologiste
Bien entendu, c’est le médecin légiste qui a fait la gloire et la réputation internationale d’Alexandre Lacassagne. Celui-ci, en 1918, dans une allocution devant l’Académie de Médecine distinguait la médecine judiciaire « art de mettre des connaissances médicales au service de l’administration de la justic » et la médecine légale « application des connaissances médicales qui concernent les droits et les devoirs d’hommes réunis en société ».
Parmi les nombreuses affaires de médecine judiciaire, trois illustrent la maîtrise d’Alexandre Lacassagne en la matière : la malle à Gouffé, l’affaire Richetto, enfin, la disparition du professeur Jaboulay, toutes trois situées dans la région lyonnaise. A propos de la première, Alexandre Lacassagne écrit : « Soyez toujours prudent pour ne pas vous trouver en opposition avec les faits. Il faut du sang-froid parce qu’un mouvement passionnel ou d’irritation est indigne d’un homme de science et surtout d’un médecin qui n’a à montrer ni la culpabilité ni l’innocence d’un accusé ».
La première affaire est celle dite de la malle à Gouffé, correspondant à l’affaire Eyraud et la malle sanglante de Millery. Gouffé est un huissier parisien dont la disparition a été signalée par ses parents le 27 juillet 1889. Le 13 août 1889, un cadavre est découvert à Millery, enfermé dans un sac et en état de putréfaction. Une malle brisée est découverte le 15 août à Saint Genis Laval, malle dont la clé a été trouvée près du cadavre. L’identification est difficile d’autant que le beau-frère de Gouffé ne reconnaît pas son parent après avoir vu le cadavre. Une première autopsie faite par le Docteur Bernard le 13 août signale une fracture traumatique du cartilage thyroïdien suggérant que la victime a été étranglée. Une exhumation a lieu le 13 novembre 1889 pour autopsie complémentaire par le professeur Lacassagne. Celle-ci durera onze jours et donne lieu à un rapport d’autopsie de 91 pages dont les conclusions affirment que le cadavre de Millery est bien celui de Gouffé assassiné. Il se base sur l’âge entre 45 et 50 ans (49 en réalité), la taille de 178,5 cm pour le cadavre (178 cm pour Gouffé), le poids, les cheveux et la barbe, les séquelles articulaires d’une tuberculose astragalo-calcanéenne droite provoquant chez Gouffé une légère claudication et la réforme au service militaire, l’hydarthrose du genou droit, la différence de volume des deux membres inférieurs, la goutte, l’identité dentaire, les chaussures et les vêtements.
Rapport d’expertise remarquable par sa précision, l’analyse des données objectives –et uniquement de celles-ci- confirmant l’honnêteté intellectuelle et la prudence de Lacassagne. L’assassin Eyraud et sa complice Gabrielle sont arrêtés par la police après un avis de recherche international. L’affaire, compte tenu de ses rebondissements, eut un grand retentissement dans les médias de l’époque 3 avec une photographie coloriée de la malle sanglante présentée dans un panorama Place Saint-Nizier. Elle sera l’objet de deux ouvrages : « La malle sanglante de Millery » par E. Locard en 1934 et «la malle à Gouffé, le guet-apens de la Madeleine » par P. Darmon en 1988.
La seconde affaire est celle de l’affaire Richetto et se situe à Lyon dans le quartier Saint-Just en 1899 avec la découverte dans une « boutasse » de débris humains correspondant à deux corps féminins découpés avec habileté. Alexandre Lacassagne démontre l’identité de la technique de découpage pour les deux femmes ainsi que la modalité de l’assassinat pour l’une d’elle. L’assassin Richetto, condamné aux travaux forcés à perpétuité, transmettra à Alexandre Lacassagne un journal autobiographique et mourra au bagne en 1903 sans avoir avoué.
La troisième identification qui eut une grande importance sous l’angle universitaire lyonnais fut celle de Mathieu Jaboulay en 1913. Existaient alors à Lyon deux chaires de Clinique Chirurgicale : celle d’Antonin Poncet et celle de Mathieu Jaboulay. Lors du décès de Poncet, deux candidats briguaient sa chaire : Louis Tixier et Léon Bérard, soutenus pour l’un par le clan « conservateur » et l’autre par le clan « libéral » du Conseil de Faculté, ce qui entraîna des oppositions violentes d’une grande âpreté au sein du Conseil. Là-dessus, le malheureux Jaboulay, lors d’un voyage à Paris, disparaît dans un accident de chemin de fer sous un tunnel avant Dijon. Les wagons alors en bois avaient pris feu, si bien qu’il était impossible d’identifier les cadavres rassemblés dans un funérarium.
Or, sans cadavre, pas de certificat de décès d’où pas de vacance de chaire ! Alexandre Lacassagne dépêché sur les lieux pu, grâce aux données anthropométriques, identifier un cadavre de l’âge et de la taille de Jaboulay. En outre, écrit Louis Roche, « c’était une époque où le prêt-à-porter n’existait pas, et le bottier de Jaboulay reconnut formellement les chaussures du disparu et son chemisier affirma que la chemise retrouvée sur le cadavre était celle faite pour Jaboulay. Il a été possible à Lacassagne de l’identifier, de rédiger le certificat de décès et permettre que les deux candidats -qui allaient illustrer la chirurgie lyonnaise- soient nommés et la paix est revenue dans la Faculté.»
Signalons encore l’extraordinaire précision de l’autopsie du Président Carnot après son assassinat par l’anarchiste Caserio le 24 juin 1894. Le rapport de Lacassagne comporte des dessins précis de la blessure de la veine. Le professeur s’était élevé contre la sottise du protocole qui avait fait transporter Carnot mourant à la Préfecture et non à l’Hôtel-Dieu plus proche, ce qui aurait permis peut-être une chirurgie dans de meilleures conditions.
A coté de ces expertises basées sur des données objectives, qui font d’Alexandre Lacassagne le fondateur de la police scientifique -à la différence des orientations discutables et subjectives type la graphologie de son successeur Edmond Locard ou l’erreur de Bertillon quant au bordereau de l’affaire Dreyfus-, rien de ce qui touche la criminologie ne va être étranger à Alexandre Lacassagne. D’abord, données statistiques et épidémiologiques, dont beaucoup sont publiées dans les Archives d’Anthropologie Criminelle et dans des thèses, en fonction des saisons, des pays, des villes, des âges des criminels comme la criminalité juvénile en France, des types de crimes, mort violente, crimes sexuels, infanticides, aspects historiques avec les crimes célèbres, les morts mystérieuses de l’histoire voire l’analyse des caractères et des passions, de la criminalité chez les Antonins, ainsi que l’étude des techniques policières dans la littérature comme celles de Sherlock Holmes dans l’œuvre de Conan Doyle. Puis, c’est l’intérêt de Lacassagne pour le caractère et la psychologie des criminels après l’étude de leur morphologie.
Témoin de cet intérêt est l’acquisition par Lacassagne pour le Musée d’Histoire de la Médecine de toute une série de documents sur Gall et la phrénologie transmis à Lyon par le Docteur Fleury Imbert, médecin de l’Hôtel-Dieu qui avait été élève de Gall et avait épousé sa veuve. Gall avait cru pouvoir lier les aspects du caractère et les qualités dominantes à la conformation du crâne… D’où des cartes établies sur les zones du crâne et des statuettes reproduisant les morphologies crâniennes spécifiques ! Bien sûr, si l’idée des localisations cérébrales était correcte –comme celle du langage, par exemple- on reste pantois devant les conceptions des praxies supérieures, selon Gall, telles celles de l’amour, du courage, de la justice, de la mélodie voire celle de l’amour propre ou de l’espérance ! Peut-être par voie de conséquence, Alexandre Lacassagne se constitue une collection de moulages de têtes de guillotinés. Il s’intéresse également aux tatouages, reflet pour lui de l’expression du corps des criminels. Il en recueille une véritable collection de 2 000 tatouages qu’il publiera en 1881 dans la monographie de Baillière « Les tatouages, étude anthropologique et médico-légale ».
Alexandre Lacassagne passe naturellement ainsi de la morphologie à la psychologie du criminel. Il s’acharne à recueillir des documents sur les déviations sexuelles et l’homosexualité –l’inversion sexuelle selon le terme d’alors- et sur les écrits des détenus dans les prisons : autobiographies, mémoires, chansons, poésies avec leur langage spécifique qu’est l’argot des prisons. Il fait corriger un dictionnaire d’argot par un détenu, Emile Nouguier, qui écrit par ailleurs pour Lacassagne « les souvenirs d’un moineau ou les confidences d’un prisonnier ». Alexandre Lacassagne pénètre ainsi dans tous les milieux déviants, notamment ceux de l’anarchisme –mouvement responsable d’assassinats politiques et de pose de bombes combattu par les « lois scélérates »- avec Ravachol, Vaillant, Henry et surtout Caserio, l’assassin du Président Carnot en 1894.
Les relations entre Alexandre Lacassagne et le criminel sont illustrées par l’affaire Vidal, « le tueur de femmes » de la Côte d’Azur. L’expertise médico-psychologique de Lacassagne (commis par le juge de Nice avec Boyer et Rabatel, désignation témoin de l’aura nationale de Lacassagne) va durer cinq mois pendant lesquels les experts interrogent séparément Vidal afin d’apprécier son état psychique et son comportement. Les experts proposent à Vidal de rédiger une autobiographie dans laquelle il racontera son existence et les circonstances de ses crimes. Lacassagne devant le jury des assises laissera planer un doute sur la responsabilité de l’accusé.
L’exemple le plus caricatural de l’implication de Lacassagne dans la psychologie criminelle est celle de l’affaire Vacher pour laquelle il agit comme expert légiste4 et comme auteur, publiant en 1899 un an après le procès un ouvrage « Vacher l’éventreur et les crimes sadiques », avant le livre d’Emile Fouquet –le juge qui avait instruit l’affaire- publié en 1931 « Vacher le plus grand criminel des temps modernes ». Il est vrai que l’ampleur des crimes (12 assassinats et probablement une cinquantaine pour le magistrat instructeur- fait de Vacher le tueur en série un criminel hors normes pour lequel les experts parlent d’un « anti-social, sadique, sanguinaire ». Le problème de son irresponsabilité est évidemment abordé par Lacassagne qui écrit en 1889 : « nous sommes convaincus d’avoir dit la vérité, toute la vérité ».
Conduit par son intérêt passionné pour toutes les facettes du crime, aidé par sa formation d’hygiéniste, Alexandre Lacassagne va construire par une analyse pathogénique une conception étonnamment moderne de « La genèse du crime et de la formation du criminel » exposée dans l’Avant-Propos du numéro 1 en 1886 des Archives d’Anthropologie Criminelle 5 . L’incidence de ces concepts apparaît dans les questions posées lors du 2ème Congrès International d’Anthropologie Criminelle de Paris en 1889, qui débouchera sur l’étude des problèmes sociaux à la lumière des données scientifiques. Le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité, ce qui débouche sur les initiatives sociales de la sociologie criminelle. « Finalement, la société a les criminels qu’elle mérite » dit-il. Cette conception qui insistait sur l’influence sociale se distinguait de celle de Cesare Lombroso, titulaire de la chaire de Médecine Légale de Turin, qui avait publié en 1876 son ouvrage « L’Huomo Delinguente » 6 dont le succès fut considérable. Selon lui, le crime est inné et l’atavisme y joue un facteur déterminant, le comportement criminel est du à un processus atavique qui conduit à une folie morale.
En fait, Lombroso admettait le rôle adjuvant des facteurs exogènes (religion, instruction, civilisation, alcoolisme) mais l’opposition restait réelle entre Lombroso partisan de l’inné et Lacassagne défenseur de l’acquis par le milieu, avec tout ce que cela comporte comme conséquence thérapeutique, préventive et pénale. Le fatalisme, conséquence de la théorie de Lombroso, qui s’opposait aux initiatives sociales et hygiéniques de la sociologie criminelle avec la lutte contre les facteurs de la criminalité (pauvreté matérielle et culturelle, alcoolisme, syphilis…). Tout ceci étant bien entendu dans la ligne de la sociologie généreuse du 19e siècle illustrée par le vers de Victor Hugo : « Tout enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne ». Cependant, malgré ces idées généreuses, Alexandre Lacassagne reste partisan de la peine de mort (son abolition proposée à la Chambre des Députés en 1908 fut repoussée), des châtiments corporels (notamment du fouet) et également de la relégation7 .
Malgré ses amitiés avec Léon Gambetta, ses contacts avec les républicains sociaux et le Grand Orient de France par son confrère Debierre, son admiration pour Auguste Comte et son adhésion à la Société Positiviste pendant 50 ans, Alexandre Lacassagne reste un conservateur. Il écrivait en 1881 : « Ce seront les médecins qui montreront aux magistrats qu’il y a parmi les criminels des incorrigibles organiquement mauvais et défectueux et obtiendront non seulement leur incarcération mais leur déportation dans un endroit isolé loin de notre société actuelle », la déportation des récidivistes en Nouvelle Calédonie intervenant dès la 3ème condamnation.
Ajoutons pour compléter ce tableau du médecin légiste qu’Alexandre Lacassagne réconcilia par les données scientifiques médecine et magistrature, créa un cours de déontologie médicale et suggéra une discipline interne à la profession médicale.
2. Le citoyen et l’hygiéniste
Bien qu’il n’ait jamais exercé de mandats électifs ou politiques, Alexandre Lacassagne reste très influent au sein de la cité lyonnaise, d’abord pour tout ce qui touche à la médecine légale –prisons et morgue- puis pour ce qui touche à l’hygiène de la vie dans la tradition des maires de Lyon, médecins hygiénistes et vénéréologues qu’étaient Gailleton puis Augagneur.
En 1886, Lacassagne rédige pour la Commission de Surveillance des Prisons, dont il est vice-président, un rapport très critique quant aux détériorations, à la vétusté de la prison Saint-Joseph construite par Baltard en 1831. Son action est plus efficace quant à la morgue. Celle-ci était installée sur une « platte »8 amarrée sur le Rhône devant l’Hôtel-Dieu. Sur ce bateau ont lieu les expositions des corps pour les identifications et les autopsies. Lacassagne était directeur technique de la Morgue depuis 1880. Une caricature faite par Melot en 1894 et possédée par le Musée d’Histoire de la Médecine le montre se rendant à la morgue par la passerelle la joignant à la rive. Lacassagne indique que l’aménagement de la morgue est « une tâche » dans la médecine légale et que la création d’une maison mortuaire est indispensable.
Il rédige en 1881 un rapport sur la nécessité de construire à Lyon une morgue et de créer dans cette ville un établissement public servant d’obitoire ou maison mortuaire. Il suggère de construire une morgue d’enseignement médico-légal proche de la Faculté de Médecine avec des précisions remarquables quant au système frigorifique, la mobilité des tables et les moyens de transport des corps. Cette optique sera reprise par Herriot en 1908 au Conseil Municipal, après un projet resté sans lendemain de construction d’une morgue sur le nouveau pont de l’Université ouvert en 1903. Heureusement, une crue du Rhône emporte la vieille morgue qui coule avec les cadavres devant les piles du pont de la Guillotière. La morgue est alors transférée dans un local de l’Université rue Pasteur, avant son transfert en 1933 sur le site de Rockefeller à côté de la Faculté de Médecine.
Enfin, Lacassagne diffuse ses idées hygiénistes dans les deux éditions de son « Précis d’Hygiène privée et sociale » de 1876 et 1895 chez Masson. Sa monographie « L’Hygiène à Lyon » représentent les comptes-rendus des travaux du Conseil d’Hygiène publique et de salubrité du département du Rhône avec une analyse précise de l’état des cimetières et la liste des établissements dangereux de l’arrondissement de Lyon en 1891. Il était, par ailleurs, membre de la Commission du Vieux Lyon, ce qui lui ouvrait les portes de tous les établissements de l’agglomération avec une orientation particulière quant au patrimoine architectural de la cité.
3. L’homme cultivé et le lecteur
La troisième facette d’Alexandre Lacassagne est une exceptionnelle culture reposant sur l’existence d’une bibliothèque de 12 000 titres9 et sur une capacité et une avidité de lecture rares. Latiniste, il avait modifié le « vitam impendere vero » de Juvénal en « vitam impendere libro », reflet de son attachement passionnel pour le document écrit. Il lisait et parlait italien et citait des pages entières de Dante.
Dans la préface du catalogue du fonds Lacassagne, établi par Claudius Roux, Alexandre Lacassagne fait le résumé des lectures de sa vie, « la carrière d’un passionné lecturier », par tranches de 7 ans depuis les contes de fées, les œuvres d’imagination puis les travaux médicaux et d’hygiène avec leurs obligatoires ouvertures sur la psychologie, la sociologie, la philosophie10 , la biologie générale, les sciences juridiques, la criminologie et enfin les ouvrages des moralistes, apanage du dernier septennat.
Cette somme littéraire constitue un portrait dans un miroir de l’évolution de la pensée d’Alexandre Lacassagne au fil des années. Il y écrivait les propos suivants sur le livre : « De quelque côté que l’on se tourne, on voit les bienfaits du livre et les désordres profonds auxquels sont soumis les êtres et les peuples qui les ignorent ou les méconnaissent. A tout âge, le livre est un vrai compagnon, le camarade fidèle : il apaise, donne patience pour user le temps. Au soir de la vie, il est une force, une arme contre l’ennui, terrible compagnon des vieillards inoccupés. Reprendre et relire les ouvrages de sa jeunesse, c’est la revivre avec le bienfait de l’expérience acquise, les donner, enfin, n’est-ce pas continuer sa vie dans l’esprit des autres ? ».
Cette bibliothèque comportait 12 000 documents correspondant à 9 200 titres cotés situés sur 5 450 rubriques auteurs, les sujets traités donnant lieu à 16 600 références réparties dans 3 250 rubriques matières. Son éclectisme est surprenant, depuis « Le paradoxe sur l’incertitude » d’Agrippa, imprimé en 1603, un Tacite imprimé à Amsterdam au début du 16e siècle, l’édition en français à Lyon chez Rouille en 1558 du livre de Léonard Fuchs « L’histoire des plantes » jusqu’à la première traduction française du « Portrait de Dorian Gray » d’Oscar Wilde en 1895 et aux romans policiers de Conan Doyle.
Mais à côté de cette variété apparaissent des axes privilégiés, celui concernant Jean-Paul Marat, médecin et révolutionnaire, qui comprend plus de 500 pièces (livres médicaux de Marat, collection de l’Ami du Peuple, brochures et pamphlets). Il y a aussi des écrits de Lacassagne lui-même sur « la médecine de l’histoire » selon le terme de Philippe Artières comme les dernières années et la mort de Jean-Jacques Rousseau, les morts mystérieuses de l’histoire, les caractères comme l’analyse des passions et criminalité chez les Antonins sans parler des thèses consacrées à la médecine et les médecins dans l’œuvre de Balzac, l’étude médico-psychologique de Dostoievski, d’Alfred de Musset, d’Edgar Poë, de Thomas de Quincey, de Gérard de Nerval, de Montaigne malade et médecin, l’étude de Diderot biologiste ou l’analyse médico-légale de l’œuvre de Conan Doyle.
Cette bibliothèque exceptionnelle a constitué par sa donation à la Bibliothèque municipale de Lyon en 1921 la collection ou le fonds Lacassagne. Le catalogue manuscrit (dont le premier tome est conservé au Musée d’Histoire de la Médecine de l’Université Claude Bernard) a été rédigé par Claudius Roux, bibliothécaire, puis imprimé en 1922 grâce à des crédits spécifiques municipaux. L’ensemble porte un tampon indiquant son origine : Collection du professeur Lacassagne, souvent la signature de Lacassagne et l’estampille de l’Académie de Lyon, suggérant que la collection avait été déposée dans un premier temps à l’Académie. Le tri probablement effectué par les bibliothécaires d’alors a fait que cette collection est partagée en trois lieux : la bibliothèque municipale, la bibliothèque de l’Académie, la bibliothèque du Musée d’Histoire de la Médecine.
Signalons enfin la publication par Alexandre Lacassagne de son ultime ouvrage « la Verte Vieillesse » en 1919, testament et mode de vie pour une longue vieillesse heureuse dans lequel il insiste sur une philosophie souriante d’un art de vivre, une analyse de l’âge plus que du temps, une conception de l’hérédité dans laquelle il privilégie le rôle des mères pour les fils.
4. Le collectionneur et le pédagogue
Restent dans les aspects les plus originaux de la personnalité de Lacassagne ceux de collectionneur et de pédagogue. Nous avons déjà parlé des collections d’écrits qui représentent le fonds Lacassagne à la Bibliothèque municipale mais, à coté de l’imprimé, Alexandre Lacassagne crée dans les locaux de la Faculté de Médecine, quai Claude Bernard, des collections d’anthropologie, de médecine légale et de police judiciaire comportant moulages, pièces anatomiques, objets et photographies. Le transfert de la Faculté dans le domaine Rockefeller et les contraintes de place pour les laboratoires ont fait disperser les pièces en plusieurs lieux : au Musée de la Police, au Musée d’Anatomie et au Musée d’Histoire de la Médecine.
Reste donc avec le fonds Lacassagne, le Musée d’Histoire de la Médecine comme témoin de Lacassagne collectionneur. Voici ce que Lacassagne écrit à ce sujet : « Dès mon arrivée à Lyon, et lorsque j’ai eu pris connaissance du passé médical de la cité, j’ai conçu le projet de créer un Musée d’Histoire de la Médecine et de la Pharmacie lyonnaises. C’est vers 1896 que cette idée a été mise à exécution. J’ai eu la joie de trouver et d’acquérir de nombreux matériaux : quelques-uns sont importants, d’autres curieux, tous intéressants et leur réunion constitue un fond de réelle valeur ». Il en fait donation à la Faculté de Médecine devant notaire en décembre 1913, « à charge pour elle de conserver et développer les collections dans la mesure des ressources disponibles ». L’autorisation d’accepter cette donation a été accordée par décret du Ministère de l’Education Nationale publié dans le Journal Officiel du 16 avril 1914. Alexandre Lacassagne y avait réuni plusieurs centaines d’objets variés : des tableaux (plus de 300) allant du plan scénographique de Lyon à la gravure encadrée, 79 bustes, des collections d’instruments chirurgicaux et médicaux, des trousses médicales, le baquet de Messmer, les documents sur Gall et la phrénologie… pour ne citer que quelques aspects des collections.
Ce qui est essentiel, c’est que tout ce qui se trouve au Musée y a été placé parce que susceptible d’évoquer un chapitre, un événement, un concept, un personnage de l’histoire médicale. Si Alexandre Lacassagne évoque la joie qu’il a eue de trouver certains objets –la caractéristique même du collectionneur- grâce à des rabatteurs et des « chineurs », cette quête est toujours en effet sous-tendue par le souci de la pédagogie par l’objet. Il y revenait en 1900 dans son article sur l’organisation de l’enseignement de la Médecine Légale en insistant sur l’importance des collections et des objets dans la pédagogie : synthèse des affaires judiciaires types, statistiques criminelles, lésions traumatiques diverses avec conséquences viscérales et squelettiques, armes diverses avec les lésions anatomiques des organes atteints, collections entomologiques des « travailleurs de la mort ».
Dans la collection Lacassagne du Mu sée d’Histoire de la Médecine, il est une vitrine exemplaire sous cet angle comportant les stéthoscopes en bois tournés par Laennec, l’édition originale de l’Auscultation Médiate datant de 1817 permettant des développements pédagogiques sur tout ce qui a trait à l’histoire de la sémiologie pulmonaire, l’état des sciences médicales au début du 19e siècle, les données physiques sur la transmission des sons, voire l’épidémiologie de la tuberculose pulmonaire à cette époque… Ainsi à côté de son enseignement magistral traditionnel, de ses livres d’enseignement 11, sa pédagogie est profondément originale. Finalement Alexandre Lacassagne apparaît doué d’une personnalité attachante, d’une grande culture et passionné par la collection, d’un singulier modernisme anticipant ce que seront de nos jours les grandes bibliothèques et les médiathèques, apportant sa pierre à la médecine de l’histoire, pédagogue inspiré par l’objet reflet du passé, ses collections apparaissant comme le dernier refuge de l’épistémologie médicale et de la philosophie des sciences biologiques.