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Le PIB, un indice parmi d'autres ?

Jean Gadrey

Texte de Jean GADREY

Texte écrit pour la revue M3 n°5

Les indicateurs, comme d’autres faits sociaux ou d’autres conventions, peuvent subir un processus bien connu qui est le fétichisme. C’est arrivé à la monnaie par exemple, lorsque l’on a oublié que c’était une convention sociale. À un moment donné, les conditions historiquement contingentes de la construction des indicateurs sont oubliées et ils deviennent des oracles, que l’on consulte compulsivement, sans aucun esprit critique. Le PIB et sa dérivée, la croissance économique, sont ainsi devenus envahissants, aux dépens d’indicateurs souvent plus pertinents. Récit d’une résistible ascension.

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Date : 01/06/2013

La conduite des politiques publiques, son évaluation, la communication qui les accompagne, font appel à des indicateurs parmi d’autres supports de jugement, d’autres arguments, n’exigeant pas de chiffres. Des indicateurs bien choisis, légitimes, transparents, en nombre limité, peuvent aider à construire des accords et à guider l’action collective autant que le débat public. Il faut pour cela mettre la quantification au service de — et précédée par — la qualification, et ne pas tomber dans l’illusion de tout vouloir mettre en chiffres, comme si des politiques complexes pouvaient relever d’un pilotage automatique déshumanisant. Le choix des bons indicateurs, s’il est effectué démocratiquement, mêle de façon inextricable des critères scientifiques et techniques et des critères éthiques. Selon une formule désormais connue (notamment sous l’influence du réseau FAIR, Forum pour d’autres indicateurs de richesse), il importe de « compter ce qui compte », tout en ayant « le droit de ne pas tout compter ». Ou, selon une autre formule que l’on doit à Patrick Viveret, de savoir que « derrière les comptes, il y a des contes ».

Par exemple, on choisira des indicateurs bien différents (ou une autre hiérarchie) selon que l’on met en avant d’abord des biens communs, considérés comme les richesses fondamentales d’une société, ou d’abord des biens individuels, via le pouvoir d’achat ou les patrimoines des ménages ou la qualité de vie individuelle. Et, de même, on ne mettra pas en tête de liste les mêmes indicateurs, selon que l’on accorde ou non une très grande importance au sort des générations futures et à leur capacité à évoluer dans un monde disposant d’écosystèmes et de ressources naturelles en quantité et qualité suffisantes pour vivre bien. Les choix de société, au présent et pour l’avenir, déterminent assez largement les choix des indicateurs majeurs.

Une fois choisis, les indicateurs qui comptent ne suppriment pas les controverses mais, pendant une période où ils disposent d’un haut degré d’acceptabilité, ils constituent des repères collectifs influents fondés sur des conventions largement partagées. Certains chercheurs évoquent leur caractère performatif. Les indicateurs les plus en vue à une époque ne sont pas seulement des reflets quantitatifs de phénomènes économiques, écologiques et sociaux, ils orientent les actions, et en quelque sorte ils agissent, au sens où leur existence influe sur le cours des événements parce que les acteurs et les décideurs les prennent pour balises. Il en va de même dans les entreprises. On sait par exemple à quel point la montée en puissance des indicateurs de la valeur pour l’actionnaire, liée à la prise du pouvoir par ces derniers, détermine les grandes décisions.

 

Le bonheur est-il dans le PIB ?
L’avantage d’une telle situation est évident en termes de contribution de ces indicateurs à la constitution et à l’objectivation de cadres cognitifs ou « modèles d’action ». L’un des inconvénients est la fétichisation, comme celle qui touche le PIB et sa dérivée, la croissance économique. Il a été mis au point en France, avec des variantes dans les autres pays riches, en fonction des enjeux jugés majeurs : la reconstruction, la quête de puissance économique et industrielle, le recours à une authentique planification. Il a bien rempli son office. Il a accompagné les Trente Glorieuses, période de partage des gains de productivité et de réduction des inégalités. Très peu de gens discernaient à l’époque que, derrière la gloire de ces trois décennies, deux seuils critiques étaient franchis au cours ou à la fin des années 1970 : l’empreinte écologique et les émissions de gaz à effet de serre avaient dépassé leurs niveaux soutenables par habitant.

Et puis, de simple indicateur de moyens et de production matérielle nationale, assez peu mis en avant par les médias pendant les Trente Glorieuses, le PIB et son double, la croissance, sont devenus des fétiches, des indicateurs de finalités, précisément lorsque la croissance a commencé à faiblir et à tendre plus ou moins vers zéro au cours des trente dernières années. Le bonheur est dans le PIB, ou le progrès est dans la croissance du PIB, telles furent et telles sont en résumé les formules implicites ou explicites dans nombre de discours économiques et politiques. C’est ainsi qu’un dirigeant de premier plan d’un des deux principaux partis politiques français déclarait en 2011 : « On juge un responsable politique sur la croissance. » La fétichisation du PIB et de la croissance est critiquée dans des cercles minoritaires depuis des décennies, essentiellement du côté de la société civile et de chercheurs qui en sont proches. De grandes institutions internationales ont commencé à relayer cette contestation. L’Union européenne a organisé une conférence « Au-delà du PIB » en  2007, l’OCDE s’en est occupée avec les conférences « Measuring Progress depuis 2007, le Comité économique et social européen en octobre 2008. Le Pnud (Programme des Nations Unies pour le développement) avait toutefois ouvert la voie dès 1990 avec son IDH, indicateur de développement humain, qui était explicitement proposé pour contrebalancer le PIB par habitant dans les jugements de progrès ou dans les classements des nations.

Des territoires s’y sont mis eux aussi, notamment des régions, dès la première moitié des années 2000. Si l’on se fonde sur des critères comme la manifestation d’un intérêt politique large, la mise en place de groupes de travail, la rédaction d’études et de préconisations en faveur de nouveaux indicateurs « au-delà du PIB », l’existence de délibérations officielles des exécutifs, la partie semble gagnée. Le mouvement s’est même accéléré au cours des dernières années, notamment depuis que Nicolas Sarkozy, avocat déclaré de la croissance, a installé en 2008 une commission internationale, présidée par Joseph Stiglitz, comprenant quatre prix Nobel, chargée de définir d’autres indicateurs de progrès et de critiquer les mésusages du PIB. Un rapport a été remis en septembre 2009, et il a eu de réelles incidences sur la production statistique publique.
 

Des mesures du bien-vivre existent
La partie est en fait loin d’être gagnée. Les nouveaux indicateurs ont progressé en légitimité, mais ne sont pas encore utilisés dans les politiques publiques, en raison notamment de la diversité des fonctions possibles qu’on peut leur assigner. Schématiquement, on peut utiliser des indicateurs pour l’alerte, la sensibilisation, l’éducation populaire sur de grands enjeux de société, du local au global. Les indicateurs composites de développement humain du Pnud, l’empreinte écologique, le taux de pauvreté, sont souvent utilisés à de telles fins. L’autre grande catégorie d’usages concerne la définition des objectifs de politiques publiques et le suivi des étapes. On citera les Objectifs du millénaire des Nations Unies, les objectifs de réduction de la pauvreté monétaire, de réduction des émissions de gaz à effet de serre ou de l’artificialisation des terres. On constate une forte progression du recours à des indicateurs de « finalités humaines, sociales et écologiques » dans les débats publics du premier type, notamment du côté des organisations de la société civile et d’un nombre croissant de collectivités locales. En revanche, leur présence reste encore marginale comme outils de définition et de suivi des objectifs des politiques publiques, avec toutefois des exceptions sur certains territoires.

 

Les collectivités pionnières
Cette affirmation mériterait à elle seule une enquête qui n’a, semble-t-il, pas encore été faite. Mais aucun pays au monde, à l’exception, un peu exotique, du Bhoutan, n’a pour l’instant remplacé les fétiches « PIB » et « croissance » par une ou plusieurs autres mesures du progrès ou du bien-vivre, institutionnalisées au plus haut niveau, avec des incidences constatables sur les priorités politiques. En situation de crise, c’est le PIB et sa croissance que l’on invoque toujours et partout. Et quand la crise semble passée, elle mène encore le bal. On croise les doigts, on en suit les moindres souffles, les chiffres du PIB tombent tous les trimestres, ceux des enquêtes de conjoncture économique tous les mois. Les rythmes sont bien différents pour les inégalités ou les manifestations multiples de la crise écologique. Les chiffres de la pauvreté d’une année  ne sont publiés que deux ans plus tard. Les indicateurs de l’Insee publiés en décembre 2012, sur la stratégie nationale de développement durable, fournissent des données jusqu’en 2010 sur les émissions de gaz effet de serre, jusqu’en 2009 pour la productivité matière, et jusqu’en 2007 seulement pour l’empreinte carbone par personne !

S’agissant des régions et autres collectivités locales qui se sont dotées de bons indicateurs sociaux, écologiques, de développement humain, d’Agendas 21, elles communiquent parfois sur ces thèmes, elles ne les négligent pas, mais… elles les utilisent rarement au cœur de leurs projets politiques et de leur évaluation a priori ou a posteriori. Quoique l’évolution soit plus rapide à cette échelle que sur le plan national.

En attendant une enquête sociologique qui pourrait le confirmer, il semble que de nombreux facteurs expliquent la prééminence du PIB et de la croissance dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques nationales. En particulier pour les plus importantes économie, budget et fiscalité, sociales au sens large, incluant la santé et l’éducation à côté de la Sécurité sociale.

La première explication est simple : la croissance de la valeur du PIB s’accompagne d’une croissance plus ou moins mécanique — toutes choses égales par ailleurs en termes de taux de prélèvements — des recettes publiques (impôts et cotisations sociales). Cela fournirait les seules vraies marges de manœuvre de l’action publique, sous l’angle de son financement. On nous répète que, sans la croissance du PIB, il n’y a pas de progrès possible des interventions publiques, pas de progrès social. Par exemple, tous les scénarios de financement des retraites d’ici 2050 ou 2060 reposent sur la croissance (ou les gains de productivité) pendant cinquante ans, la seule incertitude portant sur les taux de croissance, plus ou moins élevés, mais tous positifs. Il en va de même pour le remboursement de la dette publique. La pauvreté, les inégalités excessives ? On ne pourrait les combattre qu’avec la croissance, car il serait plus facile de mieux partager un « gâteau PIB » qui grossit. Et pour surmonter la crise écologique, un remède s’imposerait : la croissance verte. On doit à Laurence Parisot cette formule, que tous les constats statistiques démentent : « Un peu de croissance pollue, beaucoup de croissance dépollue ».

La seconde explication, ou justification, est sans doute la plus présente médiatiquement. Il n’y aurait pas de création nette d’emploi sans croissance du PIB, et même sans une croissance suffisamment forte. Une politique publique de lutte contre le chômage ne pourrait pas donner de résultats sans créer les conditions d’un PIB toujours plus gros, — dans la mesure où cet objectif est à sa portée. Il s’agit  probablement de la croyance économique la plus prégnante des dernières décennies, largement partagée par les principales formations politiques et les syndicats, même si des réserves commencent à apparaître. Toutes les croyances économiques qui fondent ces deux explications sont désormais démenties par les faits, comme l’ont montré plusieurs ouvrages récents.

 

Le poids du monde des affaires

La troisième explication réside dans des rapports de pouvoirs et d’influence économiques. La sacralisation du PIB dans les politiques publiques est liée à des intérêts puissants. Le monde des entreprises, le monde des affaires, les lobbies industriels et financiers, tous ont comme ligne de mire la poursuite d’une croissance vue comme une condition favorable à la réalisation de profits et de valeur pour l’actionnaire. Or on sait à quel point ces milieux économiques influent sur les orientations publiques. Enfin, la dernière explication est que le PIB est devenu une institution publique de premier plan, non pas au sens métaphorique ou idéel du terme, mais au sens matériel et organisationnel.

D’abord, parce que des instituts statistiques sont officiellement chargés depuis des décennies, en y consacrant d’énormes moyens, d’en assurer la production. Ensuite, parce que des réseaux politiques médiatiques et politiques organisés se chargent de le promouvoir et de l’utiliser. Dans la présentation annuelle des comptes de la nation au Parlement, par exemple. Enfin, parce qu’il est au cœur des intérêts et des croyances des économistes, et en particulier de ceux qui sont devenus à la fois les conseillers des princes et les invités réguliers des grands médias. « Nous devons viser 5 % de croissance », déclarait sans plaisanter Jacques Attali en 2007.
 

À quand une révolution des indicateurs ?

Sans négliger l’influence d’institutions nationales et internationales qui peuvent faire contrepoids, (en France le Cese ou le Conseil économique, social et environnemental), la prééminence du PIB semble bien établie. La dynamique des nouveaux indicateurs et l’exigence de les voir effectivement utilisés dans l’action publique sont d’abord portées par la société civile organisée et par un nombre croissant de collectivités locales, sans doute parce que ces dernières entretiennent des liens de proximité plus forts avec leur société civile, via leurs élus et leurs techniciens. Les associations et syndicats les plus avancés jouent en particulier un rôle de médiateurs entre la sphère de l’expertise sur les indicateurs et celle de la décision publique. Ils se heurtent pour l’instant à une inertie dont nous avons examiné les raisons, mais les choses bougent vite dans la crise actuelle, porteuse d’autant de dommages et de souffrances que de prises de conscience de la démesure du projet de croissance indéfinie du PIB. De même que la démocratie des indicateurs a beaucoup contribué à la diffusion d’indicateurs alternatifs plus légitimes, le moteur démocratique s’est mis en marche pour bousculer l’inertie de l’usage politique excessif du PIB. Ce dernier pourrait reprendre une place qu’il n’aurait jamais dû quitter : un indicateur de moyens économiques parmi d’autres, infiniment moins important que les indicateurs de finalités humaines, sociales et écologiques ou de biens communs à préserver dans la durée.