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L’univers carcéral hors la ville

Texte de Michaël FAURE

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Date : 01/10/2012

Texte écrit pour la revue M3
 

Le sociologue Michaël Faure analyse la corrélation entre espace urbain et ordre social. Partant du constat que les nouvelles prisons sont de plus en plus construites à l'écart des villes, il porte un regard critique sur l’efficacité de la prison à remplir un rôle de réhabilitation de la personne qui a purgé sa peine.

Les prisons sont des lieux étranges où se passent d’étranges choses. Michel Foucault les désignait comme des hétérotopies, c’est-à-dire des lieux hors lieu — négativement connotés, à l’inverse des utopies — au même titre que les hôpitaux psychiatriques, les centres de rétention, les zones d’attentes dans les aéroports, les lieux de garde à- vue dans les commissariats, les cimetières, les poubelles, etc. La plupart des lieux énumérés ici sont des lieux excentrés ou de relégation par rapport à la cité. À la notion d’hétérotopie se superpose celle d’hétérophobie qui selon le sociologue Albert Memmi correspond « à un refus agressif et à une dévalorisation
d’autrui ». Hétérophobie dont, comme le suffixe l’indique, le moteur est la peur. Ainsi on pourrait considérer qu’à une grammaire des lieux correspond une grammaire de la peur, qui se conjuguent avec des altérités disqualifiées.

Étranges prisons d’étrangers
Le mot « étrange » apparaît le premier, dès le XIIe siècle, et c’est sur l’adjectif que se formera le substantif étranger. L’étranger est celui qui est « hors de ». L’étymologie du terme extraneus a donné en français
« étrange » et « étranger » désignant l’extérieur. Les prisons d’un point de vue spatial et matériel sont étrangères à la société civile. Leur éloignement par rapport à la cité ou leurs hauts murs marquent la rupture entre le dedans et le dehors. L’enfermement carcéral vient sanctionner la déviance de quelqu’un qui s’est mis hors du groupe, de la norme, des valeurs dominantes, par un comportement considéré comme hors la loi, sur un plan juridique. Personnes « étranges », ou plus exactement considérées comme telles, les délinquants ou les criminels deviendront alors étrangers à la communauté. À partir de la révolution de 1789, la France inscrit la prison au centre de la pénalité comme mode de régulation et de gestion de la violence, de la criminalité et de la délinquance. Les prisons sont construites au centre des villes pour signifier l’exemplarité de la menace qu’elles représentent à celles ou ceux qui d’aventure se risqueraient à transgresser les lois. Les prisons incarnent la sanction, elles sont visibles de l’extérieur, même si l’on ne peut savoir ce qui se passe à l’intérieur. Ainsi parle-t- on de détenus de droit commun. Le droit que se donne une communauté de punir et de mettre à l’écart en son nom ceux qui ont contrevenu aux règles fixées par une société. Paradoxalement, la prison affiche dans le même temps une prétention rédemptrice et inclut dans ses intentions la réhabilitation de la personne qui aura purgé sa peine. Nous ne sommes plus dans le schéma des bagnes et de la relégation qui visait à éloigner le danger et la menace pour l’ordre public que représentaient les criminels ou délinquants. Il ne s’agit plus de les mettre à distance, hors de portée en termes géographiques mais de détenir provisoirement et de maintenir hors d’état de nuire. La logique du bannissement s’estompe progressivement sans que pour autant ne disparaisse celle du bouc émissaire qui s’actualise sous d’autres formes. Les conditions d’enfermement, le traitement des détenus marquent cette différence entre les droits des personnes sanctionnées et ceux des personnes en liberté. Cette exclusion du « détenu-étranger » passe par le fait de le mettre en commun avec d’autres, « ses semblables », qui ont été étrangers à la loi. On rassemble donc des individus sur un même territoire comme s’il s’agissait d’une microsociété. Ainsi, on engendre une catégorisation de des personnes qui ne sont pas comme les autres que l’on regroupe ensemble. On en fait un groupe à part. Ils ont un dénominateur commun et sont de facto censés avoir une identité collective assignée à la prison. On efface de la sorte l’individualité de la personne détenue pour la réduire à un groupe auquel elle est assimilée. On ne parle plus alors des détenus au pluriel, encore moins des personnes détenues mais du détenu,   le détenu ».

Un regard croisé sur la banlieue et la prison
La banlieue est souvent considérée comme un territoire autre, radicalement autre, de l’espace centre-ville, un territoire étranger ou inconnu. Les deux espaces sont contigus, se côtoient, mais ne se connaissent pas l’un et l’autre. C’est d’ailleurs la distance sociale qui les sépare plus que la distance géographique. La banlieue est un lieu au ban et la prison est le lieu du bannissement. Le lien n’est pas simplement étymologique et sémantique, il est observable dans les faits. Les nouvelles prisons sont depuis plusieurs décennies construites à l’écart de la cité, insularisées. L’ordre symbolique de l’espace urbain légitime l’ordre social et réciproquement. N’est-il pas alors fallacieux de faire comme si les prisons concernaient de la même manière tous les êtres sociaux, quels que soient leur origine sociale et leur lieu de résidence ? En effet, de nombreuses personnes détenues sont originaires de la périphérie ou des « quartiers défavorisés ». Originaires des banlieues – lieux regroupant des personnes mises hors de certains lieux, du centre-ville notamment — elles se retrouvent dans l’espace carcéral comme dans le prolongement de l’espace banlieue dans lequel elles évoluent. Ainsi, on retrouve une proximité du langage, des normes et des valeurs dominantes relatives à la banlieue et de celles relatives à la prison. La banlieue marque une rupture dans la cité, elle témoigne d’une discontinuité dans une communauté urbaine. La prison s’inscrit dans le prolongement de cette rupture et la renforce, dans un continuum d’exclusion et de stigmatisation. Sur le plan symbolique, le va-et-vient entre la banlieue et la prison, s’opère dans une certaine continuité. La prison est intégrée dans le parcours de vie des personnes vivant en banlieue dans un continuum de risques. Que celles-ci l’aient vécue personnellement ou par l’intermédiaire de leurs proches.

Des espaces sociaux voisins
La prison est donc intériorisée comme un passage prévisible et « apprivoisé » par ces personnes. L’incarcération ne donne pas lieu à une prise de conscience de la personne sanctionnée qui assume voire affirme son délit et y donne un sens propre. La personne ne se sent pas concernée par la notion de réamendement et ne peut croire à l’idée que cette peine participe à une réparation du délit ou qu’une partie de cette peine concerne la réinsertion. La rupture dudit « contrat social » n’est pas perçue comme telle. Le détenu était auparavant dans un espace social à part, autre, en marge, il le reste en prison, même si cet espace se concentre, se réduit, il est dans le prolongement de l’exclusion inhérente à la banlieue. À partir de là, se défait le discours considérant que la prison intervient comme moyen efficace de faire respecter la loi ou les limites à ne pas transgresser et que l’un de ses rôles est de réinscrire l’individu dans l’espace social. En fait, tout dépend d’où l’on considère l’espace social. Selon un point de vue/ vie, il sera présenté et représenté comme unique, un et un seul espace social pour tous renvoyant à un contrat social pour tous. Selon un autre point de vue, la prison est un passage d’un espace social hors norme, en dehors, en marge, la banlieue, à un autre espace social auquel on peut appliquer les mêmes qualificatifs que le premier, mais qui aura un caractère accentué sur le plan des contraintes qu’il représente. La vision totalisante d’un espace social homogène est porteuse de confusion et masque l’influence des inégalités sociales dans le risque d’incarcération. Si l’on reconnaît des espaces sociaux dans une pluralité, la perception et l’appréciation de l’objet est différente. Une personne quitte sous contrainte l’espace social auquel elle appartient pour être détenue dans un autre espace social plus réduit et réducteur d’identité. À sa sortie, elle réintègre son espace social originel et non l’espace social dans son ensemble.

Le sens de la sanction carcérale désamorcé
Le discours qui vise à considérer comme l’un des projets de la prison « la réinscription dans un espace social unique » ne pourra être pris au sérieux par les détenus. Le passage de l’intérieur à l’extérieur ne sera pas inscrit dans cette démarche, pas plus que le passage de l’extérieur vers l’intérieur n’est considéré par le détenu comme une sanction visant à la réparation du délit à travers la peine d’enfermement. La réinsertion est une notion qui n’est pas crédible pour les détenus. Pour eux, cela supposerait qu’ils soient « désinsérés », donc éventuellement à réinsérer. En pratique, ils sont tout à fait insérés dans l’espace social où ils évoluent et ne se considèrent pas à réinsérer en passant par la prison. Si une personne est exclue de manière structurelle, par le fait qu’elle soit originaire d’une banlieue, ceci ne signifie pas qu’elle n’est pas insérée dans l’espace de vie et de socialisation que représente cette banlieue ou ce quartier. Et ce n’est pas non plus le fait de commettre un délit qui désinsère une personne. Quelquefois le délit même est un mode de vie inséré dans cet espace social. Le plus souvent, des détenus originaires des mêmes quartiers se retrouvent en prison et la grande majorité partage cette « identité banlieue ». La personne détenue n’est pas en territoire étranger, elle passe d’une périphérie sociale à une autre dans une certaine continuité. Cette appréhension basée sur des comparaisons entre le dedans et certains types de dehors implique d’autres perceptions de ce qu’est la prison par rapport à l’extérieur, du sens qu’elle revêt pour ceux qui la subissent et l’intègrent dans leur parcours de vie. L’approche démographique est ici à recouper avec une approche en termes d’origine et de géographie sociales. La prison est à appréhender en rapport avec la banlieue et réciproquement pour percevoir les liens et les va-et-vient qui existent entre les deux sur le plan social et culturel, et en tirer les conséquences.